Battre le temps - Concours Galop d'Essai
pascale91
Je ne suis pas censée avoir conscience de la mort, seulement Clara m'en a parlé. Elle me dit tout, Clara, sa vie, ses errances, ses inquiétudes et ses joies, le temps qui passe et le monde qu'elle côtoie, et sans doute parce que je suis patiente et que je ne la contredis pas, elle ne se lasse pas de me raconter. C'est drôle comme l'humain éprouve le besoin de se déballer. Alors depuis dix-sept ans, j'écoute ses histoires sans broncher, du moment que dans l'intervalle, on se ballade, on s'égare dans quelques courses effrénées, et puis surtout qu'après, elle me laisse brouter. C'est un pacte tacite entre nous et au fond j'apprécie qu'elle se livre à moi, ça fait de moi une jument philosophe et très informée, et puis cette confiance aveugle qu'elle me témoigne me plaît.
Donc maintenant, je sais qu'un jour pour chacun de nous, il paraît que tout va s'arrêter. J'ignore comment ça se produit, mais à priori, ça lui fait peur à Clara. Pourtant, ça n'a pas l'air dramatique, c'est terminé en un claquement de sabots, on perd la conscience de soi, on n'est juste plus là. Mais on est où alors ? Je n'ai pas posé la question, mais elle a compris qu'elle devait m'expliquer. Elle m'a promis que je m'en irai gambader dans d'immenses pâturages dépourvus de clôtures électrifiées, avec de l'herbe courte et grasse, celle que j'affectionne spécialement, sans touffe de plantain ni autre saleté, et puis plein de ruisseaux d'eau claire pour se désaltérer, et que je retrouverai des copains qui sont partis avant moi. Elle a même cité quelques noms que je ne connais pas. De vieilles connaissances à elle probablement, qui sont déjà là-bas. Peut-être aussi que j'aurai un poulain, elle a dit. C'est vrai que je n'en ai pas eu l'occasion ici bas et que mon instinct de reproduction s'en est trouvé frustré.
J'ai pensé que si c'était ça le programme, il n'y avait pas de quoi se tracasser. Seulement elle avait les larmes aux yeux Clara, quand elle me faisait la réclame de ce paradis là, et elle n'avait pas l'air sûre d'elle. En fait, je suis restée sans voix, je ne voulais pas la vexer, mais je suis persuadée qu'elle n'en sait rien, de ce qui arrivera.
Je ne suis pas dupe, je me rends compte que j'ai vieilli et que cette discussion a fait suite à la visite du « bourru ». Pour moi, c'est le bourru, Clara l'appelle le véto. Je le déteste celui-là. D'abord, chaque fois qu'il passe, Clara affirme que ça lui coûte la peau des fesses, et comme elle affirme aussi qu'elle n'est pas Crésus, Clara (sans doute un richissime étalon...?), ça me culpabilise de la mettre dans l'embarras. Oui, je culpabilise, mais j'ai déjà mentionné que j'étais un cheval civilisé. Par ailleurs il n'a aucune éducation. Avant de m'ausculter, il me flanque une claque sur l'encolure avec rudesse, comme si j'étais une mule ou un vulgaire cheval de trait. Sans compter qu'il a une fâcheuse tendance à vouloir me coller son bras dans le C... on dirait que ça tourne à l'obsession ! Non mais, et puis quoi ?! Je suis selle français moi, j'ai un pedigree bien plus long que son bras. Il a fait les Jeux Olympiques mon père, c'est un étalon performer de renommée internationale. Et si j'ai eu un parcours plus modeste, je n'en ai pas moins été une excellente jument de compétition. Ça devrait suffire à forcer le respect, non ?! Juste un brin indisciplinée, c'est ce qui nous a empêchées de gravir les plus hauts échelons, je le reconnais. Gros inconvénient de mon tempérament, on ne se refait pas. « J'ai du jus, je suis fougueuse », qu'ils disent dans le jargon. J'ai prétendu que j'étais patiente, je le suis devenue, mais seulement quand on ne m'emmerde pas. En réalité, j'ai mon point de vue sur la question et je finis par estimer que je suis surtout fainéante. Ça m'a toujours fait suer de bosser. Je me suis acquittée des tâches du mieux que j'ai pu, pour peu qu'elles m'aient été gentiment demandées, mais dans le fond, rien de tel qu'une bonne douche, un brossage complet et une séance de détente au pré.
