Balade mélancolique et assistée
amanalat
La semaine a été incroyablement chargée. Aucun répit du lundi au samedi, près d'onze heures de travail chaque jour. C'est commun à cette période de l'année : 95% des gens travaillent plus que la moyenne. Pour ma part, j'ai effectué 35% de travail en plus par rapport à mon ratio habituel.
Mes pensées me font sourire… c'est incroyable comme je me suis rapidement mis à tout concevoir en chiffres et pourcentages. J'imagine que c'est propre à notre époque.
Aujourd'hui, enfin !, le dimanche. Je vais pouvoir m'adonner à mes passe-temps favoris : voir des amis (54% du temps), rattraper les épisodes de ma série préférée (27%)… ou faire du sport (19%, et le pourcentage a tendance à diminuer d'année en année !).
Je ne parviens pas à me décider… cela fait trois dimanches d'affilé que je n'ai pas fait de sport, donc statistiquement, je devrais choisir cette option… d'autant que mon cholestérol est trop haut de 5%... et qu'à mon âge (54 ans et 7 mois), il faut commencer à surveiller cela de près. Va pour le sport, donc. C'est le choix le plus rationnel.
A ce moment, pourtant, se produit quelque chose. Un geste. Un geste malheureux, peut-être : ma tête se tourne vers la fenêtre et j'aperçois l'ouest de la ville, que surplombe un ciel immaculé.
Je m'approche de la vitre et, pour la première fois de la semaine, ce ne sont plus des chiffres que j'ai en tête, mais une image…
L'ouest de la ville.
Les questions, que je ne me posais plus depuis des mois déjà, ressurgissent : est-ce que je veux parcourir ce chemin une dernière fois ? Vu l'échec de la tentative précédente, je m'étais juré qu'on ne m'y reprendrait plus. Cinq tentatives en 7 ans, 100% d'échec. Les statistiques sont formelles, je n'ai aucune raison d'essayer à nouveau.
Sauf que… sauf que, justement, ce que je veux faire échappe aux statistiques. Cette tentative ne peut exister que par une image. Un chemin. Un lieu…
L'ouest de la ville.
Alors, au risque de fausser toutes mes pronostiques du dimanche, je prends mon manteau et sors soudainement de chez moi. A la seconde où ma porte claque, les lumières s'éteignent, les volets se baissent, mon appartement se verrouille.
*
Il est 16 : 30 et, au regard de ma fenêtre, j'avais le pressentiment que cette soirée automnale serait fraîche. J'avais raison. Ce n'est pas le simple contact avec l'air extérieur qui me le confirme, mais l'écran vidéo d'un drone qui me le confirme.
Il a décollé du toit de mon immeuble à la seconde même où je sortais de chez moi. C'est normal, il est prévu pour.
A tout moment, il peut descendre pour s'occuper de moi. A la seconde même où ma porte s'est verrouillée, il a décollé, sachant que j'arriverais à l'extérieur de l'immeuble 12 secondes après avoir quitté mon appartement. Depuis dix ans, je ne suis jamais sorti à l'extérieur sans qu'un drone ne vienne à ma rencontre.
Il n'y a pas que la température qui apparaisse. Je peux lire aussi sur l'écran les prédictions de températures pour les heures à venir, le pourcentage de risque de précipitation, la densité de personnes dans la ville actuellement…
Une question apparaît, coupant court à ma lecture.
« Où désirez-vous aller ? »
C'est ici que tout commence. Je dois oublier la logique. Je dois simplement dire ce que… j'ai envie.
« Nulle part, je réponds en marmonnant. »
La question disparait et apparaît, à la place, un point d'interrogation clignotant, gros et rouge. Puis, à nouveau, la phrase s'affiche :
« Où désirez-vous aller ? »
Je me dis qu'il n'a peut-être compris ma réponse et recommence, de manière plus distincte :
« Nulle – part. »
Nouveau point d'interrogation, nouvelle répétition de la question. Je savais que cette réponse ne serait pas acceptable pour la bestiole métallique, mais… je voulais essayer. C'est la première étape de mon trajet, mais le drone reste devant moi, à quelques centimètres, alternant son point d'interrogation et sa question en attendant une réponse correcte. Et « nulle part », comme destination, n'est pas acceptable. Car ce n'est pas logique.
