Balade à cheval

Esther J. Hervy

 

Je n'ai jamais cru aux fantômes. Je n'ai même jamais été superstitieuse : pas du genre à contourner l'échelle ou à changer de chemin parce qu'un chat noir arpente la route devant moi. Néanmoins, j'ai toujours aimé les films fantastiques ou dits d'horreur qui glacent le sang mais, qui pour ma part, sont oubliés dans l'heure qui suit.

L'histoire que je vais vous conter m'est arrivée à moi, dans un contexte ordinaire, un jour comme tous les autres. Je ne demande à personne de prendre ces événements pour argent comptant, chacun en fera ce qu'il voudra. Certains peut-être penseront que je raconte des histoires ou que j'aime à fabuler.

Je vais me contenter de relater les faits, tels que je les ai vécus, traits pour traits.

À vous de juger…

Ma passion a toujours été les chevaux, depuis toute gamine. Malheureusement, je n'ai jamais eu les moyens, ou pour être exacte, mes parents n'ont jamais eu les moyens de m'en offrir un. Malgré tout, j'ai quand même pris des cours d'équitation pendant des années, assouvissant ainsi ma frénésie équestre. Il y a quelques années de cela, je montais les chevaux d'un cavalier de concours habitant à quelques pas de chez moi. Je le dépannais en les sortant et bénéficiais ainsi de montures de qualité, me permettant de faire de rapides progrès.

C'était un doux matin d'avril 1997, il était tôt, environ sept heures et demie. Vous rappelez-vous comme le printemps fut particulièrement chaud cette année-là en Normandie ?

C'est pour cette raison que je préférais sortir à la fraîche, évitant ainsi de trop souffrir de la chaleur. Pour la première sortie de la journée, j'avais envie de faire une balade. Je jetais mon dévolu sur une petite jument alezane répondant au nom de Callisto.

Après avoir effectué un rapide pansage, je posais délicatement le matériel : filet, selle et protections. Un dernier ajustement et nous étions toutes les deux prêtes à courir les bois. Callisto était une jument très vive, d'humeur joyeuse et très gentille. C'était donc tranquillement qu'elle m'emboîta le pas dans l'étroit couloir, ses cloches tintant au son du caoutchouc. Une fois en selle, je la laissai marcher sur le sable blond de la piste que le soleil dorait de ses doux rayons matinaux, lui offrant ainsi le loisir de se dégourdir les jambes, encore transies de sommeil.

 Comme à son habitude, elle dandinait de l'arrière-train, courant d'un pas vif et rapide, manifestant ainsi son impatience de quitter les écuries. J'engageai donc Callisto vers le chemin menant au grand portail de la propriété qui, par chance, était resté ouvert, m'évitant ainsi de remettre pieds à terre. Je marquai un temps d'arrêt pour m'assurer qu'aucune voiture n'arrivait dans notre direction puis nous tournâmes à droite, apercevant au loin l'entrée de la forêt. Il était à peine huit heures et la chaleur commençait déjà à monter. Le ciel, d'un bleu azur, promettait une journée chaude et agréable. Je me laissai bercer par le rythme de la jument qui, au son des gazouillements des oiseaux, bougeait ses oreilles dans tous les sens. Je sentis un hennissement monter sous la selle et Callisto affirma son contentement d'un éclat de voix plutôt comique. Deux vaches qui paissaient dans le pré longeant la route, nous regardèrent passer d'un oeil quelque peu éteint, avant de reporter leur attention sur l'herbe grasse. Lorsque nous arrivâmes sur le petit pont qui surplombait la rivière, la jument stoppa d'elle-même. Apparemment, elle appréciait autant que moi le tableau dépeint devant nous. Ce site m'a toujours fait penser à un paysage montagnard, avec l'ombre des arbres se reflétant dans l'eau, le doux clapotis de l'onde parvenant à nos oreilles et cette fraîcheur pyrénéenne qui s'en dégage : décidément ce panorama m'enchanterait toujours autant ! Nous nous remîmes en marche et ne tardâmes pas à entrer dans les bois.

