Bleue nuit
clarime-de-brou
La bassine en tôle émaillée, joliment décorée de fleurs, lui servait à faire sa toilette de tous les soirs. Alors elle se sentait fraîche et même un peu refroidie au moment d’enfiler sa longue chemise de nuit bleue, que sa mère lui avait rapporté de la ville l’hiver dernier. Un vêtement de jeune fille sage sans frou-frou en coton simple sans trou-trou. Elle brossait ses cheveux selon l'usage. Puis vite, vite se glissait dans les draps encore froids, rêches et trop serrés, attendant de se réchauffer pour pouvoir se détendre et s’assoupir. Elle repensait à ses journées qui se ressemblent... Demain peut-être une visite changerait l’ordinaire, c’est ce qu’elle espérait, puis elle fermait les paupières pour accueillir le léger balancement qui se produit aux prémices du sommeil, sensation douce et agréable mais étrange aussi. Elle sentait sa tête s’enfoncer dans l’oreiller à plumes, prélude à un aller-retour pour ailleurs. Mais du retour peut-on vraiment être sûr ?
Un bruit vint perturber le songe, elle crut reconnaître celui de la porte d’entrée. Il faisait froid et elle n'eut pas assez de volonté pour bouger. Elle tenta d’oublier son trouble. Un courant d’air aura ébranlé la poignée mal graissée. Mais elle ne put se rendormir tout à fait, entendant comme des bruits de pas qui faisaient grincer l’escalier. Elle crut percevoir une ombre, fine dans un premier temps, mais qui grandit en s’avançant, inexorablement, pour devenir aussi grande qu’elle, puis la dépasser en une figure imposante, énorme et menaçante. Le bruit, plus proche s'intensifiait: alors, en silence, elle s’agrippa à la chemise de nuit, la releva pour donner des coups de poings et de pieds, s’apprêtant à se défendre, à mordre et à griffer.
Ce n’était pas la première fois qu’elle connaissait ce danger. Petite déjà, elle tremblait à l’idée du croque-mitaine avide d’orteils, les siens parce qu’elle n’avait pas tout à fait écouté ses parents ou qu’elle avait eu de vilaines pensées. Elle l’imaginait le visage flétri, les cheveux gris et longs, la bave aux lèvres, un œil ouvert mais blanc, l’autre clos, bossu comme le vieux cousin Lucien, celui qui l’effrayait en plein jour.
« Un peu plus tard, c’est presque rassurée quant à la dimension mythique de la créature boulimique d’extrémités humaines, tandis que, j’étais blottie sous les couvertures de laine, que je cherchais un peu d’air. Je m’enhardissais alors et risquais quelques orteils au dehors. Plusieurs coups de pattes ornés des griffes affûtées de pépère le chat noir, eurent raison de ma témérité et je perdais définitivement l’habitude de sortir mes pieds de dessous les draps.
Maintenant la silhouette noire que je distingue est autrement plus haute et corpulente, nettement plus effrayante, même si elle semble moins velue. C’est celle de l’intrus, du cambrioleur au visage masqué. Il vient dérober tout ce que j’ai, de la boîte à musique de tatie Jacqueline, aux bijoux de feu mémé, sans oublier le service de porcelaine resté là depuis le petit déjeuner. Après avoir inspecté commodes, armoires et tiroirs cachés, il finira forcément par me trouver allongée, à sa merci. Que va-t-il alors bien pouvoir faire de moi ? De ma chemise de nuit ?!! J’ai grandi et avec moi, mes peurs. Elles sont de bonne taille à présent, bien plus fortes que je ne le suis, parfois.
Mais en tendant l’oreille, et en y pensant plus attentivement, il me semble que le son de ces pas est délicat. Ils ne peuvent émaner que d’un être doux et bon, bien éduqué et qui poussé par un allant peut-être malgré lui, se trouve ici. Maintenant, il me regarde m’imaginant assoupie, et je peux entendre nos souffles qui à l’unisson s’intensifient et s’accélèrent. Je sens cette légère brise voyageant sur mon front puis caressant ma joue. Je m’attends à son baiser, je pulpe mes lèvres tandis que mes mains sont restées serrées sur la chemise de nuit relevée. Mais le chevalier se fait attendre. Je devine son hésitation. C’est probablement un signe princier. Si respectueux de mes trésors, il attend que je me réveille. Il aura fini par trouver ma fenêtre et laisser son cheval attaché au pommier du jardin. Pommes dont je hume d’ici le parfum. Les désirs grandissent avec le corps, malgré les chemises de nuit longues ou peut-être à cause d’elles.
