Tête de pioche
titechosefragile
Il faisait beau ce matin. Un tendre soleil de mai pointait par-delà les marronniers, c'était un jour de semaine, donc je serai assez tranquille, côté visite des enfants. Ah, vous savez comme ils sont, les gosses ! Ils se ruent vers vous comme s'ils n'avaient jamais vu un poney de leur vie, vous tapotent le ventre, les filles veulent vous coiffer la crinière, ça gesticule... Non, non, moi, je ne suis pas fâché de couler une retraite paisible après des années à me faire monter bien gentiment trois à cinq fois par jour, tous les jours.
Tiens, les pissenlits repoussent dans le coin du pré, aux pieds du bosquet. Les pissenlits, c'est mon péché mignon. Ca n'a pas forcément beaucoup de goût, mais les courts pétales me restent collés aux dents des heures après, j'ai l'impression d'en manger toute la matinée ! Et oui, c'est qu'à nos âges, il ne nous faut plus grand chose pour nous amuser. Je continue mon tour de pré, à la recherche d'une nouvelle plante à brouter, ou d'une bestiole à terroriser. Ca aussi, ça me fait bien rire. Repérer un écureuil posé sur les racines d'un chêne, ou une corneille qui picore tranquillement, et trotter de ma démarche lourde dans leur direction. Simplement trotter, c'est suffisant pour qu'ils se mettent en alerte et me fixent quelques secondes d'un air bétâ avant de savoir s'ils doivent déguerpir ou pas.
Pas de petites victimes à martyriser ce matin. Je sens que je vais m'ennuyer. Tant que les vrais beaux jours ne seront pas installés, je resterai seul sur mon coin d'herbe. Il paraît que je suis un vieux boudeur, aux côté duquel les jeunes poulains et autres poneys ne trouvent pas de réconfort... Quand ils savoureront le plaisir de ne plus se faire arracher la bouche par un mors cruellement tiré par des mains enfantines inexpérimentés, ils comprendront peut-être qu'on apprécie la solitude et la tranquilité. Non mais c'est vrai quoi, j'ai donné. Pendant près de quinze ans j'ai piétinié inlassablement le sable de la même carrière, transbahutant sur mon dos des centaines, des milliers de popotins. Au début j'étais gentil. Les enfants, tout ça, on veut toujours croire au début que ça ne va nous apporter que du bonheur. Puis comme j'étais doux on me collait toujours les petits trouillards ou les débutants sur le dos. Ceux qui se mettent à pleurer dès que je trottine pour rattraper la file des autres poneys, ceux qui vous dévissent le cou en tirant les rênes dans tous les sens, ceux-là aussi qui vous disent que vous êtes méchant parce que vous avez eu le malheur de vous soulager la vessie en pleine promenade et que du coup tout le groupe s'est moqué de votre cavalier.
Alors forcément, à la longue, j'ai été de moins en moins patient, de moins en moins câlin. Même pour une pomme je ne traversais plus mon champ pour me faire caresser par ceux qui tentaient de m'appâter. Alors on a fini par de moins en moins de monter, on a cru que c'était les douleurs liées à l'âge qui me rendaient irrascible... Tu parles, je me porte comme un charme ! Et puis j'ai mon copain Bonhomme, un Shetland gris comme moi, qu'on me colle comme partenaire de pré de temps en temps. C'est un jeunot, alors il se fait monter encore tous les jours, mais souvent on me le "confie". On s'aime bien. Même si tout le monde m'appelle "Tête de pioche", j'ai quand même quelques copains. Et puis je me dit que le jour où je mourrai, j'éviterai de provoquer des pleurs. Un vieux casse-pieds qui s'en va, ça n'émeut personne. Quand la vieille Honfleur est passée de vie à trépas il y a six mois, les gamines du club ont été inconsolables. Il y avait des petits dessins avec des petits coeurs partout dans le box de feu la jument. Et pendant des semaines les petits cavaliers ne voulaient plus monter que des poneys alezan pour se donner l'impression qu'ils avaient encore la vieille auprès d'elle. Je me souviens que les copains devenus très prisés ont failli en perdre leur léngendaire bon caractère. Surtout Colorado, le pauvre, c'est un "bébé", il n'a que cinq ans ! Voir des fillettes se donner des claques devant lui pour être celle qui le monterait, ça lui avait retourné la tête pendant quelques temps !
Moi au moins, quand le vétérinaire me fera ma dernière piqûre, je ne causerai pas de souci à Bonhomme !
Le soleil est passé par-dessus les marronniers maintenant, il illumine parfaitement l'allée qui mène à mon pré. Ce qui m'a permis de très vite repérer les trois ombres qui s'approchaient. Je pensais qu'elles allaient s'arrêter devant les champs précédents, où se trouvent les grands, les chevaux, qu'on viendrait chercher pour des séances de monte. Mais non. En fait, je crois que ces trois ombres sont en train de courir derrière une quatrième. Plus petite. Et qui vient de se poster devant mon entrée, les deux mains sur le fil de fer qui entoure mon chez-moi.