Lorsque nous nous engageâmes sur le sentier, la beauté des arbres scintillants dans la rosée du matin me procura un bonheur indescriptible. Ces grands arbres : des peupliers, des bouleaux aussi, peut-être quelques chênes (je n'ai jamais été très douée en botanique) jetaient leurs ombres imposantes sous nos pieds. La jument se déhanchait toujours autant, aussi ravie que moi de prendre l'air. Les oiseaux chantaient plus que jamais, occupés j'imagine, à de subtils jeux dont eux seuls connaissaient les secrets. Quelques abeilles sautaient de fleurs en fleurs, amassant des réserves entières de pollen. Une petite poignée de mouches tournait autour des oreilles de Callisto mais pas en assez grand nombre pour nous gâcher le spectacle. Je goûtai au début de la matinée avec délice. Nous arrivâmes à un embranchement qui divisait notre chemin : à droite, il s'enfonçait dans une partie sombre et boueuse qui m'était inconnue et à gauche, il débouchait sur une petite clairière à une centaine de mètres de là. C'est donc le second que nous suivîmes. Je mis ma jument au trot. Callisto se tenait tranquille, mâchouillant son mors en regardant droit devant elle, attentive à mes indications. À mi-chemin, une branche nous barrait le passage et, au lieu de l'enjamber, elle fit un bon démesuré par-dessus puis partit au petit galop. Je compris donc qu'elle n'avait pas l'intention de dormir ce matin. Elle fit tout à coup un énorme écart, surprise par l'arrivée d'un chien appuyé sur le grillage de la maison jouxtant la clairière. Étonnée par sa réaction, je tentai tant bien que mal de la maîtriser. Elle se rendit vite compte qu'elle ne risquait rien et se calma aussitôt. Je continuai le reste de l'allée au pas. Celle-ci débouchait sur un chemin transversal : à gauche on retournait sur la route principale d'où nous venions, et à droite nous nous enfoncions un peu plus profondément dans la forêt. C'est donc en tournant dans la direction des bois que nous reprîmes le trot. Le sous-bois nous enveloppa à nouveau de sa fraîcheur et Callisto redevint sérieuse et concentrée. Sans demande de ma part elle se mit pourtant à accélérer la cadence. Je fermai alors les doigts sur les rênes, mais en vain. Elle avait les oreilles couchées et décrocha une petite ruade.

En me retournant, je pensais découvrir un ou deux cyclistes, comme il m'était arrivé d'en voir quelques fois, mais, au lieu de ça, j'aperçus du coin de l'oeil un homme vêtu de noir, posté derrière un arbre. J'arrêtai alors ma jument, et lui fit faire demi-tour en direction de celui-ci. Plus rien. Il avait disparu. En revanche, Callisto piaffait et voulait détaler en sens inverse. J'essayai de l'apaiser en lui donnant une caresse sur l'encolure quand un bruit sur la droite attira mon attention. Une ravissante biche suivie de ses deux faons disparut dans les fourrés. Ce n'était pas possible. Avais-je eu une hallucination ? Avais-je pris la biche pour autre chose ? Sans doute un jeu d'ombres. Je ne pus m'empêcher de penser que l'animal se trouvait à droite du sentier alors que « l'homme » que j'avais cru apercevoir se tenait sur la gauche. Je décidai finalement de continuer mon chemin et remis ma jument au trot. Au bout de quelques minutes elle s'apaisa et reprit tranquillement son rythme. C'était certain, j'avais dû me tromper. Ce qui m'inquiétait c'était la réaction qu'avait eu Callisto. Comment expliquer sa peur si c'était le fruit de mon imagination ? Si elle avait senti la biche, elle n'aurait pas réagi de cette manière. Il nous est arrivé plusieurs fois d'en rencontrer lors de nos excursions et elle s'était révélée plus curieuse qu'apeurée. Par contre, les chevaux ressentent la peur de leur cavalier, dans ce cas, était-ce moi qui lui avais transmis la mienne en croyant voir « l'homme » ? Pourtant, je me suis retournée parce que Callisto avait couché les oreilles et rué, c'était donc elle qui avait réagi en premier, pas moi… Mais finalement il n'y avait personne, il n'avait quand même pas pu se volatiliser sous mes yeux ! Je conclus donc avec scepticisme que j'avais vu une ombre et que la jument avait été effrayée par la présence de la biche. Cette hypothèse me semblait être la meilleure et j'essayai de m'en convaincre. Le chemin déboucha sur une partie découverte au milieu de deux grands champs. Nous avions trotté environ un quart d'heure et je décidai d'accorder une courte pause à ma monture. L'impression étrange avait disparu, sans aucun doute lié au fait de voir à nouveau le soleil et d'entendre les oiseaux chanter. Environ une minute ou deux après, le bien-être du début de la promenade était revenu. La jument marchait d'un joli pas confiant, comme à son habitude, et ses oreilles s'étaient remises à danser aux sons de la campagne environnante. De toute évidence, rien ne pouvait se passer dans cette forêt. J'étais en terrain vraiment trop familier pour que quelque chose nous arrive. L'idée même de penser que j'avais pu apercevoir quelqu'un caché derrière un arbre me sembla soudainement ridicule. Je me mis alors à rire, pensant à mon angoisse exagérée de tout à l'heure. J'imaginais l'individu me poursuivre : quelles chances de toute manière aurait-il eu de m'attraper ? Aucune. Moi à cheval, lui à pieds, ou même s'il avait été en voiture ou à vélo d'ailleurs, c'était peine perdue. Comment suivre mon cheval se faufilant entre les arbres ?

