Bourg-Lastic ou Soutien de famille
koss-ultane
Bourg-Lastic ou Soutien de famille
Dire qu’à moi, l’orphelin, il aura fallu quarante-et-une années et cinq millions neuf cent quatre-vingt-onze mil six cents kilomètres pour en croiser une paire à la surface d’une bille qui se vante d’en porter plus de six milliards et demi. Notre agate n’aurait-elle pas un peu pris le melon ?
J’en ai écrasé comme un nouveau-né. Maladroite locution. J’ai surprenamment bien dormi. Faut dire que sous un baleineau de deux tonnes et demi, t’es calé pour la nuit que tu le veuilles ou non. En revanche, le réveil, dans ce trou étanche à toute lumière, fut infiniment plus stressant. Je cherchai le rideau de ma couchette, pas là, puis le fond de ma cabine, pas là non plus. En ultime recours, j’inventoriai mes petites affaires invariablement posées en vrac à côté de ma tête, envolées, certainement volées. J’essayai de raccrocher les wagons mais un long encéphalogramme plat me laissa sur le bord de la route. Je battis des bras et heurtai puis palpai, en désordre, une tête de lit, un édredon ventru et une table de nuit sans lampe de chevet. C’était bien la peine ! Une "véri-table" de nuit pour le coup. Je poussai comme un dératé afin d’effectuer la reptation qui m’affranchirait de ce baleineau échoué, l’édredon, avachi sur ce corps replet qui transbahutait ma tête depuis plus de quarante piges maintenant. Debout, je moulinai tous azimuts en espérant toucher un truc pas trop agressif dans ses bords et m’éclatai une rafale de phalanges sur un rude mur puis décidai de suivre le lit jusqu’à son pied.
Putain ! Mais où je suis ?
Qu’est-ce qui m’arrive !?
Etant diabétique suivant un traitement rigoureux, je me crus dans le coma agité d’un jour de grand malaise. Soudain ce fut froid et lisse. De la vitre. Une fenêtre surement. Bien vu, Sherlock. Mes doigts boudinés firent un sort à la résistance de la poignée, des volets grincèrent comme les portes de manoirs des contes de fées et me dévoilèrent une vision aussi éblouissante que dérangeante.
Mais peut-être devrais-je narrer cette histoire vraie par le menu et son début ?
Etant un employé modèle, grand professionnel surfant largement au-dessus de la mêlée de mes coreligionnaires, les convocations matinales ou crépusculaires dans le bureau du patron ne me faisaient ni chaud ni froid. Néanmoins, ma routine de routier connue sur le bout des doigts depuis longtemps, je me demandais ce qui pouvait lui forcer la main au point de me faire remplacer sur le trajet Paris-Pyrénées habituellement mien.
Cinq heures trente, ma débonnaire silhouette en forme de parenthèses accolées déboulait dans le frisquet centre nerveux de notre petite entreprise qui connaissait la crise, et méchamment, depuis plusieurs chocs pétroliers et réglementations européennes inexistantes privilégiant les routiers de l’est Europe à nos bons vieux barbus sympas dont je suis.
_ Ah ! L’artiste.
_ Présent, chef-patron.
_ Toujours à l’heure. Ça tombe bien t’as un train à prendre.
J’écarquillais les yeux, malgré des paupières collantes, et laissais l’autorité supérieure m’expliquer de quoi il retournait.
_ Tu touches un camion neuf au Havre aujourd’hui, ras la gueule de machines-outils neuves elles aussi. A descendre en urgence à Béziers chez qui-tu-sais qui en a un cruel besoin urgemment et plus de caresseur de cerceau pour le rapatrier de Normandie.
_ Un camion neuf ?! T’as pas peur que le choc me tue sur le coup ?
_ Non, on t’achètera un vaporisateur "relent de cuir" quand tu regrimperas dans un de nos clous. Tu reviens en avion payé par qui-tu-sais, ça lui coûte peau de balle, son gendre est volant sur Air-France. Dans deux jours et demi, t’es ici à reprendre le collier et l’ordinaire du mange-bitume, pas d’objections ?
_ Aucune. Je prends mon sac dans ma couchette et j’enquille. Euh…
_ Oui ?!
_ Question de novice certainement, pourquoi quand on perche à Béziers on se fait livrer au Havre et pas à Marseille par exemple.
_ Pour gagner deux semaines.
