Le dîner, effet de lampe ...... Le soir de mon anniversaire de 6 ans

Isabelle Thiebault

J'avais 6 ans ce jour là, et Tonton Jules était venu diner à la maison, pour mon anniversaire....

« - Non ! Tu m’avais promis ! C’est pas juste ! »

Ils se sont tous arrêté de parler, Papa, Maman et tonton Jules. Ça a fait un grand silence et ils m’ont regardée de travers, comme si j’avais cassé une assiette. Ça m’a pas trop plu qu’ils me dévisagent comme ça .... C’était plutôt mauvais signe ... Je sais bien que je n’ai pas le droit d’interrompre les grandes personnes !  Mais quand même, ça faisait au moins une heure que j’attendais mon tour. J’arrêtais pas de compter, pour faire passer le temps plus vite. Comme je ne sais compter que jusqu’à cinquante, il fallait que je recommence souvent. Alors je mettais une miette sur la nappe, à côté de mon assiette. Ça commençait à faire un joli tas de miettes, mais papa a tapé sur la table et les miettes se sont toutes envolées et certaines sont tombées. Du coup je ne sais pas combien de fois j’ai compté cinquante, mais c’était beaucoup. Et eux, pendant ce temps, ils ne faisaient que discuter du bonhomme qui s’était fait assassiner. Une histoire dégoutante, qui les mettait drôlement en colère. Même que l’assassin c’était un vilain disait tonton Jules. Il a tiré deux coups de revolver dans la tête du gentil Monsieur pendant qu’il prenait son diner tranquillement. Moi je trouve ça vraiment pas normal de tuer des gens pendant qu’ils mangent. C’est vrai, même s’ils ne finissent pas leur assiette ou se tiennent pas bien à table, ils ne font rien de mal : c’est quand même pas si grave ! De toutes façons, je sentais bien que cette conversation n’était pas pour les enfants ... Je me faisais toute petite, sur ma chaise. Sans parler, sans bouger. La nuit était complètement tombée depuis longtemps et on avait fini de manger. Forcément, à un moment ils penseraient à m’envoyer au lit. Tonton Jules allait repartir chez lui, à La Chapelle. Et alors, ce serait trop tard....

J’adore tonton Jules. Maman elle dit qu’on adore que le bon Dieu et que tonton Jules, je l’aime seulement beaucoup. Mais je l’aime plus que beaucoup ! Quand il vient à la maison, il m’apporte toujours une boite de caramels de Bretagne. Les caramels de Cancale de la Maison Guella. Ils sont bien rangés dans une boite ronde, en fer, sur laquelle on a peint un phare et une dame bretonne, avec son grand chapeau en dentelle blanche. Je glisse le caramel dans le coin de la joue, et j’essaye de l’oublier. C’est un peu difficile parce qu’il est très gros et ça fait une bosse pointue dans la joue. Mais si je me concentre, j’arrive à ne plus y penser. Au début le caramel est dur comme un caillou, mais je le laisse fondre, jusqu’à ce qu’il devienne tout mou et coule dans la bouche. « Un caramel au beurre salé, c’est le petit Jésus en culotte de velours ! » il dit, tonton Jules. Maman elle n’aime pas trop quant il dit ça. Elle lui fait des gros yeux, mais elle mange les caramels, quand même.

Cette fois-ci, en plus de la boite de caramels il m’avait apporté six exemplaires de « La semaine de Suzette », parce que c’était mon anniversaire de six ans et que je savais lire. Maman lui a dit qu’il me gâtait trop. Lui, il a répondu en me levant en l’air, très haut au dessus de sa tête, que c’était bien normal de gâter sa nièce préférée.  Mais je sais que je suis sa seule nièce. Et aussi qu’il ne veut plus jamais avoir d’enfant parce que sa femme est morte de la grippe, avec leur petite fille, l’année de l’exposition universelle. Et ça lui a fait beaucoup de chagrin de perdre sa femme et sa fille et de ne pas les emmener à l’exposition, comme il aurait voulu. Du coup, il me fait deux fois plus de cadeaux. Alors, même si je ne dois pas en abuser, je suis bien contente quand il vient. Surtout que les soirs où il vient diner à la maison, j’ai le droit de manger avec les grandes personnes, exceptionnellement. Je suis assise en face de lui et il n’arrête pas de faire des grimaces pendant qu’il discute avec Papa et Maman, pour me faire rire.

Mais ce soir il n’a pas joué aux grimaces. Il n’a presque pas fait attention à moi. Il n’a pas remarqué la belle robe neuve que Maman avait cousue, pour mon anniversaire, avec le tissu qu’on avait choisi ensemble, au Bon Marché. Il m’a donné mon cadeau et il est parti discuter avec papa.

J’ai bien vu que quelque chose ne tournait pas rond et qu’ils étaient contrariés. Ils parlaient de plus en plus fort, des allemands, des socialistes, de la mobilisation. Ils disaient qu’ils devaient se préparer et qu’ils iraient ensemble aux renseignements, le lendemain. Et c’est là que j’ai compris que tonton Jules avait oublié sa promesse.

Parce que le lendemain, c’était dimanche et la dernière fois qu’il est venu nous voir, tonton Jules m’avait promis qu’on irait tous les deux au Jardin des Plantes, pour mon anniversaire. Alors j’étais sûre qu’il m’emmènerait voir les perroquets dans la grande volière, le lendemain. J’adore les perroquets, avec leurs belles couleurs de fleurs, et j’adore le jardin des Plantes ! C’est trop bien ! Surtout l’été ! Ça sent un peu mauvais quand on passe à côté des cages des animaux, mais on peut jouer avec l’eau, sur le bassin. Et y aller avec tonton Jules, c’est beaucoup plus drôle que d’y aller avec Maman, qui dit toujours non.

Voilà .... J’avais vraiment envie d’y aller, au Jardin des Plantes.

Mais quand j’ai vu leur figure, à tous les trois, j’ai compris que j’aurais mieux fait de ne rien dire, même si c’est vrai que c’était injuste. Parce qu’il faut toujours tenir ses promesses et qu’un anniversaire de six ans, c’est important. C’est eux même qui le disaient, avant.

Ils ne m’ont pas grondée parce que j’avais interrompu la conversation des grandes personnes. Ils m’ont regardée avec des yeux écarquillés, comme s’ils avaient complètement oublié que j’étais là. Maman s’est levée. Elle m’a dit d’embrasser tout le monde parce qu’il fallait que j’aille me coucher. Ils avaient tous l’air triste, subitement.  Et du coup j’avais du chagrin, moi aussi, et un peu honte. J’avais envie de pleurer alors je suis vite partie me coucher.

C’était le 1er août 1914, le soir de mon anniversaire de six ans. On n’est pas allés se promener le dimanche. Ni au Jardin des Plantes, ni ailleurs. Je suis restée à la maison, lire les aventures de Bécassine en mangeant les caramels.

A six heures, Papa et tonton Jules sont allés prendre le train à la gare de l’Est.

C’était la dernière fois qu’on dinait tous ensemble.

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