Bandé

zou

 

Paris, bus ligne 18, 19h, mardi soir 20 juillet. Personne ne scille, personne ne bouge, la canicule écrase la chaussée, dont l'asphalte renvoie des ondes de chaleur telles que les fenêtres ouvertes du véhicule sont comme les portes béantes d'un four.  Quel enfer sur terre ! Marissa est très énervée, harassée . C'est cette réunion qui nous a plombés, j'aurais dû partir avant que la subtile idée n'en soit lancée par Iris, évidemment elle n'a que cela a faire, avec son bras plâtré, stupidement cassé avant son départ en vacances sportives, qu'elle a dû annuler… la prochaine fois, niet, je me barre à 17H comme prévu.

 

Zip Zap, les portes s'ouvrent et se ferment dans un souffle de forge qui fait exhaler un profond soupir à tous les voyageurs aoutiens entassés, debout pour la plupart à cette mauvaise heure où les bus se font rares. Seul un homme est monté, un black magnifique, sourire aux lèvres et tenue chic chic. Frais comme au petit matin, costume clair ajusté, pieds nus dans des mocassins Tods camel,  crâne rasé de près.  C'est lui.

 

Il s'est glissé élégamment et poliment vers le fonds, jouant des coudes avec gaité, le chemin s'ouvre miraculeusement devant lui. Marissa le regarde s'approcher, il ne l'a pas encore regardée. C'est lui, c'est Omar, qui depuis peu, prend cette ligne régulièrement, ils ont voyagé ensemble trois fois cette semaine, le matin, assis plus ou moins loin l'un de l'autre, mais toujours face à face. Elle a entendu un ami le héler hier, entamant avec lui une joyeuse conversation qu'il a tenue sans presque la lâcher du regard. C'est un homme qu'on ne peut ignorer: sa beauté et son élégance sont de celles qui frapperaient un aveugle, impossible de ne pas être sensible aux ondes qu'il dégage. Aujourd'hui, il  porte sur l'œil droit un bandeau en tissu wax africain qui lui donne l'air d'un pirate des terres ocres. Son œil libre survole la foule, qu'il ne semble pas voir, perdu dans ses pensées : il doit chanter pour lui-même une mélodie chaloupée qui guide le rythme de son pas pourtant entravé.

 

Marissa n'a pas bougé, immobile dans son bain de vapeur. Son corps, tendu à la vue de l'homme  nouvellement borgne, a fait perler  entre ses omoplates une goutte de sueur qui s'est écoulée jusqu'à son coccyx  avant de se perdre plus bas, comme un petit pleur. Omar est là,  tout près d'elle, elle sent son souffle balayer ses cheveux lisses, dont la frange légère se soulève à peine devant ce petit ventilateur parfumé au réglisse. Quel délice !

 

En réalité, Omar a visé tout droit la jeune femme que depuis lundi il a regardée dans les yeux pendant trois voyages matinaux, celle qui lui a rendu son regard mais n'a dit mot, continuant sa route chaque jour après qu'il soit descendu. Arrêt Blanche! Le bus stoppe brutalement, Omar est accroché d'une main à la barre, et, dans la proximité extrême de Marissa où il se trouve balancé, glisse l'autre sous sa jupe jusqu'à son con à peine couvert.

 

Bonheur béni ! J'en rêvais et il l'a fait ! Ses doigts agiles sont là, glissés au point précis où mon cœur, à cet instant, bat le plus fort! Son œil libre posé négligemment sur le boulevard qui file derrière le bus, Omar, effleure le string d'une caresse légère, au rythme de la mélodie qu'il scande dans sa tête. Marissa croit l'entendre, et ses hanches, doucement, prennent le tempo.  Dehors, les sex-shops clignotent leur accord. Pas très discrète, en fait, car l'homme qui est à côté d'elle lui lance un regard courroucé, eh ma petite dame, on reste à sa place, vous n'êtes pas la seule à avoir chaud ! Dans un hoquet de regret, Marissa stoppe net son mouvement dansant, les doigts se sont défilés, mais, dans un geste de passe-passe,  ils glissent dans sa main un papier plié.