- Gauthier ! souffla une jeune femme qui venait de tomber accroupie à côté du gamin. Il ne faut pas courir autour des prés !
- Oui, c'est dangereux, ajouta Lucie.
Lucie, c'est l'antiquité du club. Je l'ai toujours connue. On me dirait que ça fait des siècles qu'elle donne les cours de monte pour les débutants que ça ne m'étonnerait pas. Elle connaît le moindre d'entre nous jusqu'au creux des sabots et n'a jamais manqué une leçon. Je l'aime bien, mais je crois que ce n'est pas réellement réciproque. Lucie aime les enfants et les chevaux, les vrais, pas les rase-mottes dans mon genre. Mais pour être avec des gosses, elle n'avait pas d'autres choix que nous fréquenter, nous les équidés nains.
En tout cas, je n'avais aucune envie de me rapprocher du bord de l'enclos. Le fameux Gauthier semblait me fixer. Il n'est pas sensé être à l'école celui-là ? Comme si on avait lu dans mes pensées, le type se mit à parler à Lucie. La mère se tenait toujours accroupie près de Gauthier.
- C'est gentil de nous avoir laissé entrer. Gauthier était tellement déçu d'avoir raté la sortie au centre équestre avec l'institut médico-éducatif. On enterrait sa grand-mère ce jour-là...
- Navrée de l'apprendre... Mais il n'y a pas de problème, ça me fait plaisir. Tous les enfants doivent avoir la même chance de découvrir les poneys. Je me rappelle que les autres enfants de sa classe étaient très heureux d'être là. Même le petit Antoine, qui est autiste c'est ça ? Même Antoine donc semblait être à l'aise.
- Oui, ce n'est pas toujours évident pour Gauthier d'accepter de voir et rencontrer d'autres choses, d'autres personnes alors là, comme il piquait des colères en hurlant "val ! val !" pour "cheval", on s'est dit qu'on n'allait pas l'emmener à l'I.M.E. aujourd'hui.
- Certes, concéda Lucie, mais là il n'a pas choisi le poney le plus coopératif pour entrer en contact. Pelote est une vraie tête de pioche.
Comment ça ? Non mais, elle m'insulte là ! Je suis venu me plaindre quand on oubliait de me brosser à la fin d'une journée et que pendant toute la nuit mon dos me grattait ? Qui c'est qui a gentiment participé à toutes les journées portes ouvertes du club et qui tournait en rond dans la cour, des bébés sur le dos, décoré comme un sapin de Noël par les gosses du club qui m'avaient mis des fleurs en crêpon partout dans les crins ? Je suis pas sûr de t'en avoir fait baver, alors que l'inverse est facile à démontrer ! Oh et puis tiens, rien que pour te faire rager, je vais m'empresser d'accourir vers vous !
D'un trot presque léger, je m'approche du quatuor. Lucie me regarde comme si elle avait compris que je me payais sa tête. Le père restait impassible. La mère n'arrêtait pas de dire au petit de me regarder et que j'étais beau. Et là j'ai vu Gauthier.
Gauthier n'était effectivement pas un petit garçon comme les autres. Il avait le visage très rond, le cou large. Ses cheveux poussaient droits comme des "i" sur son crâne en forme de bille. Ses parents n'étaient pas typés, et pourtant Gauthier avait les yeux bridés, très noirs. Sa bouche bloquée en "o" laissait apparaître une petite langue rose. Je le regardais, il me regardait. Je ne veux pas être méchant, mais je crois que mère Nature a fait que toute sa vie Gauthier serait différent, peut-être même mis à l'écart, moqué.
Oui, je l'avoue, si Gauthier n'avait pas été différent, je ne me serais jamais approché de lui. Pourtant je viens de faire quelques pas de plus, et on se fait face désormais. Sous l'effet de la surprise, ses yeux se sont arrondis. Il me regarde avec un air pas très malin, mais je crois surtout que je l'impressionne, vu que sa mère fait la même tête. Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés à nous observer comme ça. Coincée dans un imperméable rouge, Gauthier avait presque l'air d'un petit clown. Sa bouille bouffie et sa langue à moitié sortie me donnaient maintenant envie de pouffer.