« Je veux juste me balader. » dis-je à nouveau, et je commence à avancer. Le drone ne s'oppose pas à mon avancée, mais il ne disparaît pas pour autant. Il recule en parfaite symétrie, sa question toujours bien en vue et même s'il ne me contraint pas, je sais qu'il ne me lâchera pas si je ne lui donne pas ce qu'il veut.
Au bout de quelques secondes à ce petit jeu, je me dis qu'après tout, ça ne change pas grand chose, puisque ce que je connais déjà ma destination. Après, au moins, j'aurais la paix. D'un air que je souhaite détaché, je prononce :
« Je veux aller à la colline Saint Charles. »
Je sens quelque chose se tordre au fond de moi en articulant ces mots, et je ne sais pas pourquoi. C'est idiot, puis ce que c'est effectivement la destination que je souhaitais. Ce ne sont que des mots. Pourtant la douleur est présente.
Le drone, par contre, est satisfait de ma réponse, cette fois correcte. Pour preuve, un gigantesque smiley apparait en lieu et place de la question précédente. Tant que je ne répondrais pas un sourire, le smiley ne disparaîtra pas. Alors, que voulez –vous : j'ai souris en retour, et une nouvelle question apparaît :
« Quel moyen de transport préférez-vous? »
Et dessous, trois suggestions apparaissent :
« Véhicule motorisé deux roues
- Véhicule motorisé quatre roues
- Transport commun. »
Le drone propose ces choix car la colline saint-Charles, c'est loin. Plusieurs kilomètres, à l'ouest de la ville. Il est donc logique que je prenne un véhicule, comme le ferait 99% des gens. Et ma réponse, par contre, est illogique :
« A pied », je réponds.
Avec l'expansion des villes, avec l'accroissement du travail, marcher est devenu rare. J'imagine que c'est l'époque qui veut ça. C'est pour cela que les drones ne les proposent rarement : avec l'automatisation des véhicules et leur mise en commun, le transport est bien plus facile, rapide, sans bouchons, et la marche à pied est presque devenu une aberration. Tellement aberrant que le drone me demande de confirmer, ce que je fais.
.
« A pied, à pince. Me balader, quoi. »
Je confirme une dernière fois, puis le drone semble enfin accepter mon choix, et fait place à la dernière question :
« Que voulez-vous faire durant le trajet ? me demande-t-il. »
Et les trois suggestions les plus à la mode apparaissent :
« - Vidéos drôles.
- Extraits de vos films préférés
- Musique d'ambiance. »
Bien sûr, la réponse que je souhaite lui dire ne se trouve pas sur la liste. Et c'est avec la même appréhension que pour les choix précédents, ce sentiment de ne pas faire comme les autres, que je dis :
« Rien, dis-je distinctement. »
Un nouveau point d'interrogation, rouge et gros, apparaît sur son écran.
« Rien. Laisse-moi tranquille. »
Mon ton sec et nerveux n'a pas échappé au drone, qui l'a calculé, interprété, et un nouveau smiley apparait sur l'écran, un visage en larme, avec une phrase, plus petite, écrie en dessous :
« Don't be evil ;-) »
Le clin d'œil à la fin de cette phrase montre que tout cela est pour rire, que le drone, cette machine de métal, n'est pas réellement affectée par le ton de ma voix. Que tout cela est un jeu. Il n'empêche, malgré tout, je ne parviens pas à lui dire une troisième fois que je ne veux rien. J'opte alors pour musique d'ambiance, et une musique apparaît directement dans mes oreilles, calculée en fonction de celles que j'ai écoutées dernièrement. Et effectivement, j'aime cette musique. Comme prévu. Alors pourquoi pas… j'espère que cela n'affectera pas le but que je me suis fixé aujourd'hui, et je commence à marcher.