 Ma jument stoppa net. Je fus rejetée violemment en avant. Mon nez tapa durement l'encolure et une douleur intense m'envahit. Je portai la main au visage et sentis un liquide tiède dégouliner. Je saignais. Callisto ne bougeait toujours pas mais je n'y pris pas vraiment garde. C'est en maugréant quelques paroles à son encontre que je me mis à chercher un mouchoir en papier qui devait se trouver en toute logique dans ma poche de pantalon. Je serrai les talons pour la faire avancer. Je ne remarquai pas qu'elle ne répondait plus à mes demandes, trop occupée à arrêter cette rivière sanguinolente. Je mis enfin la main sur le bout de papier et le porta à mon nez tout en relevant les yeux. Je ne vis rien qui me fit réagir. Callisto était droite comme un « I », ses oreilles pointées à l'avant et ses naseaux dilatés. Elle respirait bruyamment et je pouvais sentir son ventre se gonfler sous la selle. Elle essayait de déterminer la cause de son angoisse. C'est en m'étonnant de son attitude que je portai mon regard dans la même direction que le sien. À l'entrée de la deuxième partie de la forêt, à une cinquantaine de mètres environ, je distinguai une ombre en retrait de la piste. La jument pivota sur elle-même et voulu fuir. En essayant de la contrôler je lâchai le mouchoir qu'elle piétina dans son demi-tour. Heureusement, le sang avait cessé de couler mais la douleur était bien présente. Je remis la jument face à la forêt. C'est la première fois que je le vis distinctement. Il s'était déplacé et demeurait au milieu du chemin. « L'homme » portait un pantalon noir très long, tel qu'il m'était impossible de distinguer ses pieds. Sa tête penchée ne me permettait pas de voir non plus les traits de son visage. Sa tête était recouverte d'une capuche rattachée à une espèce de tunique noire. Cette observation ne dura pas plus de quatre ou cinq secondes et je fus prise d'une panique immédiate. Cet homme m'avait suivie. Comment avait-il pu me dépasser sans que je ne le remarque, car c'était bien le même homme que tout à l'heure. M'avait-il entendu rire, et s'était-il plu à observer mon manque de vigilance ? Comment savait-il que je me dirigerais vers la deuxième partie de la forêt ? Cela voulait-il dire qu'il connaissait mon itinéraire habituel ? Dans ce cas m'épiait-il depuis plusieurs jours ? Callisto se mit à piaffer et fit une nouvelle fois demi-tour. Elle voulut partir au galop mais je la maintins un instant. Je faisais à nouveau face à la forêt mais il n'y avait plus rien, une fois encore. Ni sur le chemin, ni dans le sous-bois. Plus question de penser à une ombre cette fois-ci et plus question de prendre ce sentier. La jument continuait à s'agiter sous ma selle. Nous fîmes demi-tour et elle se mit au trot. Malgré mon angoisse et mon envie de rentrer aussi vite que possible aux écuries, je la forçai à revenir au pas. Si je lui permettais d'accélérer l'allure elle se mettrait immanquablement au galop et, sa panique additionnée à la mienne ne donnerait rien de bon. Que ferais-je si elle devenait incontrôlable ? Si je chutais ? Je me retournai pour m'assurer que l'individu n'était pas dans les parages. Rien. Après une minute de marche environ, un bruit de frottement attira mon attention. Je me penchai sur l'encolure de Callisto et vis ce que je redoutais : une guêtre était presque détachée et pour couronner le tout, mon nez s'était remis à saigner. Il fallait absolument rattacher la protection. N'était-il pas idiot en effet d'envisager même de quitter ma selle sécurisante (c'est en me posant cette question que je pris le bas de mon tee-shirt pour essuyer le sang qui ne coulait plus que goutte à goutte) ? Ceci dit, en cas d'obligation de fuir, je ne pouvais prendre le risque que Callisto se prenne les jambes dedans et tombe, moi avec ! Je ne savais pas quoi faire. Mon sentiment était partagé. Une décision rapide devait pourtant être prise : descendre et remonter très vite à cheval ou rester en selle et courir le risque de faire chuter Callisto.