_ Ah ! Deux semaines. Ça doit en fait de la tune.
_ Surtout avec des machines qui peupleutent, trillent, étrillent, fringotent, cajactent,…
Comme il mitraillait en se levant doucement et roulait des yeux, je reculais précautionneusement en direction de la porte sans jamais lui tourner le dos, il en aurait profité pour se rasseoir.
_ Oui… non… t’é…
_ … coucoulent,…
_ … nerves pas… ah ! Coucoule aussi… zut alors !
_ … picassent, tirelirent, grisollent,…
_ Je suis parti…
_ … trissent,…
_ … et moi je trace, compris.
Il contournait son bureau et j’entamais la descente à reculons de l’escalier de fer, centre épi de notre hangar.
_ … caracoulent,…
_ En tête, comme moi…
_ … bubulent, bouboulent,…
_ … je sens que tu les as, là. Ça dérape, André…
_ … chuchètent,…
_ … merci, jamais de sucre avec mon diabète…
_ … croaillent, craillent, graillent,…
_ … t’es crevé, laisse, je vais le faire…
_ … babillent, flûtent,…
_ … flûte ?! Mince !
_ … à tue-tête et vingt-quatre heures sur vingt-quatre alors…
_ … va, cours, vole et vidange ! Oui, je sais.
Déposé dans la foulée par un confrère gare Saint-Lazare, je sautillais dans le six heures cinquante-trois, intercité trois-mil-cent-un. Une grosse ronflette plus loin, je débarquais les paupières plus poisseuses que jamais à neuf heures en la froide ville reconstruite. Un coup de taxi sur les quais, trois signatures, vingt-mil tapés de pieds gelés plus tard, je posais mon pousse-matières dans du flambant neuf, les larmes aux yeux devant tant de propreté et de confort. Effectivement, ça poquait sévère le simili cuir, fragrance dont je ne suis toujours pas fan mais bon, un coup de chauffage surpuissant sur mon pâté-cornichons et j’étais à nouveau l’aigle de la route. Ou son gypaète barbu, pour le moins. On entendait tellement peu le moulin et ressentait si faiblement ses vibrations que parfois il me venait des suées de me croire calé mais non.
En ce début décembre moyennement froid, une tangente Le Havre – Béziers, plombée par une course à faire dans le Centre-France, et ses neuf-cent-cinquante-sept kilomètres, n’était rien d’autre qu’une pure formalité, service de nuit excepté. Ma course m’obligeait à me fourvoyer dans un massif central toujours délicat. L’automne est un autre nom donné à l’hiver dans cette région fort sympathique au demeurant moins au passant. La nuit noire foncée était tombée depuis déjà quelques minutes lorsque je me frôlais le Limousin en passant à l’extrême ouest du Puy-de-Dôme. Bourg-Lastic, c’est magnifique, plat comme la main et plein de gens bien. Monestier-Merlines, la corrézienne, n’est qu’à six bornes et demi à vol d’oiseau. Cet endroit eut été un site idyllique s’il n’y avait eu le "Seeschlange", "serpent de mer" en germain. Les Allemands des années quarante, pas les meilleurs, avaient baptisé cette particularité topographique, de fortes et longues montées et de descentes tout aussi vertigineuses, du nom de cette iconographie populaire. Le monstre du Loch Ness est, pour exemples, un des dignes représentants de cette chimère autrement cristallisée dans la baie du Mékong par ses protubérances minérales. Voyez le profil de la bête, sorte de montagnes russes tombées ici parce que recalées à l’Oural.
Supers éclairages, freins en bétons, moteur en bronze, pilote en or, je ne risquais rien à me lancer dans cette succession aberrante de raidars à quinze pourcent, du Vizille dans le texte, cars polaks roues en l’air et feu de camp intégré en moins. J’anticipais déjà mon arrêt un peu plus loin pour dormir et manger un bout et laver un brin lorsque j’attaquais la première face nord d’une longue série. Paradoxalement, c’était moins impressionnant de nuit que de jour. Seul l’appel du volant vers lequel toute la gélatine de mon bide penchait plus que d’ordinaire ou ma tête scotchée contre l’appuie-tête me rappelaient que je roulais sur des pentes extrêmes tant ce camion neuf peinait peu.