Le trajet va durer plusieurs heures. A pied. C'est complètement illogique. Contreproductif. Pourtant, je dois le faire, et, tentant d'oublier la musique, pourtant agréable, que j'ai dans les oreilles, je regarde la ville autour de moi.
A ma gauche, une personne est en train de manger une banane. Je sais très bien ce qu'il va se passer. Un drone est probablement en train de l'observer, calculant le nombre de bouchées qu'il lui reste à effectuer. Ça ne rate pas. A peine le fruit terminé qu'un drone descend récupérer la peau pour la ranger, avec ses deux bras métalliques, dans son compartiment réservé aux déchets.
Cela est valable pour à peu près tout. Le moindre mégot de cigarette finira dans le ventre d'un drone. Les chewing-gums usagés ne constellent plus le sol. Un crachat sera anticipé grâce aux mouvements de corps du lanceur, et attrapé en plein vol, suivi d'une croix rouge réprobatrice affichée sur l'écran.
Et c'est ce que je vois, en regardant autour : une ville immaculée. Rutilante. C'est beau, c'est forcément beau, alors pourquoi ai-je cette sensation désagréable au creux de mon ventre, la même qui m'a saisie lorsque j'ai articulé la destination souhaitée ? Je n'en ai aucune idée. Je ne parviens pas à saisir la logique de cette réaction, face à la propreté de la ville.
Bien sûr, les drones ne servent pas qu'à cela. Les jours de grand froid, plus jamais une personne ne glissera sur une plaque de verglas : elle sera avertie, à l'avance, du chemin le plus sûr à emprunter. Et si, par malheur, elle glisse tout de même, deux bras métalliques auront anticipé sa chute et la rattraperont délicatement en plein vol. N'importe quel malaise sera anticipé, et la personne immédiatement conduite à l'hôpital. Les chevilles ne se tordent plus, plus aucun accident n'a lieu. S'il pleut, nul besoin de tenir un parapluie désormais. Une armée de drones, au-dessus de nos têtes, le font pour nous. En clair, nous n'avons plus aucune chance de nous mouiller, désormais.
Aucune chance de se faire voler, non plus. Les drones observent, anticipent en lisant sur nos visages la plus petite mauvaise intention, et agissent à la seconde même du déclanchement de l'agression. Et ça marche. Pour retourner aux nombres, en voilà deux intéressants :
Nombre d'agressions en pleine rue durant l'année écoulée : 0.
Nombre d'accidents dans la ville durant l'année écoulée : 0.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes, et je devais me réjouir d'une telle situation, pourtant…
Pourtant je suis désormais à un carrefour, dans l'attente que mon propre signal passe au vert. C'est l'affaire d'une dizaine de secondes…
Mais je ne les attends pas. Avec une sourde angoisse, mon pied se penche en avant, prêt à se poser sur la rue… et un drone arrive, devant moi, donc l'écran représente une croix rouge, épaisse, et un smiley fronçant les sourcils. Il ne m'empêchera pas de passer, bien sûr… mais sa réprobation suffit à me faire reposer le pied sur le trottoir et attendre les quelques secondes suffisantes pour pouvoir traverser en toute sécurité. Après tout, c'est logique. Mais bon ventre, toujours tordu, en dit autrement.
Après avoir correctement traversé dans les clous, sous l'égide de la bonne couleur de feu et du smiley souriant du drone qui m'accompagne, je reprends ma marche.
Je passe devant les magasins. Ils existent toujours, et les vendeurs se contentent de poser leurs pains sur les étalages, qui sont récupérer instantanément par les drones. Ils ont confiance : ils savent que leur compte sera parfaitement crédité en fonction. Comme la plupart des personnes prennent désormais des véhicules automatisés et commun, il est compliqué de s'arrêter – généralement en double file, ce qui provoque des bouchons – pour acheter des choses. La solution : les drones. Ils filent à l'intérieur récupérer ce que les gens veulent. Ainsi, pas de stationnement, pas de double file, pas de bouchon, pas de retard. Tout le monde est gagnant, je suppose.