Le pauvre gosse a tremblé de tout son corps quand j'ai émis un petit souffle en direction de son visage. Il m'a fixé, interdit... Avant d'exploser de rire. Le rire de Gauthier ressemblait aux hennissement des autres poneys. Dans notre langue, on aurait cru qu'il me disait "j'ai soif", ou un truc comme ça. Mais comme il doit être novice dans notre dialecte, je ne lui en voudrais pas se confondre nos expressions les plus basiques. Les yeux fermés, ses petits bras s'agitaient dans tous les sens, et j'entendais Lucie lui dire de se calmer sinon j'allais le mordre. Idiote, va. Je n'ai jamais mordu un enfant. Des adultes, oui, et tu as fait partie de mes victimes, mais tu m'avais fait mal. Lui, il ne me fait pas mal, il me fait rire ! Si je pouvais rire, honnêtement, je le ferais avec Gauthier, en gesticulant dans tous les sens. Mais tout ce que je peux faire, c'est secouer la tête de haut en bas en agitant la queue. Le rire de Gauthier n'est fut que plus éclatant encore. Je ne sais pas de quoi nous devions avoir l'air tous les deux, à gesticuler, souffler, piétinier, nous tortiller l'un en face de l'autre, mais je vais vous le dire franchement : si je passe pour un crétin, tant pis. Le petit bout de chair rose qui se tient devant moi vaut tous les écureuils terrorisés du monde !
Je me suis approché jusqu'à être à quelques centimètres de lui. Il est vraiment tout petit, le Gauthier. Il doit avoir trois ans. Allez, peut-être quatre. Lucie n'ose plus rien dire, je crois qu'elle ne me reconnaît plus. Le père s'est enfin agenouillé à côté de son fils, et la mère tend la main vers moi en murmurant :
- Tu veux le caresser ? Il a l'air gentil. Comment s'appelle-t-il ?
- Pelote. Parce qu'il est né avec les poils incroyablement longs pour un nouveau-né, et la crinière en bataille. Alors plutôt que "Boule de poils" on l'a appelé Pelote.
- C'est rigolo comme nom, hein Gauthier ? souffla le père. Tu veux le toucher ?
Gauthier recommence à me fixer, la langue toujours à moitié dehors. Allez, touche-moi petit père. Tu me plais bien.
Gauthier ne m'a pas touché. D'habitude, devant un poney qu'ils découvrent pour la première fois, les enfants tendent timidement une main, puis arrivés à un centimètre du museau ils cachent promptement leur main dans leur dos en se tortilant comme des vers et en disant : "Naaaaaaaan j'ai peur". Le tou avec un grand sourire aux lèvres. Ou alors ils sont littéralement en pleurs, réellement terrifiés, et s'engagent un bras de fer avec l'adulte présent, qui veut absolument que le gosse touche le poney pour faire une belle photo, ce qui a en général pour conséquence de dégoûter l'enfant de la vue des équidés pendant un certain temps.
Mais comme je vous l'ai déjà dit, Gauthier n'est pas comme les autres enfants. Gauthier, lui, d'un mouvement de bras, s'est défait de l'étreinte de sa mère qui, accroupie, n'a pas pu se redresser à temps pour le retenir. Gauthier est passé sous le fil de fer en un éclair, et s'est retrouvé de mon côté. En une fraction de seconde, il avait fait de ma forteresses un moulin où se sentait libre d'aller et venir. Et Gauthier a entouré mon museau avec ses petits bras. J'ai senti ses mains se nouer sous mon menton, pendant que le sien venait s'écraser entre mes deux naseaux. Tournant lentement la tête de la gauche vers la droite, puis de la droite vers la gauche, il frottait allègrement son menton, son nez et sa bouche sur mon petit carré de peau rose et doux. Moi, j'osais à peine remuer une oreille. Depuis combien de temps ne m'avait-on pas câliné comme ça ? Attention, pas le genre de câlin où on a l'impression d'être une poupée qu'on coiffe, un joujou dont on peut faire ce qu'on veut, une peluche docile qui se laisse faire. Pas un câlin au cours duquel on entend "je voudrais te ramener chez moi" ou "t'es mon poney que je préfère". On nous préfère le jour où on nous monte, le jour d'après, nouveau poney, nouvel amoureux, et on n'existe plus. Et pourquoi me ramènerais-tu chez toi ? Je ne t'appartiens pas, respecte cela !
Le calin de Gauthier voulait juste dire "je t'aime car tu me fais rire". Mais toi aussi tu me fais rire, petit père ! Et tu ne dis rien, tu es magique pour ça. Tu ne prononces pas un mot, mais j'entends tellement de choses que tu veux que je sache. Ton vieux "Tête de pioche" vient de tomber sous ton charme, avec ta bouille de lutin et ta bouche toute humide.
Lucie et les parents sont rentrés à leur tour dans mon "moulin". Lucie me tapote la croupe, et les parents, rassurés, se tiennent de nouveau à côté de Gauthier, mais sans le tenir comme avant, par une manche, ou avec un bras autour de lui. Laissez-le, laissez-le moi encore un peu, s'il vous plaît.
- Tu vois, il est gentil Pelote ! dit simplement le père.
Gauthier a simplement relevé la tête, m'a regardé avec ses yeux en amande, et a simplement dit :
- Pote ! Pote !
- Pelote, corrigea Lucie.
Laisse Lucie, tu n'as rien compris, il s'exprime parfaitement ce petit.
- FIN-