 

Arrêt Anvers. Omar va bientôt descendre. Il fait le chemin inverse, provoque quelques remarques désobligeantes, il est moins agile que tout à l‘heure, et joue de son regard occulté pour présenter quelques excuses. Marissa le voit mettre le pied sur le trottoir et porter à son nez le bout de ses doigts, les humant rapidement comme il snifferait une ligne. Puis il tourne vers elle son œil unique, qui sourit dans le visage impassible.  Oui, elle le confirme, les jambes flageolantes, qui ne dit mot consent…ouvre vite le papier  « Omar, 44 rue d'Orsel, monte tout de suite », le retourne et trouve au dos une publicité imprimée sur fond de femme nue « Bois bandé, stimulant sexuel très puissant, redresseur du zizi ».  Marissa éclate de rire et se fraie un passage forcé pour ne pas rater l'arrêt suivant. 

 

Sur le boulevard, son pas pressé résonne devant Tati. Marissa connaît bien ce quartier dit « St Pierre », qu'elle arpente régulièrement à la recherche de beaux tissus pour cocooner  son petit appartement sous les toits. Elle  a en tête le chemin le plus court, et court presque, enfile la rue d'Orsel et passe, essoufflée, le pas de porte du 44 . Son chemisier humide laisse deviner le dessin de son soutien gorge, elle le décolle d'un geste de lavandière qui secouerait son linge pour le faire s'enfler d'un peu d'air trop chaud, en déchiffrant les noms sur les boites aux lettres. Qui aurait dit une heure plus tôt qu'elle serait là, maintenant, plus excitée qu'énervée ! L'escalier est sombre, presque frais.  Sur le palier du deuxième étage, l'harmonica sensuel de Tajabone la guide vers une porte entre-ouverte, un mot épinglé sur le judas « tu es montée, maintenant quitte ta culotte ». Marissa, le con à l'air, est dans l'entrée, et sur la porte devant elle un autre mot est accroché : « ferme les yeux et entre ».

 

Omar a ôté son bandeau, porté plus tôt pour la parade. Il tient à la main le foulard de wax et, se glissant derrière Marissa, lui en couvre les yeux d'un geste précis, serrant le nœud avec délicatesse mais fermeté.  Puis, de la voix, il la guide doucement vers le canapé-lit ouvert, sur lequel elle butte et s'étale en poussant un petit cri.

 

Sur le tempo d'Ismael Lo, Omar contemple de ses yeux grands ouverts le spectacle offert des jambes écartées de Marissa. Sa voix s'élève comme un slam, qu'il clame avec calme, mezzo voce. A ton con magnifique, je voudrais goûter comme on croque  une mangue mûre, je sens sa douceur soyeuse sur ma langue sûre,  sa pulpe juteuse au grain si fin coulera  dans ma bouche joueuse, ton fruit est doux, je serai dur.  Marissa l'interrompt. Elle sent son pubis se soulever vers le visage de l'homme inspiré, au plus près du petit courant d'air qu'il émet, lui soufflant de jouer le jeu. Son cœur bat fort, jusque dans son bas-ventre, et sa langue se délie. Omar, oui, tu me dégusteras, garde ton sexe magnifiquement bandé. Pense à moi, Marissa, que tu as choisie, pour qu'il reste bandé comme un bois dur, bandé comme une belle branche d'olivier où je taillerai une pipe, les yeux enfin ouverts. Un vrai bois bandé, sans poudre magique. C'est au tour d'Omar d'éclater joyeusement de rire, la belle aveugle a compris le message, cela le touche plus qu'il n'espérait!

 

C'est fini  pour aujourd'hui. Marissa, tu reviendras, je t'attends demain soir, pour la suite de l'histoire. Dehors, le soleil pense à se coucher dans une  chaleur rayonnante qui durera la nuit.

 

La Défense, Tour Espace, 9h, mercredi 21 juillet. La clim fraichit les corps dont dehors la canicule, déjà, travaille à la surchauffe. Marissa entre dans le bureau d'Iris, et glisse autour de son bras souffrant le foulard de wax  qu'elle noue gracieusement. Quel beau bras bandé tu as là, Iris ! Sous les yeux interrogatifs de sa patronne déjà bougonne, Marissa prend la porte en riant…et surtout, merci !

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