" Azrack "
heartillyline
L'air est doux en ces lieux, chargé d'odeurs métissées charriées par les vents. Une large allée d'arbre borde le chemin de terre qui mène aux écuries. La chaleur est intense en cet après-midi d'été et les poneys sont au pré. Ils se sont regroupés à l'ombre des pins qui longent la clôture sud, laissant à l'écart une jument noire sur le point de mettre bas. Le soleil glissait lentement derrière l'horizon, quand un hennissement suraigu troubla brusquement la mélopée des cigales. Celles-ci se turent un instant, effarouchées. Il y eut un temps de silence, puis leur chant redoubla plus fort que jamais, pour saluer ma naissance. Un petit poulain à la robe gris pommelé. Ma conscience s'éveilla dès lors que je me dressai sur mes quatre pattes, humant l'air avec une avidité gourmande, je me dirigeai instinctivement vers les mamelles de ma mère.
Une fois que j'eus pris ma première tétée, je me sentis rassasié et me mis à gambader au côté de ma mère. Observant de tous côtés, je m'imprégnai de la nature environnante. Les propriétaires du centre équestre où j'étais né me prénommèrent Azrack. Ils me laissèrent en liberté auprès de mes semblables durant mon enfance, jusqu'à ce que j'atteigne l'âge d'être débourré… Quand je fus prêt, je rejoignis l'escouade du centre équestre et commença alors ma vie de poney de club. Vu ma taille, 1m40, on me mettait toujours des enfants ou des adolescents sur le dos. Mais, étant donné que j'étais doué en saut, en cross et en trec, j'avais rarement à faire à des débutants. Cela me facilitait la vie, mais il fallait bien reconnaître que certains étaient plus doués que d'autres, et surtout plus doux. Au fil des années je m'étais assez bien adapté à ce style de vie et puis ce n'est pas comme si on m'avait laissé le choix ! Un à deux cours par jour, six jours sur sept ; le dimanche au pré, quelques concours. Cependant je ne m'attachais à aucun des gamins qui me montaient, et à vrai dire, eux non plus. Ils étaient attentionnés le temps de la leçon puis, quand l'heure venait, ils filaient retrouver leurs copains, me laissant seul dans mon box. Mais je ne leur en voulais pas, car j'avais bien compris que les humains étaient de nature volage. Ce qu'ils veulent c'est apprendre à monter à cheval, comme les cowboys ou les indiens, avec n'importe quel canasson, et lorsqu'ils ont un chouchou c'est seulement celui qui est le plus coopératif.
Un jour, alors qu'un jeune garçon me ramenait à mon écurie, j'aperçus une petite fille qui caressait les poneys dans un box non loin du mien. Le mouvement de ma tête dû attirer son attention car elle se tourna vers moi et nos regards se croisèrent. Elle s'avança à ma rencontre, le regard émerveillé et demanda au garçon si elle pouvait me toucher. Celui-ci acquiesça timidement. Puis elle posa ses yeux sur moi, attendant mon approbation. Je levais la tête pour l'accueillir et elle enroula ses petits bras autour de mon encolure. Ses mains glissaient avec douceur sur mon chanfrein et ses doigts venaient s'emmêler dans mes crins. Le garçonnet commençait à s'impatienter, il voulait retrouver ses copains, ce qui écourta notre étreinte. Elle se recula pour qu'il puisse m'enlever mon licol, puis il ferma la porte du box et s'en alla au petit trot. La fillette continuait à me regarder avec un sourire qui lui mangeait le visage. Quand sa mère arriva, elle nous présenta et j'eus droit à de nouvelles caresses. Waouh ça faisait longtemps qu'on ne m'avait pas autant câliné ! Elle lui demanda d'une jolie voix si elle pourrait s'inscrire ici, sa mère lui sourit et l'entraina vers le bureau des propriétaires.