Quelques secondes après m’être fait cette réflexion débile sur l’absence de réticence grâce au rideau de nuit, il me poussait une fébrilité lorsque je décidais de ne plus tirer sur le frein moteur et enfonçais la pédale du milieu jusqu’à la garde sans résultat. Le plus ascète des ermites y aurait senti là un grand moment de solitude. Désormais un trente-huit tonnes ras la gueule me poussait au cul et le frein moteur n’officierait plus longtemps en secours. Je pompais frénétiquement telle Simone "la siphonne" un soir de ramassage de glands sur les boulevards extérieurs. Face aux hangars Thomson, pour ceux qui voudraient connaître le lustrage de tige de la part d’une édentée travailleuse à des tarifs quasi bulgares. Bref, ma jambe droite dansait le jerk pendant que tout le reste de mon corps battait la chamade, scrutait le compteur de vitesse et tentait de voir au-delà du halo des phares. Trois neurones survivants à vingt-cinq ans de logorrhée syndicale fouillaient dans ma mémoire ce qu’il pouvait y avoir en bas de la côte. Et d’abord quelle côte était-ce ? La dernière ? L’avant-dernière ? L’antépénultième ? Ou bien encore celle d’avant ?
C’est marrant comme cent kilomètres heure est un seuil psychologique au-delà duquel tu évalues tes chances de survie proche du néant, comparé au fol espoir imbécile qui gonflait encore ta poitrine cinq kilomètres heure en deçà. Je n’eus que le temps d’apercevoir la fin de ma dégringolade en forme de queue de poisson. En effet, la route me quitta sur ma gauche en angle droit. Impossible de m’inscrire dans le virage sans redessiner le paysage et faire un crash-test grandeur nature. Si l’on ne voulait pas retrouver une foreuse-rectifieuse dans le cul d’une vache, il fallait opter pour le tout droit cher à nos meilleurs écrivains. Soudain, une barrière, qui me sembla indécemment robuste, apparut dans la lumière blanche de mes phares. Instinct de survie, je plongeai sur le fauteuil passager. Enfin je m’affalai un peu sur le côté, on ne bouge pas cent-trente kilos de barbaque comme ça, surtout avec "sa sainteté de sécuriture". Un bruit de bois éclaté, que je qualifierai d’exagéré, résonna dans la campagne, la cabine et ma poitrine. Je me redressai vite pour tenir le cerceau bien droit et constater que le compteur de vitesse avait décidé de faire le tour du cadran. J’avalais une demie tonne de verre-pilé et pestais contre ses camions neufs qui n’avaient aucun respect envers leurs occupants. Jamais je ne m’étais autant senti passager à bord d’un véhicule. Avec toutes ces secousses, j’avais la sensation de pendouiller du volant telle une de ces décorations discutables aux rétroviseurs de nos esprits les plus éclairés en matière d’embellissement automobile. Toto mobile.
Sous mes roues, de l’herbe, de l’herbe, de l’herbe, oui, cette partie du massif centrale est particulièrement recommandée pour l’élevage bovin et ovin. Tout à coup, la vision d’horreur que je redoutai se dressa devant moi tel un dragon mais sous une forme inattendue. Ainsi, une immense porte en bois se présenta-t-elle devant mon bélier du troisième millénaire. Jeté de pauvre chose en travers de la cabine deuxième ! Le choc fut encore plus terrible, un mal nommé pare-brise éclata au-dessus de moi. Une suite de violentes secousses m’apprit que ce n’était pas fini. Je patientai cinq secondes, de deux plombes chacune, avant de me redresser et de prendre l’air froid de ce six décembre en plein mufle. Mes papelards me faisaient une scène et rejouaient "typhons intimes" dans la cabine et autres lieux lorsque je remarquais que la pente s’adoucissait peu à peu. Une de mes rétines était toute dévolue au reluquage de ce satané compteur de vitesse qui descendait plus laborieusement qu’un tétraplégique son jus d’orange à la paille. J’allai encore beaucoup trop vite sur un faux plat visqueux comme un compliment de faux-cul lorsque la mort frappa. Oui, j’aime les métaphores. Cette fois-ci je n’y coupai pas, une petite lumière trop basse pour être une étoile et ce qui ressembla fort à un mur de pierre de forteresse imprenable jaillirent du sol pile devant "Captain sans frein". Coucher de sursitaire troisième ! J’enfouis mon visage une dernière fois dans mes avant-bras