Balloons

André Charles Idier

                                                             BALLOONS


Avez-vous déjà remarqué avec quelle incongruité nous demandons à une personne, pour connaître son travail, ce qu'elle fait dans la vie ? Et pourtant, le héros de notre étonnante histoire démontre aisément qu'on peut remplir brillamment quelque fonction - en l'occurrence diriger le laboratoire de recherches d'un important fabricant de préservatifs et lubrifiants, et ne réussir à peu près rien dans la vie, la vraie, à savoir être un adolescent attardé et maladroit, encombré d'une autistique passion pour l'écriture de jeux de rôle Grandeur Nature, incapable de ne rien entendre à toute la subtilité des mille règles invisibles qui régissent la vie en société, et notamment aux lois de l'amour. Le grand dadais un brin voûté dont je vous parle a pourtant eu la chance incroyable de croiser le chemin de Luce, j'ai nommée la seule jeune fille qui ait jamais pris la peine de chercher à savoir ce qui pouvait bien se cacher derrière le regard myope et angoissé d'Eric. Et le plus fou, c'est que sous ses airs de championne du club d'échecs, ses pantalons larges et ses inamovibles casquettes de sport, elle était aussi jolie qu'intelligente ! Improbable et innocent, l'amour était né, et son troisième anniversaire voit débuter notre étonnante histoire...

Pendant ces trois années, l'investissement professionnel et la paix du coeur ont si bien dévoré les jours d'Eric qu'il n'a pas su trouver le temps de regarder Luce devenir une jeune femme épanouie : elle porte parfois des robes élégantes, souvent des sous-vêtements chics, se parfume, se maquille, et n'a rien perdu de son naturel sensible et charmant. Sûr de sa parfaite connaissance des goûts de Luce, Eric choisit de lui offrir pour leur troisième anniversaire une énième casquette de baseball vintage. Ce sera celle de trop : meurtrie par le manque d'attention d'Eric à l'égard de ses efforts, Luce se prend à craindre d'Eric qu'il ne soit qu'une éternelle chrysalide, l'esquisse d'un homme adéquat, une promesse électorale pour deux. Quelques jours plus tard, constatant l'apathie totale de son fiancé face à ses reproches, Luce prend ses affaires et le quitte.

Après quelques mois d'affaissement dans les abysses de la dépression, Eric est sorti de sa torpeur par Yvon, son meilleur ami – et à vrai dire le seul, qui décide de lui changer les idées d'une manière hors-du-commun : ils partent ensemble faire la tournée des Grands Ducs dans les bars chics de la ville. Aussi peu habitués l'un que l'autre aux effluves mondaines, ils s'enivrent trop vite, et se séparent après un houleux débat de purs rôlistes. Déterminé, Eric reprend seul le chemin d'une cuite mémorable, jusqu'à croiser la route de Luce, accompagnée d'un jeune homme élégant, sportif, brillant, sociable... et sympathique. Ne pouvant soutenir un spectacle aussi cruel, Eric se saoule encore et ne rentre chez lui qu'au milieu de la nuit.

Fou de désespoir, il décide de jeter dans un grand sac poubelle toutes les affaires que Luce a oubliées chez lui et toutes les photographies sur lesquelles elle apparait. Mais, poussé par un sens du tragique que nul ne lui connaissait, il étend son tri sélectif à toute trace de présence féminine, ainsi qu'à tout ce qui évoque l'amour dans son appartement : des photos de ses amoureuses d'enfance en passant par les pages concernées de ses journaux intimes, jusqu'aux portraits de ses sœurs et de sa mère, Eric balance à tours de bras. Alors qu'il porte le sac devenu énorme dans son atelier de chimie, il glisse et chute sur l'établi - faisant tomber dans le sac une dizaine de produits toxiques, et s'évanouit sur le carrelage glacial de son garage.

Des heures plus tard, une voix d'ange tire Eric d'un sommeil peuplé de cauchemars. Ébahi, apeuré, il croit d'abord rêver : coincé sous le plafond du garage, le sac poubelle qu'il avait rempli avant de se coucher est devenu un étrange ballon translucide qui semble bien vivant, à l'intérieur duquel apparait le visage d'une femme irrésistible. Et le plus épatant, c'est qu'Eric en tombe immédiatement amoureux.

