Le boss, la stagiaire de Sciences-Po, et les autres…

Célestine Tichit

J'avais depuis toujours décidé de travailler dans la finance. Pas pour les millions en Suisse, ni pour la Rolex (Dieu merci, je n'ai pas encore l'âge de porter une montre), mais pour les femmes. Je voulais devenir, le plus vite possible, beau comme Crésus.

Oui, de ce visage que j'ai reçu à ma naissance, j'ai des choses à dire. D'abord, qu'il m'a fallu l'accepter. Les autres l'ont fait mieux que moi. Jamais de ma vie je n'ai reçu de remarque désobligeante sur mon physique ; ni admirative non plus.

Le flou, le néant, le banal, l'ordinaire, le normal, le plat pays, le standard de fabrication, des trous et des bosses placés exactement au bon endroit pour n'en avoir rien à dire. Voici mon visage.

J'aurais pu être cambrioleur de banque, un métier tout indiqué. Faire mon portrait-robot se serait révélé aussi ambitieux que de chercher le boson de Higgs. Mais au moins, celui-ci, quelques décennies et quelques centaines de cerveaux réunis ont suffi à le dénicher. Ce qui définit mon visage, les générations futures pourront bien s'y atteler, cela restera comme la conjecture de Poincaré : l'énigme suprême.

En définitive, j'ai plutôt choisi de diriger la banque.

Aujourd'hui, je suis le Boss. Les yeux des autres ne me traversent plus.

Le matin, j'arrive le dernier, je longe le bureau vitré des assistantes, je croise mes collaborateurs, je glisse une tête dans un open space et je vérifie. Je scrute leurs yeux, j'y lis ce qui me fait bander, le désir, l'envie, la jalousie, la concupiscence, la tentation, tout ce qui m'a été interdit dans ma jeunesse par ce physique de néant.

Lorsque ces regards sont apparus, je me suis d'abord méfié et je les ai craints, quelle blague ! J'étais alors comme un nouveau-né criard, paniqué d'être seul, et qui rencontre sans bien les distinguer les pupilles de sa mère. Il lui faut un certain temps pour les identifier et reconnaître en elle une alliée. De la même façon, je suis né aux autres lorsqu'ils m'ont regardé, et je n'ai pas reconnu immédiatement ce rapport humain nouveau pour moi.

La gestation a été longue, mais je ne peux plus retomber à présent, j'ai goûté aux délices de la séduction et j'en puise des transports inespérés. Je suis installé là-haut, dans cette sphère où mes semblables sont drogués par les mêmes effets. Nous sommes solidaires, sans limite, parce que nous reconnaissons chez nos pairs notre fragilité, cette dépendance au pouvoir qui peut nous détruire en un éclair. Un vote défavorable du Conseil d'administration nous met genou à terre, et les millions d'euros ne sauront nous consoler.

 

Je jouis du regard des femmes et je ne m'en rassasie pas. Je n'aime plus ma chère Ségolène, elle m'a connu trop jeune pour me voir comme les femelles d'aujourd'hui, mais je suis assez peiné de m'éloigner d'elle. Je pense –j'espère -  qu'elle a un amant, sûrement un de mes directeurs généraux mais je n'ai jamais cherché à savoir lequel. Je souhaite qu'il la satisfasse et qu'il la traite comme une impératrice, je ne peux pas dire moins, à moins qu'elle ne préfère jouer à la putain ? Elle s'amuserait plus.

J'ai besoin de les séduire toutes, d'en baiser certaines mais dans ce cas, je les quitte très vite. Je ne supporte pas le moment où mon pouvoir se dissout dans l'intimité.  

J'ai croisé la nouvelle stagiaire de l'été. Il paraît qu'elle prépare Sciences-Po, tant mieux. Les intellectuelles sont mes proies préférées, elles résistent jusqu'au dernier point puis se jettent dans la tourmente avec une fougue démesurée, celle qui m'est nécessaire aujourd'hui pour m'exciter ; ma dose augmente d'année en année.

Elle est fine, presque maigre, et j'adore ça. Mon expérience me montre que ces femmes qui contrôlent leur nourriture de façon obsessionnelle sont aussi celles qui plongent le plus loin dans mon gouffre. Quand l'élastique se rompt le résultat est fantastique, je reçois leur fièvre comme une liqueur qui me brûle les veines.

Le feu couve pour l'instant, elle baisse les yeux. Faisons-là venir, pour voir. Je bande déjà.

 

Chloé entre. Elle regarde. Elle voit. Le bureau en ébène, les dossiers en pagaille. Le costume italien, les pellicules de vaurien. Les grandes mains puissantes, les ongles rongés. Le front assez haut, les cheveux en bataille. La bouche qui sourit, les yeux qui se tordent. Et les jambes écartées, et le désir de l'homme, et le Boss qui s'efface. Et le bonhomme qui lui fait face.

 

Merci à JMG Le Clezio, pour le passage : De ce visage que j'ai reçu à la naissance, j'ai des choses à dire. D'abord, qu'il m'a fallu l'accepter. (L'Africain, 2004)

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