Les rares personnes à pied que je croise le font, car ils n'ont que quelques mètres à faire. C'est donc l'option la plus logique, car la plus rapide. Durant ces quelques mètres, un drone leur tient compagnie. Son écran devient celui de télévision, ou lui diffuse une musique en voletant à ses oreilles. Quelques minutes dehors, à peine, et ils disparaissent à l'endroit où ils souhaitaient se rendre.
Perdu dans mes pensées, je tourne à gauche. Un drone descend soudain sur moi, me ramenant à la réalité avec une grosse croix rouge affichée à l'écran. Ce n'est pas le bon chemin. Enfin, disons que ce n'est pas le chemin le plus rapide pour aller où je veux, à la colline Saint-Charles. Encore une fois, le drone ne me contraindra jamais de faire demi-tour. Mais il continuera d'afficher sa grosse croix rouge devant les yeux, tant que je ne serais pas sur la bonne route. J'avance de quelques mètres, le drone recule, et j'ai l'impression que la croix devient de plus en plus épaisse, au fur et à mesure que je m'enfonce dans la « mauvaise » direction. Au bout d'un moment, j'abandonne et fait demi-tour. Le drone affiche un immense smiley auquel je réponds puis disparait dans le ciel, en attendant ma prochaine incartade.
Une nouvelle fois, une boule apparait dans mon ventre. Plus forte que les fois précédentes. Je décide de ne pas l'écouter et de continuer ma route. Il me reste beaucoup de marche.
Quelques minutes à peine plus tard apparait un autre drone apparait soudain. Dans ses bras métalliques, se trouve une petite boite en carton, que j'ouvre. Je sais pertinemment ce qu'il se trouve à l'intérieur : un éclair au chocolat. C'est normal. Il est 18 heures, et à dix-huit heure, j'ai un petit creux et me prend un en-cas. Il n'y avait aucune raison qu'aujourd'hui, je n'en ai pas envie.
Je secoue les mains pour lui indiquer que je ne le veux pas, mais il insiste. Il sait que j'ai faim. Et il a raison : j'ai une petite faim depuis quelques minutes, et je commençais à y songer. Mais le voir anticiper comme cela tout ce que je ressens me fait, malgré tout, encore un peu peur. Mais il insiste et comme, une nouvelle fois, un immense smiley de tristesse apparaît sur l'écran, je craque et prend l'éclair au chocolat. Qui est, bien sûr, mon gâteau préféré.
Une heure de marche. Une heure de marche où, tous les quarts d'heure, un drone descend pour me demander si je n'ai besoin de rien, puis affiche un smiley auquel je réponds et s'envole à nouveau. Par deux fois, il m'avertit de ne pas passer au rouge, enfin, me prévient d'une chute de température et par me chercher un manteau chez moi, avant que je n'en fasse la demande.
Enfin, les dernières habitations s'estompent, et je sais que je suis près du but. Tant mieux, mes jambes commençaient à me faire souffrir. J'imagine que mes presque deux heures de marche seront comptabiliser dans la partie « sport » de mes dimanches.
Je suis au pied de la colline Saint-Charles, et le béton à disparut. A la place, l'herbe envahit le territoire, l'une des rares portions sauvegardée à la périphérie de la ville. Je ne suis pas loin du but, et je vais enfin voir si mon projet va aboutir. Pour cela, il me faut encore grimper cette colline. Et durant cette montée, les souvenirs me reviennent.
Enfant, je venais passer l'après midi à jouer au sommet de la colline avec des amis, dans d'interminable parties de foot. C'était un rituel, que nous ne calculions pas en pourcentage, à l'époque. Puis j'ai grandis, et durant les trente années suivantes, absorbé par mes études et mon travail, j'ai oublié cet endroit.
Durant ces trente ans, de nombreuses choses sont arrivées. Notamment les drones. Ils ont reçu l'autorisation de voler en 2015. Au début, ils n'étaient que par quelques uns, par soif de nouveautés. Puis, rapidement, ils sont sont infiltrés dans toutes les activités humaines. Désormais, la majorité des objets sont transportés de cette façon, et chaque personne peut être sûr d'avoir, au dessus de lui, un "ange gardien" métallique pour le protéger, le surveiller, et anticiper les moindres de ses besoins.