Et ce baiser qui ne vient toujours pas ! Tandis que la brise se change en bourrasque, de celles qui accompagnent toute entrée de bonne fée, elle sera venue pour me consoler, me couvrir d’or, de talents, pour m’offrir la beauté ou la jeunesse éternelle. Qui sait ? Quelques fois me reviennent des restes d’enfance. A croire que la marraine magicienne est déjà passée, déposant l’imagination en cadeau dans mon berceau.
Une bonne fée ? Non ! Plutôt un fantôme qui fait bouger les rideaux, et se déplace dans la chambre, de son aura légère et glacée. Peut-être est-ce un aïeul ? Pourvu qu’il ne soit pas de la lignée du cousin Lucien ! Je veux l’imaginer gentil avec un petit boulet au pied, et surtout, oui surtout, bien attentionné. Ou serait-ce possible qu’il ait des comptes à régler ?! J’occupe certainement la chambre qui était la sienne dans le passé. A moins que ce ne soit mon arrière-grand-père, qui l’aura gravement offensé. Pire, c’est lui qui lui aura ôté la vie par amour, parce qu’ils désiraient la même femme ; celle qui est devenue grâce à ce geste, mon arrière-grand-mère. Amer il est venu pour en voir le fruit et si je lui plais, il s’en ira, vaincu et satisfait. Mais cela aurait aussi bien pu être, un fait de guerre. Il se sera conduit en gentleman ou en traître. Spectre je t’en prie, comprends que l’on n’est pas responsable des fautes de ses aînés et que je suis désolée! Voilà que je me fige, je sens qu’il me traverse et mes pensées se font silencieuses l’espace d’un instant : je suis apaisée.
Jusqu’à ce que malgré l’obscurité presque absolue, j’aperçoive un rai de clarté en bas de la porte, qui semble soudain petite, lointaine et inconnue. Où suis-je ? J’avance encore mais je ne parviens pas à l’atteindre, les murs de la pièce bougent et l’espace s’allonge. Je marche tant et tant que des gouttes de transpiration coulent le long de mes tempes. Cela fait des kilomètres maintenant que je tâtonne seule dans la nuit et il me semble entendre les hurlements de loups et autres bêtes sauvages. A bout de souffle et de peur, je m’affale sur la poignée. Je crois tenir mon refuge mais voilà que je tombe. Je crie, persuadée qu’il s’agit de mes derniers instants, mais cette chute n’en finit pas ! Je tourne sur moi-même, j'ai bientôt les genoux à hauteur des oreilles, je m’inquiète de l’atterrissage, me visualise morcelée, le squelette réduit à des jeux d’osselets, comme ceux avec lesquels je perdais bon nombre de paris lorsque j’étais plus jeune qu’aujourd’hui.
Je me retrouve alors à cinq ans, endormie dans le petit lit escamotable du bureau poussiéreux de mon grand-père, au milieu des objets d’adultes, sévères et intimidants : une pierre verte et froide en forme d’œuf en guise de presse-papier, une lame en bois précieux pour le couper, et une collection de pipes qui sentent légitimement le tabac froid conservées dans une vitrine, à côté de la bibliothèque fournie en livres sans images. Je goûte à nouveau à ce familier malaise : celui de la petite qui serait tellement plus rassurée dans sa propre chambre.
Possible que j’ai été entendue lorsque je criais, où lorsque je suppliais en mon for intérieur, car les sons de la maison se taisent et j’ai l’intuition que c’est bien en son cœur que je suis à nouveau. J’en reconnais l’odeur. Le chant des oiseaux tinte dans la pièce. Quelque chose vient heurter mes paupières et les contraindre à se relever, tandis qu’un bâillement s’impose et que j’étire mes bras. C’est le jour qui est là. Je suis exténuée par la nuit passée, mais contente de revoir mon lit tellement plus rassurant les yeux ouverts.
Quand j’ai enfin le courage de m’asseoir puis de me lever, j’inspecte mon habit de nuit sous toutes ses coutures : il est resté intact. Un soupir de soulagement d’abord s’échappe de mon corps, suivi d’un léger pincement de déception, sans doute. Je regarde partout autour de moi, scrutant la pièce à la recherche de traces, d’empreintes. Et même si j’en connais le contenu par cœur, je ne résiste pas à la tentation d’ouvrir le grand placard de ma chambre. J’espère y trouver, qu’importe au fond, ce que l’on est en droit d’attendre d’un placard digne de ce nom : un soulier inconnu, un amant, une mauvaise rencontre, un monstre qui se serait endormi là depuis l’enfance… Mais je ne trouve que quelques moutons de poussière et des affaires devenues toutes trop familières. Je n’ai pas la force d’affronter une nouvelle journée comme celle d’hier, en tout point pareille à demain. Je vais me recoucher sans joie ni entrain. »