Etant novice, elle ne pouvait pas encore me monter, mais toutes les semaines quand elle venait pour sa leçon, elle m'amenait des friandises et me faisait des câlins. De mon côté je l'observais durant ses cours dans le manège qui se trouvait en face de mon box. Malgré son enjouement elle ne parlait pas beaucoup et les autres enfants ne venaient pas vers elle. Pourtant je voyais son regard envieux se poser sur ses camarades en train de rire. Ce n'était pas l'envie qui lui manquait, quoi alors ? Je la comprendrais mieux le jour où elle montera sur mon dos. Et ce jour arriva enfin. Assis en rond dans l'herbe devant le manège, la monitrice à la tresse termina sa leçon théorique sur l'anatomie équine et donna le nom d'un poney à chaque enfant afin qu'il aille le préparer pour le cours pratique. Quand elle entendit nos deux noms ensemble : « Caroline Azrack », elle se leva d'un bond et me regarda, un sourire lumineux sur ses lèvres. J'avais compris et lui lança un hennissement enthousiaste. Elle partit en trombe en direction de la sellerie et revint avec mon licol. J'eus droit à un pansage méticuleux, puis elle me passa le filet, fixa ma selle et nous nous rendîmes à la carrière. La monitrice à la tresse leur ordonna de se mettre en selle et de faire marcher leur poney. Elle me passa les rênes par-dessus l'encolure, mit le pied à l'étrier et grimpa d'un bond souple et léger sur mon dos. Comme je l'imaginais notre symbiose était parfaite. Nous nous étions longtemps attendus, longtemps cherchés. Et maintenant que nous étions réunis, nous ne voulions plus nous quitter. A chaque fois qu'elle descendait de mon dos, c'était comme si on me coupait un membre, je recherchais son contact et elle le mien. A chaque cours à nous étions ensemble, je sentais sa joie glisser à travers tous mes pores. Je lui renvoyais la mienne en écho. Elle souriait sans arrêt, me caressait, me complimentait, sans jamais se plaindre de mes « mauvaises habitudes ». En l'occurrence le fait que j'étais assez imprévisible et farceur, mais le plus ennuyeux restait ma tendance à péter… Les gamins adorent plaisanter sur ce genre de chose, et cela ne m'affecte guère. Cependant ils en profitaient pour se moquer de ma petite sourire. Dans ces moments-là, j'avais une irrésistible envie de venir me délester devant leur nez. Mais, sentant que les moqueries ne l'atteignaient pas, je laissais couler. Pendant les moments libre du cours, je m'arrangeais toujours pour marcher à côté de poney montait par des enfants gentils et parfois aussi timides qu'elle, et petit à petit elle s'efforça de leur parler. A force d'insister, je parvins à lui ôter cette appréhension maladive qui l'empêchait d'aller vers les autres enfants. Elle devint moins empotée dans ses relations humaines. Mais il lui arrivait encore de l'être sur mon dos. Des fois elle perdait l'équilibre au beau milieu d'une descente ou d'un saut et je devais jouer de la croupe ou de l'encolure pour lui éviter une chute malencontreuse. Comme cette fois où nous étions partis balader aux abords de la Sainte Victoire. L'automne avait paré la forêt de ses atours cuivre et or, le soleil se tenait haut dans le ciel et le vent du nord soufflait doucement entre les branches des pins et des chênes. Notre petit groupe avançait d'un bon pas à travers les sentiers étriqués, cernés d'arbustes caducs presque nus. Ma petite cavalière cueillait les dernières mûres de la saison et les mangeait goulûment. Nous arrivâmes sur un terrain défoncé, fait de bosses et de creux, parfait pour faire du cross ! On se plaça à la queue leu leu et chacun à notre tour on s'élançait. Ma petite sourire piaffait d'impatience. Lorsque ce fut à nous de jouer aux montagnes russes, je partis au grand trot vers la première bosse et l'escalada en trois foulées à peine, descendit, monta la suivante, plus hautes de deux foulées. Dans la descente je glissai légèrement et piquai un galop pour me rattraper. Je la sentis partir en avant et redressa immédiatement mon encolure. Elle se rétablit et je l'entendis prendre une grande bouffée d'air. Je sentais l'adrénaline se propager en elle, m'atteindre et m'envahir à son tour. Je m'arrêtai brusquement face à la prochaine bosse, puis repartis brusquement au grand galop. Ses éclats de rire m'exhortaient à continuer. Nous refîmes le parcours trois fois d'affilé, avides de cette sensation de liberté. Quand nous rejoignîmes afin ses nouvelles copines, elles la félicitèrent d'avoir aussi bien contrôlé sa monture, moi en l'occurrence… Je rigolais intérieurement. Puis, une bouffée de tendresse m'envahit lorsque j'entendis sa réponse « Je n'ai rien fait à part me cramponner » dit-elle en me grattant doucement le garrot. Je tournais ma tête vers elle et elle se pencha pour me caresser le bout du nez. Elle ne se rendait pas compte que ce n'était pas seulement moi ou seulement elle, mais nous deux, ensemble.