La vision de la jument à terre, se relevant avec une jambe cassée et moi, très certainement blessée, me décida. Je me retournai encore une fois : rien à l'horizon. J'arrêtai la jument : elle était nerveuse. Elle fit un pas en avant. Je tirai à nouveau sur les rênes. Elle s'immobilisa, les oreilles droites, regardant de part et d'autres. Au moment où j'allais déchausser mes étriers et mettre pieds à terre, elle se remit en marche. Je l'arrêtai à nouveau. Il fallait à tout prix qu'elle me fasse confiance, qu'elle soit à mon écoute. Je gardai les rênes tendues, m'obligeant à compter jusqu'à cinq, très lentement. Elle ne bougea pas. Je desserrai un peu mes doigts et lâchai les rênes de quelques centimètres. Elle était toujours attentive à ce qui l'entourait mais ne fît pas mine d'avancer. Je lui caressai l'encolure en lui prodiguant des paroles encourageantes. Il fallait faire vite. Une fois à terre, je serai obligée de passer les rênes par-dessus l'encolure afin de les garder toujours en main, ce qui me ferait perdre encore quelques secondes. Callisto était immobile. Je devais me dépêcher. Un bruit sur notre droite nous fit tourner la tête en même temps. Quelque chose bougeait dans les broussailles, à vingt mètres de là. Était-il allongé parterre en train de nous guetter ? Impossible, je l'aurais vu me persuadais-je. Comme le soleil me faisait face et m'éblouissait, j'essayai de distinguer l'endroit en plissant les yeux et en mettant une main en visière. La jument fut la première de nous deux à voir qu'il n'y avait aucun danger. Peu de temps après, je distinguai la biche que nous avions rencontrée plus tôt, se relever d'un coup de rein, suivie immédiatement par ses deux petits. Quelque chose l'avait effrayée, était-ce lui ou nous ? La jument avait détourné la tête et semblait s'être calmée. En revanche, je me rendis compte que mes doigts étaient tellement crispés sur les rênes qu'ils étaient douloureux. Je relâchai la pression et la jument baissa la tête pour attraper une touffe d'herbe. C'était le moment ou jamais, si elle était calme c'était qu'elle ne risquait rien, et si elle ne risquait rien, je ne risquais rien. Je déchaussai mes étriers et passai la jambe par-dessus la croupe, mais avec tellement de conviction qu'elle fît un énorme écart sur le côté. Je fus déséquilibrée et me retrouvai à genoux dans la poussière. Heureusement, réflexe de cavalier oblige, je gardai les mains serrées sur les rênes, ce qui l'arrêta dans sa fuite.

