Bernard Levymusso et ampoules aux pieds

Giorgio Buitoni

Procrastin en route pour la gloire...

Aujourd'hui, le grand Georges Procrastin ne planche pas sur son best-seller.

Il fait du réseau avec la gangrène aux pieds.

Bernard Levymusso dédicace à la librairie de La licorne muse, à 15 heures.

Levymusso, je l'aime pas trop. Les histoires dans ses bouquins, même si tu les vivais en vrai, t'y croirais pas.

Mais il est célèbre.

Et le réseau, c'est la clé de la réussite, ils disent sur internet.

Bernard Levymusso qui connaît Amélie Latombe qui connaît Michael Jordan qui connaît Mark Zuckerberg qui connaît Mickey Mouse qui connaît Georges Procrastin qui connaît son concierge.

#paf !

La seconde suivante, tu sirotes des margaritas avec Joël Dicker.

Et donc, le génial Procrastin fait la queue en file indienne à la librairie pour rencontrer le maître Levymusso et son prestigieux réseau.

Je vais lui glisser sous le coude une ou deux nouvelles pour Amélie Latombe et les éditions Galimatias.

Et en route pour la gloire.

— Laissez passer, Monsieur est handicapé !

Le problème, c'est les chaussures.

— Non, non, Madame. C'est à dire que j'ai des ampoules à chaque orteils, voyez-vous ? Voilà, c'est ça que je marche comme Quasimodo qu'a la couche pleine. Rapport à mes chaussures d'écrivain qui fait du réseau. Aïe ! Oui, c'est mon pied sous votre talon. Oui, j'avance… Aïe !

Les godasses Richelieu, taille 32, du mariage de Tatie Sophie en 92, c'était pas une bonne idée.

— Ne levez pas les bras comme ça, mon vieux ! On ne voit pas Monsieur Levymusso !

Le problème, c'est les entournures.

— Désolé, Monsieur, c'est mon costume. Si je fais l'oiseau ? Allons, Monsieur, je suis un auteur sérieux qui fait du réseau. Mais si je baisse les bras, ça craque dans le dos. Oui, le costume de ma première communion, voilà. Oui, j'avance… Aïe !

Du cran, Procrastin !

Encore quelques pas et, demain, t'es invité à une raclette chez Barbara Cartland.

Ah ! Quand elle verra mon selfie sur Facebook en compagnie de Levymusso, Lisa va en crever de jalousie d'avoir abandonné le grand Procrastin aux portes d'Hollywood, avant qu'il ait du réseau.

— Oui, j'avance, poussez pas… Aïe !

A chaque pas, je plie les genoux de douleur et disparaît un peu plus derrière l'horizon des épaules de mon prédécesseur.

Et le voilà !

Entre les deux nuques devant moi, je l'aperçois.

Bernard Levymusso.

Bon Dieu, c'est majestueux un écrivain qui a du réseau…

Lunettes à monture noire crantée dans sa chevelure argentée, genre intellectuel de gauche.

Et ce sourire !

Quel pro.

Il vendrait une Twingo sans moteur au Cheikh d'Arabie.

C'est le secret du succès, il paraît.

Alors je souris avec de la douleur plein les chaussures. Je glisse mes pieds meurtris d'un mètre vers l'avant. J'agite les deux nouvelles de mon crû au-dessus de ma tête et je harangue mon futur réseau :

— Bernard ! C'est Procrastin ! Un collègue ! La nouvelle Raclette entre amis, aux éditions Tartiflettes, ça vous parle ?

Quel pro ; il me regarde même pas.

Il tend son bouquin signé à une grosse dame qui le sert contre son cœur.

Il sourit.

Flash d'appareil photo dans mon dos.

Bam, 3000 likes supplémentaires pour Levymusso.

Juste en respirant.

Quel pro.

Je sens la lymphe et le sang encoller mes chaussettes de tennis au fond de mes Richelieu.

Deux petits mètres encore et le fabuleux Georges Procrastin intègre le panthéon aux côtés d'Albert Camus.

— Non, je n'ai pas envie d'aller aux toilettes, Madame. C'est massacre à la tronçonneuse dans mes chaussures, voyez-vous ? Des Richelieu à peine portées. Une vraie pompe à followers, malheureusement un peu étroites. Oui, deux pieds gauches en cuir de Taïwan, c'était moins cher. Ah ! C'est à mon tour maintenant de faire du réseau, si vous permettez… Aïe !

— Monsieur ?

Dieu me tend la main.