Un matin où j'étais au pré, je l'aperçus accompagnée de deux fillettes avec qui je l'avais aidé à copiner. Apparemment c'était une journée de travail à pied et elle venait me chercher. Comme si ELLE avait besoin d'assistance pour m'attraper. Pour la peine je décidais de l'embêter un peu ! Alors qu'elles approchaient, confiantes, je partis au galop. Et hop, et hop ! Je commençais à me prendre à leur jeu. Elles tentaient d'établir une stratégie pour m'attraper mais je leur faisais faux bond à chaque essai. Fringuant comme un poulain, je ruais et faisais des sauts de mouton en tous sens. Elles ronchonnaient mais riaient de plus belle à chaque tentative loupée. J'allais obtempérer quand je croisai le regard de ma petite sourire. Ses yeux me disaient de continuer. Vaille que vaille, j'avais de l'énergie à revendre et j'adorais jouer à attrape-moi si tu peux ! Au bout d'un bon quart d'heure les petites s'écroulèrent dans l'herbe à bout de souffle, riant au travers de leur mèches folles. Je m'approchai et me penchai au-dessus d'elle pour lui souffler doucement dessus, émettant ce petit bruit qu'elle aimait tant. Elle tendit ses mains vers moi et caressa ma tête, reconnaissante. Toutes les trois étaient devenues des comparses inséparables. En fait, il lui suffisait d'un coup de pouce pour s'ouvrir aux autres. Et je suis heureux d'avoir joué ce rôle, surtout que cela n'a pas affecté notre complicité.
Les écharpes brumeuses de l'aube s'effilochaient à mesure que le vent se renforçait, dévoilant au loin, les parois blanches et immaculées de la Sainte Victoire. Dans le van qui me ramenait au poney-club, j'observais le paysage qui se déroulait devant mes yeux. Des villages plantés sur des collines, des champs de blé et de tournesols qui irradient dans la lumière matinale, une petite forêt au cœur de laquelle on aperçoit un vieux château. A l'approche du péage, ma petite prépara la monnaie pour la monitrice. L'excitation et l'impatience monta précipitamment en elle. Ses joues rosirent et ses yeux, grands ouverts, pétillaient d'une joie intense. Elle savait que nous étions presque arrivés. Ce paysage où les couleurs primaires triomphent sur toutes les autres. Le jaune vif et chaleureux du soleil ; le bleu intense du ciel traversé par le mistral ; et le rouge éclatant des terres gorgées de minéraux de fer.
Malgré l'heure matinale, la chaleur devint rapidement insupportable dans l'habitacle de la voiture, les obligeant à entrouvrir les vitres. Une brise tiède et salutaire s'engouffra par les interstices, faisant voler leurs chevelures en tous sens. Ma petite fille s'empressa d'attacher ses cheveux châtains en queue de cheval, quitta ses baskets et enfila rapidement ses boots. Dès que le moteur fut coupé, elle enleva sa ceinture et bondit hors de la voiture. Elle me sortit du van et m'emmena au pré. Avant de me lâcher, elle me brossa, me massa et me fit marcher pour me délasser. Notre weekend en concours avait été génial mais la route m'avait épuisé, j'avais donc droit à un jour de repos. C'est pourquoi aujourd'hui, elle allait monter un autre cheval. Je broutais paisiblement dans mon pré, savourant ma journée de liberté en regardant mes congénères sauter des barres dans la carrière. Ma petite était sur le dos d'une ponette baie qui avait durant un temps partager mon box, elle était douce mais avait tendance à s'affoler pour un rien. Tout à coup je sentis un frisson désagréable me remonter l'encolure. Il y eut un cri bref et le bruit sourd de quelque chose qui tombe à terre, roule dans le sable et s'immobilise. Je relevais brusquement la tête et vit ma petite au sol, le corps tordu. Hennissant, piaffant, je l'appelais. La monitrice courut vers elle et l'aida à se relever, puis à se remettre en selle. Elle semblait très secouée. Si j'avais pu l'atteindre, j'aurais mordu cette satanée ponette ! C'est fragile un humain ! Après le cours elle vint me voir. Se glissant au travers de la clôture, elle s'agrippa à mon encolure et me serra fort contre elle. En retour j'appuyais ma tête contre son dos afin de l'apaiser, de la rassurer. Lorsqu'elle me lâcha, elle sourit et me donna une gâterie.
A mesure que les semaines s'écoulaient, je sentais ses articulations et ses muscles se raidir, ses amplitudes diminuer. Une douleur sourde irradiait autour de sa hanche gauche, je la ressentais s'insinuer et se propager dans son corps, sournoisement. Elle tenta d'éradiquer la douleur, de la rejeter au loin, de la maitriser. En dépit de sa force de caractère et de sa passion pour l'équitation, elle ne pouvait y parvenir. Quelque chose d'infime mais essentiel se désagrégeait en elle. Je le percevais sans pouvoir l'alerter. J'essayais d'adapter mes allures, de les rendre les plus souples et les fluides possibles pour atténuer ses douleurs mais, du jour au lendemain elle ne vint plus. Le temps s'écoula lentement, péniblement.