Dans la chute, mon pantalon s'était déchiré et ma jambe s'était écorchée. Par miracle mon nez ne s'était pas remis à saigner mais mon coude s'était râpé sur le sol rugueux. Je sentis de grosses larmes monter et celles-ci ne tardèrent pas à rouler sur mes joues. Ma main droite se mit à trembler et une peur panique s'empara de moi. Une nausée monta du fond de ma gorge et je dus faire un effort surhumain pour la stopper. La jument était étonnamment calme. Les larmes formaient désormais un ruisseau sur chaque joue et je respirais difficilement. C'est alors que Callisto plaça le bout de son nez contre ma poitrine. Les rôles étaient inversés. Une immense lassitude s'abattit sur moi. Sans doute les effets combinés de la peur, de l'énervement et de la chaleur. Je pris sur moi et m'obligeai à rester quelques instants les yeux fermés et à respirer doucement. Je comptais sur Callisto pour me prévenir d'un éventuel danger. Une fois ce petit exercice terminé, la peur n'avait pas disparu mais j'avais réussi à me calmer un peu. Je me relevai lentement pour éviter de l'effrayer comme je l'avais fait quelques instants plus tôt. Je regardai autour de nous et aperçus la guêtre qui s'était détachée dans l'action et avait été projetée à cinq mètres de là. Il fallait aller la chercher. Je fis un pas en avant, m'attendant à être suivie par Callisto mais elle ne bougea pas. Je me tournai vers elle, étonnée, et l'encourageai d'un claquement de langue. Toujours rien. Elle restait figée telle une statue, les quatre pieds plantés droits dans le sol. « Allez viens ! » essayai-je de la persuader. Je me rendis compte en entendant le son de ma voix à quel point j'étais angoissée et au bord d'une nouvelle crise de larmes. Finalement elle se décida et fit un pas en avant, puis deux et trois et s'arrêta, humant l'air, les oreilles aux aguets et l'oeil inquiet. À aucun moment il ne m'est venu à l'esprit d'abandonner la guêtre et de partir. Je ne sais toujours pas pourquoi. Dans ma logique, il fallait absolument que je la récupère, je ne pouvais en aucun cas la laisser ici. Du moins pas encore.

On avait parcouru la moitié de la distance qui nous séparait de notre but. Je tentai d'avancer mais elle était redevenue immobile. Je commençais à m'énerver, ce qui n'était évidemment pas le comportement à adopter en présence d'un cheval. « Allez ! » criai-je encore, mais elle fit un pas en arrière cette fois-ci. C'est au prix d'un terrible effort qui me valut le saignement de la lèvre inférieure que je parvins à nouveau à contrôler mes pleurs. Je restai comme ceci, l'oeil fixe, me concentrant sur le barrage oculaire que je devais m'efforcer de fermer. C'est à ce moment que j'aperçus la biche dans le sous-bois, peut-être à six ou sept mètres de nous. Elle n'avait jamais été aussi proche. Elle était seule, ses deux petits n'étaient pas avec. Elle était allongée et se reposait à l'ombre des grands arbres.

Puis une chose étrange attira mon attention : des mouches, des dizaines de mouches volaient autour de l'animal. En fait, elles formaient un énorme nuage noir autour de son corps, allant d'un endroit à un autre dans un ballet chorégraphique très précis : de la tête au ventre, du ventre à la tête, de la tête au… je baissai le regard et découvris un trou béant au niveau de son abdomen. Le sang tâchait son joli pelage autrefois blanc. Comment avais-je pu croire qu'elle dormait ? Et son regard… noir, d'autant plus effrayant qu'il était vide, dénué de toute expression. Un hoquet me souleva le coeur. J'allais vomir. Ma tête commença à tourner et je me rendis réellement compte du malaise qui m'entourait : la vision du cadavre de la biche, le bourdonnement assourdissant des mouches et la température qui avait grimpé de plusieurs degrés en quelques secondes. Mes cheveux collaient à ma nuque, mes joues et mon front. La sueur dégoulinait sur ma peau et le sang recommençait à couler de mon nez. Une odeur pestilentielle de chair putréfiée vint me chatouiller les narines. J'eus seulement le temps de me pencher et rendis tout ce que j'avais dans l'estomac. Une main retenait mes cheveux, l'autre était accrochée à la rêne gauche de Callisto, les doigts blanchis par la crispation. Je restai un petit bout de temps, pliée en deux, les gouttes de sang formant une petite mare à mes pieds. Quand je pus de me relever, le monde autour de moi se mit à danser et je tombai à genoux, ma main droite tenant toujours une rêne, haletant et respirant avec difficulté. Je réussis à me calmer, et quand je semblai aller mieux, je retentai ma chance. Je me relevai et une deuxième nausée monta sans prévenir, je vomis de nouveau, cette fois à quatre pattes dans l'herbe, lâchant le petit lien qui me retenait à la jument. Paniquée, je tentai de retrouver la rêne perdue en tâtonnant derrière moi. Je touchai l'encolure et compris que Callisto s'était approchée, m'effleurant du bout du nez. Je me retournai et m'assis dans l'herbe avec une envie irrépressible de m'y allonger et d'attendre que quelqu'un passe et me ramène. Habituellement, beaucoup de sportifs empruntaient ce chemin : cyclistes, joggeurs, marcheurs ou autres cavaliers. Mais aujourd'hui je n'avais vu personne et ne verrai sans doute personne. La jument replaça sa tête contre la mienne et cette fois-ci le barrage que je m'étais efforcé de garder fermé s'ouvrit d'un coup. Un torrent de larmes déferla, entrecoupé de sanglots, de hoquets et de spasmes. Je voulus me relever mais mes jambes ne me portaient plus, toutes mes forces m'avaient abandonné. Je n'arrivais plus à me mettre debout. Je tentai une deuxième fois puis me rassis. Mon estomac se manifesta mais je réussis à l'ignorer. Le bout de mes baskets était barbouillé de sang, comme le bas de mon tee-shirt, et mon pantalon était troué. Si quelqu'un arrivait, quelle serait sa réaction en me voyant ? Je portai une main à mon visage. Mon nez semblait avoir doublé de volume, tout autant que ma lèvre inférieure. Dieu seul devait savoir quelle tête j'avais. Dieu. Et cet homme caché quelque part dans cette forêt.