Après quelques mois d'une idylle secrète, et sous la fraternelle pression d'Yvon, Eric va devoir faire son coming-out et assumer aux yeux de tous le bonheur amoureux qu'il a trouvé auprès d'un visage de femme enfermé dans un ballon de baudruche. Dès lors, son destin prend un tournant tout à fait inattendu : après la commercialisation mondiale de son ballon d'amour, Eric devient en quelques mois le génial créateur de l'arme absolue contre la misère amoureuse, un richissime scientifique romantique, un poète courtisé, l'entrepreneur de l'année selon Newsweek, l'homme à reconquérir selon Luce. Mais pour ses détracteurs, il est surtout celui qui a semé le trouble dans des millions de couples, et supprimé les derniers espoirs de l'humanité de voir un jour l'amour triompher sur l'individualisme et le consumérisme sentimental.

Et le plus chouette, c'est que ça ne fait que commencer.

                                                     * * *

Interrompant soudain le martèlement de ses longs doigts sur le clavier, Éric décida qu'il achèverait plus tard ce courrier électronique : il était déjà l'heure de partir. Il fit pivoter son fauteuil d'un demi-tour mais, quand il s'apprêtait à se lever, il se renfrogna tout au fond du siège, happé par le spectacle ordinaire qu'offrait la baie vitrée de son bureau. Un doux faisceau de lumière automnale enveloppait l'échangeur d'autoroute. La périphérie d'une fourmilière, charriant des millions de trajectoires singulières dont chacune ne pouvait faire sens qu'en rejoignant la multitude. Eric pensa qu'il n'y aurait peut-être jamais de fin au foisonnement de l'activité humaine. En dépit des thèses écologiques les plus alarmistes, personne ne pouvait affirmer qu'un jour prochain l'écosystème reprendrait ses billes et nous réduirait au silence. Mais il est certain que, loin au-dessus des feux rouges, des clignotants et des gyrophares, le soleil nous accompagnerait jusqu'au bout. Quatre milliards d'années qu'il trônait au centre de toute chose, sphère idéale, perpétuelle étincelle qui offre la vie, révélant la ronde de ses courtisanes pataudes et glaciales, œil vital mais insoutenable, inapprochable mais débordant d'amour. Un amour idéal qui serait l'alter ego de tous mais que nul ne posséderait jamais. Et pourtant... « Bip ».

« Bibip », fit encore la montre numérique au poignet d'Éric, signalant qu'il était quinze heures et le contraignant à un atterrissage en catastrophe. Éric se leva d'un bond mal assuré et s'engouffra dans la salle de bains attenante à son bureau.

Tout en ajustant sa blouse de protection et ses sabots verdâtres, il songeait avec résignation que toute activité professionnelle était incompatible avec la disponibilité spirituelle nécessaire pour s'envoler jusqu'au monde des idées, et qu'il lui faudrait sans doute attendre la fin de sa carrière pour développer une véritable compréhension du monde et du sens de l'existence. Décidément, la vie en société nous imposait souvent de faire les choses dans le mauvais ordre.

Les longs couloirs du département recherche et développement de Calinos & Cie étaient peints de laque blanche du sol au plafond, pour mieux refléter la volonté de crédibilité scientifique du bien-aimé fondateur de l'entreprise, Edmond-Isidore de la Blottière. Surgissant d'entre les lames du faux plafond, la lumière crue des néons explosait contre ces murs immaculés avec un éclat tel qu'il n'était pas rare d'assister à une collision entre deux passants aveuglés. Afin d'y voir plus clair, la plupart des laborantins portaient donc, en plus de la tenue réglementaire, des lunettes de soleil. Tout ceci conférait aux locaux du département une ambiance mystérieuse, voire futuriste en toc.

_ Bonjour, et désolé du retard, je sors tout juste d'une réunion.

Ses assistants, lui répondant à peine, étaient en train de peaufiner les derniers réglages de nombreux instruments scientifiques, du matériel électronique ronronnait dans toute la pièce.

_ Est-ce que le couple-test est prêt ?

_ Oui monsieur, ils attendent dans le vestiaire. Ils sont préparés , répondit Caroline, une laborantine débutante dont on ne pouvait distinguer que les grands yeux bruns en amande et quelques mignonnes tâches de rousseur entre son masque de protection et sa charlotte.