Ça, c'est bien les hommes ! Non contents de s'approprier la planète et d'asservir toutes les espèces exceptée la leur, encore a-t-il fallu qu'ils nous intègrent à leur civilisation, condamnant leur « plus noble conquête » soit-disant, aux travaux forcés. Si j'en crois Clara, les hommes ne sont guère plus magnanimes entre eux, continuant à se massacrer ou à rivaliser âprement, pas pour de la nourriture de surcroît, pour l'argent et le pouvoir, mais selon elle c'est kif-kif bourricot chez eux. Je ne blâme pas Clara concernant ma condition, je comprends que nous sommes des pions du système, contraintes à nous plier aux règles elle et moi. À y réfléchir, cheval de concours, propriété d'une bonne cavalière aux petits soins pour moi, je m'en tire à bon compte. J'aurais pu aussi virer monture de club, à tourner indéfiniment en rond dans un manège avec des débutants, le dos fracassé par leur manque d'assiette, la bouche cisaillée par leurs mains incompétentes, tout ça pour la même ration de picotin. Je les plains ces malchanceux galériens, bien qu'ils soient encore privilégiés par rapport aux plus lourdauds de nos congénères, élevés à la seule fin de produire du steak. En somme, je n'ai pas connu mon père et je ne m'en émeus pas – je ne suis pas insensible, c'est comme ça, chez les chevaux, on a très rarement l'opportunité de développer des relations avec son géniteur - mais je suis heureuse que mes origines m'aient assuré un destin clément.
Bref, le bourru, il a marmonné que mon cœur était très fatigué, qu'il pouvait flancher d'une seconde à l'autre, et Clara s'est mise à pleurer. Quel manque de tact ! Il aurait pu la ménager. Non, d'après lui, il n'était pas nécessaire de cesser le travail, pas d'un coup en tout cas, il fallait simplement limiter les efforts intenses, privilégier les promenades avec un peu de trot et surtout beaucoup de pas. Beaucoup de pas ?! Décidément il n'a rien compris, il ne me connaît pas. Je ne suis pas une jument de promenade ! Du reste je n'ai jamais aimé ça. J'y vais pour faire plaisir à Clara, mais j'ai envie de rentrer au moment de partir. Alors évidemment je ne traîne pas. Puis je me laisse griser en chemin par l'air ambiant. Mes naseaux se dilatent, mes sens sont aux aguets, pour capturer la moindre effluve, le moindre bruissement de la forêt. Je détecte la présence d'un chevreuil, d'une laie avec ses marcassins ou d'un simple écureuil avant que Clara ait commencé à se douter de quoi que ce soit. Je joue les effarouchées, ça me fait rire. Tant qu'à être née dans la peau d'une proie, dont le foutu premier réflexe est la fuite, j'exploite ce défaut pour notre plaisir. Je le sais que les mammifères que nous croisons ne sont pas des prédateurs pour moi. Je suis pourtant rattrapée par ma nature, c'est plus fort que moi. Je frissonne, je relève la queue en panache et puis je souffle fort en effectuant quelques embardées, histoire de lui faire comprendre que je suis d'humeur à galoper. Je suis toujours d'humeur à galoper, pourvu qu'on rentre à temps pour brouter !
Je joue mon herbivore de base, mais ce n'est pas la seule raison. Un désir impérieux m'appelle, à l'intérieur de moi. Mes muscles me démangent, ça me picote au fond du nez. Et puis autour, devant, sous mes fers, il y a toutes ces pistes dont le sol léger n'attend qu'à être foulé. Clara s'assure que le champ soit dégagé, ensuite elle me donne le feu vert. Décollage immédiat, je pense que je lui procure la sensation de voler. Elle se penche, resserre ses jambes en étau autour de moi pour garder le contact et tâcher de me maîtriser, mais en définitive elle se laisse emporter. Et moi je fends l'air, oreilles couchées, jusqu'au bout du sentier, jusqu'au bout du monde s'il le fallait, je crois que je serais capable de ne jamais m'arrêter. Pourquoi ? Pour battre le temps à la course, pour éprouver le goût du risque et de ses propres limites, pour ne plus avoir à penser qu'à l'instant présent, au sang qui bouillonne dans mes artères et qui cogne aux tempes de Clara, pour connaître une parenthèse d'osmose et de vérité. Au fond, je ne suis pas sûre, moi je ne suis qu'un équidé. Mais je jure qu'à un moment, pendant que les nuages de sable jaillissent sous mes sabots et accompagnent notre chevauchée, Clara redevient un animal et nous ne faisons plus qu'une. Je jure que nos battements de cœur sont synchronisés, que le temps, résigné, s'incline en silence et suspend lui-même sa course pour nous laisser passer. Finalement une fois que j'y suis, dans ces conditions, ça ne me déplaît pas les promenades. Alors il peut seriner ses avertissements, le bourru, il ne m'empêchera pas d'emmener Clara au galop.
