Billet d'humeur - Snipeuse - 9

petisaintleu

En Serbie, une femme médecin souhaite changer de sexe. La raison ? Elle juge discriminatoire que les femmes soient dans l'obligation de prendre la retraite avant leurs congénères masculins. Petite précision : aussi incroyable que cela paraisse, c'est une fonctionnaire !

Aussi sec, je me débrouillai pour obtenir les coordonnées de ce mouton à cinq pattes qui ferait tourner chèvre bon nombre de salariés du secteur public de l'Hexagone. Après avoir échangé avec elle durant quelques jours sur internet, je me proposai de l'inviter. Elle accepta sans hésiter. Il faut dire que j'avais su trouver les bons mots, grâce à mon humour acerbe. Elle était rassurée en se disant qu'elle ne retrouverait pas en terre inconnue.

En débarquant gare de l'Est, elle me reconnut immédiatement. Mon pull bleu électrique tranchait avec la tenue de la faune environnante. Il en eut été sans doute autrement si nous nous étions donnés rendez-vous place de la République, point de rassemblement hebdomadaire des agents EDF, annexe obligée depuis que les bistrots de quartiers ont fondu comme les subventions étatiques. Bref, nous étions entourés de gilets orange sur lesquels étaient épinglés des badges de leur syndicat, dont seul le nom sentait bon la lavande. Des hygiaphones, avant que les acouphènes ne viennent détruire mes oreilles, sortaient des revendications bien éloignées du chant des cigales. Seul l'air qui empestait le pastis me rappela Topaze et le mont Ventoux.

Elle s'enquerra de la raison qui poussait ces braves bougres à éructer leurs relents de saucisson et de sandwiches au pâté. Elle parlait couramment le français. Mais, sa connaissance de la langue et de notre pays se limitait à quelques patins échangés avec le fils d'un dignitaire communiste de la banlieue rouge et aux lectures de Fourier ou de Zola professées par un commissaire politique au lycée. C'est donc pleine de compassion et la voix de chevrotante qu'elle se dirigea vers eux, qu'elle les plaignit, s'insurgeant contre les conditions des mineurs à la fosse du Voreux et de ces pauvres enfants phtisiques exploités dans les filatures. Un grand gaillard, le regard anisé, la prit dans ses bras, en larmes. Il entama une diatribe bien rodée autour des apéros et des parties de belote à la section syndicale des cheminots, son second foyer. Oui, il était grand temps que l'exploitation éhontée des camarades cesse. Rien n'avait changé depuis deux siècles. Pendant que les capitalistes se donnaient du bon temps, les bagnards du rail s'éreintaient vingt-huit heures hebdomadaires, arrêts maladies non compris, pour un misérable salaire net de 2500 euros nets, dont les quelques malheureuses primes de charbon, de déplacement et de parcours permettaient à peine de rembourser le crédit de la résidence secondaire dans le Tarn. Encore heureux si, éreintés, à cinquante-deux ans, ils pouvaint encore en profiter durant trente ans. Pire encore, qu'en était-il de son épouse, secrétaire au ministère des Affaires étrangères, devenue neurasthénique par les interminables réunions à la machine à café et aphone à critiquer l'adjoint en second du sous-chef de bureau, ce carriériste qui les surchargeait de travail et qui, dans l'espoir d'un avancement rapide, ne quittait jamais son poste avant dix-huit heures ? Elle devrait patienter jusqu'à ses soixante ans pour enfin profiter de sa retraite. Il s'écroula, frôlant la crise d'épilepsie (le médecin pensa également à un delirium tremens), la bave aux lèvres, quand il évoqua les difficultés à pouvoir pistonner son petit dernier, une tronche titulaire d'un BTS en gestion, pour intégrer l'institution.

Mon amie me prit à part. Elle doutait, soupçonnant un français défaillant. À tête basse, honteux, je dus lui confirmer que Molière ne l'avait pas abandonnée. Par pure coïncidence, les grandes gueules s'étant tues, on entendait dans les haut-parleurs de la gare du Michel Sardou : « Lénine réveille-toi, ils sont devenus fous ».

La Serbe perdit son sourire. Moi, je n'oubliai pas que l'humour était certainement la différence culturelle la plus compliquée à assimiler pour un étranger. J'avais par exemple toujours eu beaucoup de mal à saisir les subtilités de Ratko Mladic quand il fit son show à Srebrenica du 13 au 16 juillet 1995. Mon camarade syndiqué s'en souviendrait également longtemps, la joue gauche marbrée d'une monumentale baffe qui claqua comme la balle qui tua l'archiduc François-Ferdinand de Habsbourg-Este le 28 juin 1914.


http://milleviesplusune.over-blog.com/?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_new_subscriber_newsletter

Signaler ce texte