_ Très bien. Alors allez les chercher, et prenez l'oreillette avec vous : aujourd'hui c'est vous qui les accompagnerez en salle de test.

_ Tout de suite.

Caroline s'empara du matériel demandé, et quitta rapidement la pièce en fermant la porte un peu trop fort. Elle était mal à l'aise lorsqu'elle devait rester avec les cobayes, elle souffrait d'un sentiment honteux, d'une gêne liée à quelque chose de l'ordre du voyeurisme.

_ François, on en est où du matériel ? Tout est paré ?

_ Parfaitement monsieur. Le scanner chauffe depuis une dizaine de minutes, j'ai effectué le calibrage de l'objectif thermique, et tous les moniteurs sont opérationnels. Les différents capteurs et les sondes sont eux aussi fin prêts, ils attendent les cobayes de l'autre côté.

François était le petit protégé d'Eric au sein du l'équipe, son homme de confiance, fidèle, zélé, mais pas vantard.

_ Parfait. Jessica, de votre côté, tout est en place ?

_ Les produits sont prêts, je les ai disposé dans la salle de test. Tenez, je vous ai aussi imprimé la liste des prochains produits à valider, elle vient de m'être expédiée par le Directeur du Marketing.

_ Mettez-moi ça de côté, nous verrons cette liste plus tard, concentrons-nous sur nos travaux du jour. D'ailleurs, voici nos vedettes...

Le couple de testeurs entrait en effet dans la salle de test, qui se trouvait de l'autre côté d'une vitre sans teint. Une rondelette jeune femme brune d'une vingtaine d'années s'avançait devant son compagnon, un homme à la peau mate à peine plus âgé qu'elle, qui portait une paire de lunettes à l'épaisse monture noire et dont le crâne était rasé. Ils étaient seulement vêtus d'une légère tunique blanche qui ne recouvrait que leur torse. Caroline les précédait. Elle expliquait maintenant à la jeune femme comment positionner son dos sur la table de test, puis l'invita à se dénuder. Puis il fallait donner quelques instructions au jeune homme, qui lançait à son amie des regards tendres et amusés. Caroline le plaça debout, devant la table, au niveau du bassin de sa partenaire, et l'intima lui aussi à se dénuder. Elle se saisit ensuite du bras articulé sur lequel était monté l'objectif du scanner et l'ajusta à la position choisie par les deux cobayes. Elle regarda alors en direction de la vitre sans teint :

_ Tout est prêt de mon côté, est-ce que l'objectif est bien placé pour vous ?

Eric vérifia dans son moniteur, actionna un bouton de son micro qui lui permettait de ne parler que dans l'oreillette de Caroline :

_ Tout est OK, l'ordinateur enregistre. Tu peux leur donner le premier produit, on commence par le « Champagne ».

_ Très bien.

Elle se dirigea vers le couple qui semblait comme figé, attendant certainement ses instructions. Caroline prit sa voix la plus douce :

_ Comme je vous le disais dans le bureau, il peut arriver que vous ayez un peu de mal au début du test, c'est tout à fait normal, prenez votre temps, soyez naturels. Nous allons commencer par un modèle parfumé, qui devrait provoquer une sensation particulière après quelques minutes d'utilisation, je vous dirai quand vous arrêter, alors d'ici là faites comme si vous étiez chez vous.

Le couple répondit d'un hochement de tête synchronisé. Derrière son masque Caroline leur sourit tendrement, puis elle s'assit dans un coin de la pièce, face à eux.

Comme d'habitude, les débuts étaient difficiles. Le jeune homme cherchait depuis quelques minutes à se lancer, mais sans succès, en dépit de l'assistance de sa partenaire. Celle-ci, sans cesser ses efforts, s'adressa à Caroline :

_ Excusez-moi... Vous allez rester avec nous pendant tout le test ?

_ Généralement c'est le cas. Je pourrais vous laisser seuls entre chaque changement de produit, mais nous avons constaté que les aller-retour perturbent encore plus les participants...

_ Moi ça ne me dérange pas que vous restiez, interrompit le jeune homme, fixant Caroline d'un regard pénétrant. Sa partenaire tiqua légèrement, mais cette intervention détendit l'atmosphère et ragaillardit le cobaye, qui fut soudain bandé comme un arc : Eric et ses assistants allaient enfin savoir ce que le préservatif "Champagne" avait dans le ventre.

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