Il paraît aussi que lorsqu'on est sur le point de s'en aller, on revoit des extraits du film de sa vie défiler dans sa tête. Clara m'a confié que ça lui avait fait ça, le jour où je l'ai embarquée sur des kilomètres de chemin sablé – j'étais une adolescente perturbée, on se découvrait à peine, elle venait juste de m'acheter – avant de débouler fond de train sur une « deux fois deux voies » fort empruntée. Je me souviens maintenant, avant de franchir d'un bond l'ultime barrière qui nous séparait de la nationale (j'avais décidément des dispositions pour l'obstacle), ce qu'elle a crié : « Stop, je t'en supplie ! On va mourir ! Birdie, on va mourir, j'te dis ! ». Birdie, c'est mon nom. Autant confesser que je n'ai pas tenu compte de sa mise en garde. D'abord, j'ignorais que nous allions nous retrouver sur une très grosse route, que j'allais entendre crisser les freins d'un camion et provoquer un embouteillage peu ordinaire, derrière cette ridicule palanque que j'ai cru de mon devoir, dans l'affolement, d'enjamber prestement. Je me doutais bien que quelque chose ne tournait pas rond parce qu'à l'entraînement, les barres qu'on me demandait de sauter étaient bien plus impressionnantes. Ensuite et pour ma décharge, je n'étais pas encore un cheval pensant et je ne savais pas, à l'époque, ce que signifiait le mot « mourir ». Je sentais juste Clara paniquée – elle était beaucoup moins expérimentée qu'aujourd'hui ma Clara - et j'ai paniqué de plus bel, poursuivant ma cavalcade sans elle puisqu'elle m'avait lâchement plantée en tombant lourdement devant un pare-choc chromé, sur la file de gauche avant de prendre la tangente par quelque rue plus étroite, où un passant providentiel a pris son courage à deux mains pour m'intercepter. Il faut préciser que j'avais nettement ralenti l'allure, étant donné que sans guide et totalement déboussolée, je ne retrouvais pas le chemin pour rentrer. Plus de peur que de mal à l'issue de ce fâcheux incident, mais j'avoue ne pas être fière de ce moment d'égarement. Il faut bien que jeunesse se passe...
Après ça, nous avons fait plus ample connaissance avec Clara, nous nous sommes apprivoisées et un mors plus costaud au fond de ma bouche aidant, j'ai consenti à m'assagir. Le plus inouï, c'est qu'elle ne m'en a jamais voulu pour ça. C'est vraiment une chic fille Clara. Au fil de notre collaboration, elle est devenue, un peu grâce à mes aptitudes et à ma bonne volonté – j'ai l'outrecuidance de le penser - une cavalière confirmée. J'ai continué à être une jument efficace et affûtée... avec son petit grain de folie, celui qui nous a valu quelques désillusions en concours, refus par inadvertance, barres tutoyées par excès de vitesse, au moment où j'aurais dû me concentrer pour prendre mon impulsion, mais qui nous a garanti de belles victoires aussi, parce que j'étais plus véloce que mes concurrents.
Le film de sa vie dans sa tête... ? Je ne dois pas être loin du départ dans ce cas, parce que les flashs se bousculent dans mon cerveau de jument. Je les consigne hâtivement dans ces mémoires imaginaires - je ne possède pas la faculté d'écrire naturellement - pour ne pas qu'ils s'effacent, pour que se murmure dans le souffle du vent, la certitude que les chevaux vivent fort et pensent aussi de temps en temps.