Huit mois plus tard, j'eus une visite de la mère de ma petite sourire. Son visage était marqué par la fatigue et l'inquiétude. Elle me regarda bien de face et me parla de sa fille, sa perte d'autonomie, ses chirurgies qu'elle avait dû supporter, pour tenter de restaurer le cartilage de sa hanche qui s'effritait suite au traumatisme qu'elle avait subi lors de sa chute. Du fait qu'elle avait changé. Elle était devenue détachée, solitaire, craintive, des fois même agressive. Elle me raconta qu'elle était placée dans un centre de rééducation où il pratiquait l'équithérapie, mais qu'elle était terrifiée à l'idée de remonter à cheval. Elle avait perdu sa confiance en elle et s'en sentait incapable. Pourtant, elle aimait toujours autant les chevaux. D'ailleurs elle passait tout son temps libre à lire des magazines sur les chevaux et à les dessiner. Puis elle me dit « je pense que tu lui manques, et toi ? » Quelle question absurde ! Evidemment qu'elle me manquait ! Je secouais vivement la tête de haut en bas pour lui exprimer ma pensée et elle sembla comprendre ma réponse. Notre échange fut coupé par les propriétaires du club qui interpelèrent la maman de ma petite. Elle me fit une caresse sur le chanfrein et alla à leur rencontre. Ils passèrent un long moment à piétiner sur place. Leur discussion semblait houleuse mais ils parurent trouver un terrain d'entente. Quand ils se séparèrent, elle m'adressa un sourire soulagé et retourna à sa voiture. A peine deux jours plus tard, elle revint pour m'emmener avec elle. Mon vœu allait être exaucé, j'allais retrouver ma petite sourire. Une fois arrivés au centre de rééducation, on me fit descendre du van et on m'amena dans un pré gigantesque qui longeait le flan ouest du bâtiment principal. Impatient, je me mis à sa recherche. Humant l'air, je percevais d'innombrables odeurs, certaines m'étaient connues, d'autres au contraire m'étaient totalement nouvelles. Il était difficile de faire le tri parmi tous ces effluves pourtant, un parfum léger aux notes sucrées attira mon attention. Tendant l'encolure et retroussant ma lèvre supérieure, je pris une bruyante inspiration. Ce parfum, chargé de sens par les souvenirs qu'il m'évoquait, ne pouvait être que le sien. Je poussais un long hennissement et parti au galop en direction de son origine. Arrivant devant le bâtiment, je passais ma tête par la fenêtre et la vit, assise au bord de son lit. Ses yeux ébahis clignaient comme si elle n'avait pas vu la lumière depuis une éternité. Sans même prendre le temps d'attraper ses béquilles, elle se leva et sauta à cloche pied jusqu'à moi. Les bras tendus, les larmes aux yeux, elle se pendit à mon encolure comme si j'étais tout ce qu'elle désirait au monde.
Nous passâmes six mois dans ce centre de rééducation. Il y eut des moments difficiles, où ses douleurs se réveillaient subitement, la rendant agressive envers les gens, même ses proches. Ces crises de colère, une fois passées, la rendaient malheureuse. Elle s'en voulait de ne pas parvenir à se maitriser. Dans ces moments-là, je venais la chercher et l'incitais à monter sur mon dos, où elle s'allongeait tête sur ma croupe, le visage tourné vers le ciel. Je marchais lentement, m'arrêtais pour attraper une touffe d'herbe et reprenais d'un pas lent et souple jusqu'à ce que je sente tous les muscles de son corps se décontracter. Il y eut des moments de bonheur où ses progrès se faisaient de plus en plus visibles, où ses muscles se renforçaient, lui permettant de mettre plus de poids sur sa jambe abimée. Des fois je sentais son tendre regard posé sur moi, je l'apercevais accoudée à la fenêtre de sa chambre, elle me souriait. Ce sourire qui fut perdu un temps ; factice ensuite, se voulant juste rassurant, finit par regagner enfin ses yeux. Je la vis quitter une béquille après l'autre, jusqu'à ce qu'elle parvienne à remarcher sans aide, simplement sur ses deux jambes. Tout cela nous le partageâmes ensemble, ainsi que ce qui suivit. Ma vie entière auprès d'elle. J'étais là pour elle. Elle était là pour moi. Un lien indéfectible, chargé d'amour, de confiance et de reconnaissance.
Cette expérience lui donna l'envie d'aider les autres de la même manière. C'est ainsi qu'après des années d'étude, elle devint à son tour équithérapeute. Comme quoi un seul être peut influencer sur le chemin que nous choisissons d'arpenter toute une vie.