Doigts en trépied sous la mâchoire, chevelure d'argent et regard perçant d'écrivain au top sur son référencement Google.

— Comment vous appelez-vous ?

— Georges Procrastin.

Il lève un sourcil ; sûr, il m'a reconnu.

— Votre père était dans le ping-pong, n'est-ce pas ?

— Ça c'est Secrétin, Monsieur Levymusso. Moi, c'est Procrastin.

— Hum… Mais approchez-vous d'avantage. Pourquoi rester si loin ? J'aime le contact avec mes lecteurs.

Hypocrisie marketing : boum, 900 likes.

Quel génie.

— C'est mes pieds, Monsieur Levynothomb, vous voyez ? 50 nuances d'ampoules crevées.

— Hum…

La vache, c'est pro comme il m'ignore.

— Mais pourquoi avez-vous les bras levés, comme ça, Monsieur Huiledelin ? Et pourquoi ces lunettes de soleil. Vous ne seriez pas un terroriste kamikaze avec du plastique plein les poches, par hasard ?

On rit dans mon dos ; 600 likes.

Je me dégonfle pas.

— Ce serait ti pas chouette d'échanger, nos mails, Monsieur Bernard ? Un peu de réseau, entre auteurs, ça se fait. Ils l'ont dit sur internet. Je vous aie même apporté deux nouvelles du tonnerre. Aux éditions Grassouillet, ils étaient sur le cul. Mais pour des raisons de jet lag et de calendrier éditorial à cause du dernier Christine Angora, ils en ont pas voul…

Il soupire.

Et rien que dans son haleine y'a des followers Instagram qui tombent du plafond.

Un flash dans mon dos.

Boum, 2000 likes.

C'est chié, le réseau, quand même.

— Vous auriez pû acheter mon bouquin, mon vieux, me dit Levymusso, La jeune fille et le mystère du premier jour du reste de ta vie qui ne voulait pas fêter son anniversaire à Manhattan.

— Oui, mais j'ai quand même apporté un article de Télé 7 jours qui parle de vous, et aussi mes deux nouvelles que…

— Grouillez-vous, mon vieux… J'ai des vrais clien.. lecteurs derrière vous qui attendent. Je signe où ?

Il tend la main, là, à deux mètres de moi. Je me penche en avant et lui tends mes géniales nouvelles. Les pieds immobiles et en sang dans mes Richelieu, comme pris dans le béton.

— Mais approchez, mon vieux, je peux pas attraper votre papier, là !

— C'est pas moi, c'est mes pieds, Monsieur Levymusso !

Je m'incline au max, nouvelles en avant, à deux mètres de la table de dédicace.

Dans cinquante centimètres, Dieu va toucher l'œuvre de Procrastin.

Rire dans mon dos.

800 likes.

Quel seigneur.

Bras tendu, j'incline d'avantage le buste en avant, autant que je peux avec mes pieds qui veulent plus bouger.

Mes nouvelles sont à dix centimètres du prix Goncourt.

Là, à deux mètre de moi, Levymusso baille et regarde sa montre en souriant.

Quel vedette.

Au moment où je bascule en avant et où ma tête s'emplâtre sur le bureau du maître, mes nouvelles s'envolent et deux types balèzes en costards, surgis de nulle part, m'empoignent aux entournures. Mon costume se déchire dans le dos et je m'élève au-dessus de la foule, sous les flashs des téléphones portables. Je plane vers vers la sortie au bout des bras des deux gorilles de Levymusso et je hurle  :

— Mais lâchez moi ! Je fais du réseau ! Bernard ! C'est moi, Procrastin ! La nouvelle Raclette entre ami, souvenez-vous ! Bernie !

Je bats des jambes au ras du plafond, toujours supporté par les bras des vigiles. Une de mes Richelieu se déchausse et virevolte en arrière, par delà les airs, au-dessus de la foule qui me mitraille. J'entends un hurlement de douleur au loin :

— Aïe ! Putain, mais videz-moi ce con !

— Monsieur Levymusso ! Ça va ?

La porte de la librairie ding-dongue.

Me voilà débraillé sur le trottoir, avec une chaussure en moins et une aération vaginale dans le dos de mon costume.

*

Le lendemain, je marche en canard avec de la gaze entre chaque orteils et y'a ma photo dans le journal :

  » Attentat à la chaussure contre Bernard Levymusso. « 

J'ai 100 demandes d'amitié en instance sur Facebook.

Et j'ai toujours pas écrit de roman.

C'est chié, le réseau quand même.

Signaler ce texte