Je me revois pouliche, en train de caracoler à côté de maman. Elle s'appelait Fleur Bleue pour les hommes, pour moi c'était maman. Et non, je ne suis pas seulement Birdie, je suis Birdie Bleue, rappel de mon élevage d'origine. C'est ainsi, les chevaux aussi ont des noms de famille. Bleu pour un cheval, c'est un peu con. Clara m'a raconté qu'aux profanes qui l’interpellaient (« Pourquoi bleue ?! »), elle répondait : « Ben parce qu'elle est bleue, pardi ! ». Face à l'incrédulité de ses interlocuteurs, elle ajoutait : « Bleu très clair, tirant sur le gris, c'est une robe assez rare mais j'te jure que par grand soleil, elle a de vrais reflets qui apparaissent ». Et les pauvres bougres de finir par la croire avant qu'elle annonce en rigolant qu'elle se payait leur tête. Je suis baie moi, classique, crinière et queue ébène et une petite marque blanche en tête. De toutes façons, bleue, elle ne le prononce jamais, et quand elle m'appelle Birdie, c'est parce qu'elle requiert spécialement mon attention ou qu'elle est fâchée. Sinon, elle me gratifie de surnoms qui n'ont strictement rien à voir et qui sont un peu grotesques, à la vérité : pour elle, je suis « Michka », « Michkanoune » ou « Noune » simplement. Allez savoir... Qu'importe, dans sa bouche ça sonne mignon, et puis c'est entre nous, juste pour information, parce que ce sont mes confessions intimes, quoi !
Tant d'autres détails me reviennent. Ce satané concours où j'ai fait chuter ma première proprio, une snobinarde qui ne pensait qu'à ses performances. Elle n'était pas méchante avec moi, mais elle se souciait davantage des jeunes mâles qui tournaient aux abords de son boxe que de me donner des carottes quand j'avais fini de la trimbaler. Je n'ai pas fait exprès. Elle m'a envoyée une foulée trop tôt ; ce jour là, moi aussi je suis tombée. J'en conserve les stigmates, des douleurs récurrentes au dos. De son côté, elle a passé un mois à l'hôpital. Terminé l'équitation, elle a pris la frousse, alors son père m'a revendue. C'est comme ça que j'ai fait équipe avec Clara. Une bénédiction. Clara, elle n'oublie jamais mes friandises. Il y a aussi ses caresses délicates et le sourire satisfait qu'elle arbore après une séance de dressage concluante, quand j'ai effectué pile poil ses déplacements latéraux et que je lui ai placé sur une longueur de carrière des changements de pied tous les deux temps. C'est du boulot ! Un dur labeur qui n'est plus de mon âge. D'ailleurs elle est moins exigeante à présent.
L'époque des compétitions est révolue depuis longtemps, elle s'est achevée quand Clara a eu un enfant. Elle avait même commencé à lever le pied avant, parce que son mari n'appréciait guère les chevaux – différent du bourru mais pas aimable non plus, celui-là - et qu'il estimait que les concours empiétaient sur leur vie de couple. Une période en demi-teinte qui a duré sept ans pour moi, pour elle aussi puisqu'après il est parti. Avec une vulgaire « gourdasse », elle a dit (je ne connais pas cette race là). Elle ne l'aimait plus assez, qu'il a eu le toupet de prétexter. De mon regard de jument, je trouve qu'elle en a fait des concessions, pourtant. Tant-pis pour lui et bon vent ! Clara s'en est remise moins facilement. Je l'ai laissé sangloter sur mon épaule chaque fois qu'elle en a eu besoin, chaque fois qu'elle s'est demandée comment elle allait réussir à me garder. Je me faisais du mauvais sang mais je ne lui montrais pas. J'ai remballé mes caprices un moment, je lui ai sorti le grand jeu, trot en extension, galop à faux, épaules en dedans, pour lui remonter le moral à ma façon. Finalement, elle a surmonté ses difficultés, elle s'est redressée, elle m'a même présenté certains de ses amants. Ensuite, en tête-à-tête, on faisait le tri dans les prétendants. Qu'est-ce qu'on s'est marrées ! Au bout du compte, elle n'a adopté personne sur la durée. Elle dit qu'elle est mieux seule, mais je crois qu'elle ment. Sa fille en revanche, elle ne s'en est pas séparée. Curieux comme les petits d'homme restent auprès de leurs parents, même en grandissant. J'étais un peu jalouse au début, parce que j'ai vu que Clara tenait plus à elle qu'à moi. J'en ai pris mon parti. L'amour maternel demeure un mystère pour moi mais la gamine est sympa et elle m'apporte toujours des bonbons « spécial chevaux » : j'en raffole de ces cochonneries là. Et si elle continue à progresser sur d'autres que moi, j'ai la fierté de lui avoir mis le pied à l'étrier.