Comme toutes les personnes de ma vie, le drone a chamboulé ma vie sans que je m'en rende compte. Comme il était utile, incroyablement utile, je me suis laissé faire et en quelques années à peine, j'en arrivais à me demander comment nous faisions, avant.
Mais il y a sept ans, une envie a commencé à naître. Sans doute l'approche de la cinquantaine. Toujours est-il que je n'avais pas de mots et de chiffres précis pour analyser et quantifier ce qu'il m'arrivait. C'était quelque chose d'instinctif. De viscéral. Revenir sur cette colonne où j'avais passé les meilleurs moments de mon enfance. Mais pas pour l'unique souvenir de mes parties de foot, non… pour ce qu'il se passait après.
J'arrive enfin au sommet de la colline, avec peine. Décidément, il faudrait que j'augmente mon pourcentage de sport, le dimanche. Je reste quelques secondes courbés, le temps de reprendre mon souffle, puis, les yeux clos, je m'allonge à tâtons dans l'herbe dont je sens la fraicheur sur ma nuque. La sensation que j'ai au creux du ventre ne fait qu'amplifier. Car je sais que les prochaines secondes seront importantes. Ce sont elles qui m'ont décidé, après avoir tourné la tête vers la fenêtre, d'entreprendre cette balade. Pour retrouver ce que je vivais, à l'époque.
Après le match, tous mes copains rentraient chez eux. Pas moi. Moi, je fermais les yeux et m'allongeais au sommet de la colline. Puis, après avoir apprécié les grésillements des animaux de la proche foret, j'ouvrais les yeux et plongeait dans le ciel. Il était généralement dégagé, d'un bleu étincelant, et je me perdais dans cette immensité. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais là-dedans mais je m'en fichais. Mes pensées défilaient, sans formes, sans structure, et je les laissais vagabonder, passant d'une incohérence à l'autre avec la joie enfantine qui me caractérisait.
Puis le ciel s'assombrissait et la lune, d'abord pâlotte et frémissante, s'affirmait lorsqu'à arrivait en renfort son armada d'étoiles, et mes pensées évoluaient au rythme des fluctuations du ciel, du bleu limpide au noir profond, constellé de points brillants. A ce moment là, je me semblais incroyablement seul, mais aussi incroyablement moi. Mes pensées semblaient comme libérées du carcan de la vie, je n'avais plus à répondre à aucune convention préconçue. Je pensais à tout et ne pensais à rien en même temps, et j'acceptais complètement cette ambivalence.
Et aujourd'hui encore, pour la sixième fois en sept ans, je suis à nouveau allongé dans l'herbe fraiche, et j'entends les grésillements. Sauf qu'il ne s'agit plus des insectes de la forêt environnante, mais des drones, qui volettent autours de moi. Et quand j'ouvre les yeux, ce qui scintille, désormais, sont les milliers de drone qui peuplent le ciel de la ville. Ils sont discrets, ils ne polluent pas, mais ils sont là, dans leurs mouvements géométriques et automatisés. Et je ne vois qu'au. Je ne perçois rien au delà, pas la moindre immensité, pas la moindre infinité. Aucune moyen de me perdre dans l'imprévu, car je sais exactement à quoi chacun d'entre eux correspond. Certains tournent au dessus de moi, d'autres traversent le ciel et la ville de part en part, à la recherche d'un sandwich ou d'un nouveau pantalon. Les derniers, enfin, surveillent chaque centimètre carré de la ville, près à intervenir à la moindre incartade.
A travers ce maillage métallique, mes yeux ne peuvent désormais plus se perdre dans l'immensité du ciel, et je réalise qu'une fois de plus, j'ai échoué. Mais je n'ai pas qu'à cause des drones, qui volent autours de moi. C'est que mon regard s'est limité, aussi. regarder le ciel sans but n'est pas logique, alors je ne vois rien de plus.