 Que fallait-il être pour faire ce qu'il avait fait à l'animal, car j'étais persuadée que c'était lui. Il était là, dans les bois, me regardant et exaltant devant le spectacle que je lui offrais. Cette idée m'apporta le courage nécessaire pour me relever. J'y parvins, non sans mal, m'appuyant sur mon cheval. Mon regard tomba sur la guêtre et je décidai de l'abandonner. Je devais remonter en selle. Je réussis à me hisser en m'agrippant à la crinière. Nous fîmes demi-tour et je décidai de repartir par le chemin de droite qui remontait sur la route. Celle-ci n'était pas très passagère mais je m'y sentirai plus en sécurité qu'en pleine forêt. La jument était d'un calme olympien. Je me suis toujours demandé ce qui avait pu se passer dans sa tête ce jour-là. J'étais angoissée, terrorisée, je m'accrochais à ses crins tellement j'avais peur et elle, marchait d'un pas des plus sereins. Lorsque nous arrivâmes à la hauteur du sentier, je décidai de passer au trot. Il fallait rentrer au plus vite. Je n'en pouvais plus d'être ici. Je détestais cette forêt. La moindre ombre, le moindre bruit étaient source de doute. Les mignons petits oiseaux étaient devenus des piailleurs insupportables. La fraîcheur des sous-bois, quant à elle si agréable en début de promenade me faisait frissonner. Je recherchais à présent le soleil qui me rassurait tant. La jument ne partait pas au trot. Je lui en fis la demande à nouveau mais elle ralentit. Je donnai des jambes mais rien n'y fit, elle s'arrêta. « Allez, avance, j'ai envie de me tirer d'ici » gémis-je. Elle se mit à reculer. Plus je donnais des jambes et plus elle reculait. Elle se mit à piaffer et lança un hennissement strident qui déchira le silence.

Au bord de la route, tout au bout du chemin, l'homme en noir était là. Il se tenait à genoux, les mains jointes comme dans une ultime prière, la tête vers le sol et les épaules basses. À cet instant mon cerveau s'arrêta de fonctionner. La seule chose que j'étais capable de percevoir était ma propre terreur. Je me souviens de m'être dit de m'accrocher à la crinière et de ne surtout jamais lâcher prise. La jument pivota sur elle-même, se mit au galop et dévala le sentier en sens inverse. Je me tenais autant que je le pouvais, mon seul souci étant de ne pas tomber. Je m'en remis complètement à Callisto. J'avais totalement perdu le contrôle de mon cheval, je n'avais plus qu'à espérer qu'il prenne le chemin des écuries. Nous arrivâmes bientôt en bas du chemin. Il fallait que je me prépare à virer d'un côté ou de l'autre. Si mon corps ne suivait pas le sien, la chute serait inévitable. Je misai sur la droite et la jument tourna… à droite, direction les écuries ! La poussière se soulevait sous ses sabots et les cailloux volaient dans tous les sens. Ses jambes martelaient le sol avec fracas, une écume blanche s'écoulait de sa bouche et venait se coller sur son poitrail. La forêt apparut au loin, au bout de la longue ligne droite qu'il nous restait à parcourir. Le rythme du galop n'avait pas faibli et j'étais ballottée dans tous les sens. Mes jambes étaient en coton et je n'arrivais plus à trouver mon équilibre, pourtant si sûr habituellement.