Voilà Clara, dix-sept ans avec toi, ça va peut-être me manquer tout ça. Elle m'a promis que le boxe, c'était terminé, que cet été je m'en irai à la campagne dans les prés, chez un de ses amis qui possède une ferme et d'autres chevaux. Une aventure excitante en perspective mais je ne la vivrai pas. Je préfère filer comme une comète que de me voir cantonnée au rôle de vieille haridelle essoufflée. Aucune importance Clara, c'est l'intention qui compte.
Ce matin, on repart en promenade. Elle m'a prévenue : « que du trot et du pas ». Cause toujours ! Je vais l'emmener et elle ne résistera pas. Pour une fois, j'aurais aimé brouter avant mais je n'insiste pas, inutile d'éveiller ses soupçons. Je ne reviendrai pas, je le sais, je le sens. L'avantage d'être animal, l'instinct ne trompe pas. Les humains aussi ont un instinct, simplement ils ont oublié qu'ils pouvaient s'en servir. S'ils acceptaient de l'écouter seulement, ils seraient plus sereins pour affronter leur vie.
Docile jusque là, je lui vole les rênes brusquement. La lisière de la forêt dans le viseur, je suis mon plan. Je n'ai pas peur, juste envie de battre le temps. Accroche-toi, laisse moi faire, Clara. Nos cœurs se rejoignent un instant, avant que mes palpitations n'accélèrent démesurément. Ça m'est égal. J'enclenche la vitesse lumière. Est-ce que tu les vois toi aussi, les étoiles, Clara ?
D'un coup, quelque chose s'est rompu à l'intérieur de mon poitrail. Une gigantesque crispation, suivie d'une perte totale de sensations. Encore deux ou trois foulées pourtant, j'irai au bout de la piste, pas question de céder avant. Là, c'est parfait, à l'orée du bois, le centre équestre n'est qu'à quelques pas. Je m'arrête et tâche de m'effondrer en douceur. Je ne veux pas la faire tomber, elle va déjà avoir assez de peine comme ça. Sèche tes larmes, Clara, il aurait lâché, mon cœur, de toutes façons. Ne t'en fais pas, je suis encore un peu là mais je suis morte déjà, même que je crois que je commence à les apercevoir, tes fabuleux pâturages sans plantain ni clôture. Ça va aller pour moi. Comment lui témoigner ma gratitude et ma compassion ? Je ne vais quand même pas lui lécher la main, je ne suis pas un chien ! Si je pouvais parler je lui expliquerai, mais je réalise que je n'ai jamais eu besoin de mots. C'est toujours passé par là entre nous, par là ça finira. Clara, je l'ai entendu dire un jour : « Les yeux d'un cheval, c'est fascinant, insondable en surface, mais à l'intérieur c'est immense, profond. Tellement que tu peux t'y perdre parfois. Le monde s'y reflète, tout est écrit au fond et si tu approches plus près, tu finis par te voir dedans ».
Alors j'essaye d'adopter l'expression la plus « profonde », la plus apaisante qui soit et je souris en la regardant. Symbolique le sourire, qui a vu un cheval sourire, franchement ?! Contemple-toi encore dans mes yeux, Clara. Ils resteront grand ouverts bien après mon départ. N'aie pas honte de ce que tu y vois, moi je suis fière de toi. Ma vision se brouille mais j'entraperçois la lumière du ciel et le visage de Clara. Puis la lumière seulement. Je me relève pour me payer une cavalcade dans le champ. Sans bouger, c'est épatant ! La lumière s'éteint mais le soleil de l'autre monde est aveuglant. Hé, rassure-toi, je continue à galoper, Clara.