Comme à chaque fois, je me dis que si j'avais eu le courage de refuser de dire la direction en sortant de chez moi, les choses auraient été différentes. Je me serais peut-être perdu dans la ville, marché au hasard, mais j'aurais fini par arriver à destination, mais sans avoir emprunté le même cheminement. J'aurais pris plaisir à me mentir à moi-même, me disait que je n'allais nulle part, tout en sachant très bien où mes pas allaient me guider : sur les traces de mon enfance. Mais de cela, je n'en ai pas été capable. Je n'ai même pas pu refuser un autre chemin que le plus rapide. Je n'ai pu prendre que ce qui était le plus efficace, pas ce qui me faisait envie.
Je me dis que si j'avais choisis de faire quelque chose d'absurde, d'illogique, comme traverser avec le feu rouge, mon regard sur le ciel aurait aussi été absurde et illogique. J'aurais pu briser cette protection rationnelle qui enveloppe, désormais, chaque aspect de nos vies.
Si j'avais accepté de laisser, pour la première fois depuis des années, mon ventre gargouiller, j'aurais vu les choses différemment. Si, pour une fois, je me perdais un peu dans la ville, si la vie redevenait un petit peu imparfaite, alors je retrouverais, aussi, mes rêveries d'enfant. Désormais, je ne vois que la logique et la répétition des drones.
Et je regarde ce ciel, ce ciel de notre époque, qui reste plat, et dont je peux déjà prévoir les mouvements des drones qui le composent. Celui là va plonger d'ici quelques secondes, l'autre va continuer sa ronde dans le ciel, parfaitement ronde, justement. Car si ces bestioles de métal nous comprennent mieux que nous-mêmes désormais, nous aussi comprenons les drones, leur logique, et commençons à penser comme eux. Ils ne se sont pas uniquement rapproché de nous. Nous avons aussi fait notre moitié du chemin.
J'ai parfaitement accepté cet état des choses, si logique, si confortable. Sauf parfois. Certains dimanches, où un sentiment inconnu me pousse au dehors, et tenter de retrouver un peu d'imprévisibilité, même si j'ai compris depuis bien longtemps qu'elle n'était pas utile. Sans doute à cause de mon âge, qui sait. Quand j'en ai parlé, au bureau, les plus jeunes me regardaient avec une profonde stupéfaction.
Bien sûr, les choses changent sans cesse, et chaque époque détruit sa part de poésie. Avant l'arrivée des drones, les plaines vertes étaient détruites par les routes, par la construction d'immeuble, par le défrichage. A chaque époque ses évolutions, tout cela est logique. Mais je ne peux pas m'empêcher, malgré tout, de sentir une profonde boule à l'intérieur de moi. Cette sensation que j'éprouve depuis le début de l'après-midi, depuis que j'ai regardé par la fenêtre et qui est maintenant sur le point d'éclater.
C'est alors que quelque chose arrive. Quelque chose d'imprévisible, justement, comme pour contredire tout ce auquel je viens de réfléchir. Mes pensées se télescopent, comme lorsque je regardais le ciel profond de mon enfance. Mon corps, quant à lui, est secoué de frémissements, et mon intérieur semble s'effondrer sur lui-même. C'est une réaction incongrue, imprévisible, et ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Et tout ce tumulte intérieur se concrétise soudain à l'extérieur par une larme, unique, qui naquit dans mon oeuil droit. La première depuis des années et, toujours sans savoir pourquoi, je me sens profondément bien, à sentir cette larme rouler le long de mon visage. La preuve, infime, que je suis encore capable, un peu, d'imprédictibilité.
La goutte n'a pas atteint le bas de mon visage qu'elle disparaît. Épongée par un mouchoir que tient, délicatement, un drone volant à proximité et qui a anticipé l'apparition de cette larme en observant mon corps secoué de convulsions depuis tout à l'heure.
Alors qu'il range son mouchoir dans son tiroir à déchets, un énorme smiley souriant apparaît sur l'écran. Je sais que, tant que je ne lui rendrais pas la pareille, il ne disparaîtra pas.
Que voulez-vous, j'ai souris en retour.