Puis, d'un coup je le vis se matérialiser. À l'orée du bois, il apparut devant nous. D'abord une ombre aux contours imprécis et ensuite le capuchon noir, le pantalon, et ses bras tendus vers le ciel. Il s'agenouilla et reprit sa position de prière. Je fis une tentative désespérée pour arrêter la jument, tirant comme une forcenée sur les rênes. Elle baissa la tête pour me les arracher des mains, ce qui me déséquilibra. Je m'agrippai donc comme je pus à l'encolure. Callisto fonçait toujours vers la Chose, sans ralentir la cadence, sans aucune hésitation dans son allure. Les deux faons apparurent chacun d'un côté du monstre, sautant autour de lui. Il en prit un des deux entre ses mains et plongea la tête dans l'abdomen de celui-ci, lui arrachant les entrailles. Un cri désespéré arriva jusqu'à nos oreilles. Cette scène me parut interminable. Il balança alors le corps du petit animal dans le sous-bois et fit de même avec le second, après avoir goûté au chaud liquide dégoulinant de sa blessure.

Nous étions arrivés à hauteur de la Chose qui tendait maintenant ses bras vers nous. Je distinguai furtivement ses mains : longues, pâles et squelettiques. Alors que nous arrivions sur elle à grande vitesse, Callisto régla sa foulée et effectua un saut magistral au-dessus d'elle. Je poussai alors un cri qui sembla être sans fin. À la réception, la jument décrocha une ruade qui, heureusement, ne me déséquilibra pas. Elle tourna à gauche et nous retrouvâmes dans la petite clairière. Le chien, à notre vue, se précipita contre le grillage et aboya de sa grosse voix. La jument ne lui jeta même pas un regard et continua sa course. Elle sauta au-dessus de la petite branche qui nous avait barré le chemin tout à l'heure. Elle soufflait, visiblement à bout de forces. Elle passa au trot lorsque nous arrivâmes sur la route. Je repris le contrôle de la situation une fois sur le pavé. Je demandai à mon cheval de repasser au pas, ce qu'elle fit immédiatement. Un frisson me parcourut le corps lorsque nous passâmes le pont qui me paraissait si paisible auparavant. La forêt qui se trouvait dans mon dos me terrorisait à présent. Les vaches nous jetèrent un coup d'oeil aussi désintéressé que tout à l'heure. Le portail était resté ouvert et nous entrâmes dans la cour. Je mis pieds à terre devant les écuries et dessellai la jument. Elle était ruisselante de sueur. Je pris le jet d'eau et arrosai la jument avant de retourner le tuyau contre moi, laissant l'eau couler sur mes cheveux et le long de mon dos.Je conduisais enfin mon cheval dans son box. Je m'accroupis dans un coin et il vint poser sa tête sur mon épaule. Je me mis à pleurer, de soulagement cette fois-ci. Je me relevai lentement et sortis de l'écurie. Je pris un licol et le lui posai. Je lâchai Callisto dans le pré attenant à la carrière et l'observai quelques instants. Après avoir fait quelques bonds et piqué quelques sprints, elle se calma et se mit à brouter paisiblement. En la regardant, je ne pouvais que la remercier de m'avoir sauvé la vie. Elle avait eu le courage de l'affronter. Cette aventure nous lierait à tout jamais.

J'ai continué quelque temps à monter les chevaux de ce cavalier. Mais évidemment, je ne suis plus jamais retourné me promener dans cette forêt. Une personne qui travaillait dans cette écurie m'a affirmé avoir eu la sensation d'être suivie. Mais elle n'a jamais rien vu. Je lui ai seulement répondu que cette impression étrange m'était déjà arrivée. Quoi qu'il en soit, j'allais ensuite promener Callisto et les autres chevaux sur « Les Crêtes », lieu-dit qui domine la Seine, à terrain découvert et semblait-il, dénué de tout danger.

Je n'ai jamais rien revu, Dieu merci.

À présent, je ne monte plus beaucoup à cheval, mon travail me prenant trop de temps. Il m'est arrivé cependant de voir Callisto quelques fois à la télévision lors de grands concours hippiques. Elle est devenue une grande championne et a remporté pas mal de trophées. Son grand courage sur les barres,

même les plus impressionnantes, fait l'admiration de tous les aficionados. Mais moi, son courage, j'y ai vraiment goûté, et je ne pourrai jamais oublier que c'est lui, précisément, qui nous a tirées de ce mauvais pas, ce doux matin d'avril 1997.

 


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