et repensai en quelques éclairs aux gens qui avaient réellement compté pour moi. Cela tint sur un timbre. Le choc et son souffle me coupèrent le mien. Le bolide, le contenant, fut stoppé net et ses contenus itou. Sans ma ceinture j’aurais fini enroulé autour d’une pédale et diable sait que ce n’est pas du tout ma came. Le silence était assourdissant, mes tympans jouaient du tam-tam et étaient accompagnés de bruits réguliers mais indéfinissables que l’on a pourtant tous entendus et faits au cours de nos vies mais qui, ici, dans ce contexte, échappaient totalement à mon authentification. Je me palpais, tâtais, testais, tout avait l’air en place, camion excepté. Toujours allongé, je tournais les yeux vers ce qui aurait dû être une voute étoilée mais une lumière jaune m’interdisait la grande ourse. Et toujours cet étrange son répété de loin en loin. Serais-je décédé en pensant trop fort à Simone "la siphonne" ? Sera-ce ma punition pour les siècles des siècles ? Je redressais l’incrédule très lentement, presque au rythme de ce bruissement à la con qui me rassurait en même temps qu’il m’exaspérait. Comme lorsque l’on a un nom au bout de langue sans parvenir à le cracher dans la discussion. Totalement érigé, j’eus l’absolue certitude que le spectacle, le tableau surréaliste, devant mes mirettes signifiait que j’étais calenché sur le dos du "Seeschlange" : un petit intérieur rustique mais coquet, une large table en bois avec, en bout, un vieillard à béret faisant honneur à l’assiette de soupe aux croutons que sa femme, debout dans la cuisine un chiffon dans les mains, bonjour le clicheton !, venait de lui mitonner avec amour. J’extrapolais un chouia mais j’étais un peu en dehors des pointillés à cette seconde. Il y avait des pavetons énormes jusqu’à l’orée de la cuisine, échantillons de leur façade que je venais de satelliser. "King stoïque", comme je l’adoubais dans l’instant, dit, sans plus lever la tête vers moi : "Marie, donne don’ une assiette de soupe à c’t’homme là, avec le mal qu’il s’est donné pour arriver jusqu’ici." La placidité de ton, l’appréciation de ma trajectoire et l’obéissance ménagère me firent descendre par la béance de mon absence de pare-brise aux seuls bruits de cuillérées aspirées et cliquetis du moteur de "Lucifer premier" entamant un refroidissement souhaité par tous. Je m’asseyais dans une suite d’acquiescements qui signifiaient "bonsoir, monsieur", "bonsoir, madame", "merci, madame". Je mangeais de bon appétit dans un silence ponctué de "slurps", enfin démasqués, et de cliquètements métalliques que j’aurais voulu faire taire. Pendant le tranquille souper, je n’osai trop tourner la tête vers l’engin qui avait failli nous tuer tous les trois. Le camion était dans la salle à manger – salon - cuisine jusqu’à mi porte de la cabine. Un martien, une turgescence géante ou un politicien désintéressé n’auraient pas été plus incongrus. La couleur bleu, la forme rectangulaire de la cabine, rien n’allait avec l’intérieur de ces gens si accueillants. Il était tellement incrusté dans la masure que le froid ne filtrait quasiment pas du dehors. Le vieux s’essuya la moustache à la fin de son frugal repas, me proposa un canon que je déclinai de ma sempiternelle ritournelle "jamais d’alcool" à laquelle j’eus soudain peur qu’il ne répondît, mon trente-huit tonnes garé sur ses pantoufles, "sans déconner". Mais non. Pas de ça ici.
_ On a de quoi vous coucher.
_ Faudrait que je téléphone, s’il vous plaît, avant, pardon.
_ Ah ! On n’a pas ça ici. Demain y fera jour. Tant fais pas mon gars.
La gentille épouse aimante me regardait avec douceur, je lui souriais du mieux que je le pouvais. Elle ramassait du linge propre que j’avais partiellement souillé en explosant le meuble qui les renfermait pendant ma réhabilitation éclaire de l’habitat auvergnat isolé en bord Limousin. Je fis le geste de la seconder mais elle déclina mon aide d’un sourire contrit et déclenchai le vieux.
_ Laisse don’ ça à la femme et viens voir ta chambre !
Croyez-le ou non mais… j’en ai écrasé comme un nouveau-né. Maladroite locution. J’ai drôlement bien dormi. Faut dire que sous un édredon de deux tonnes et demi, t’es calé pour la nuit que tu le veuilles ou non. En revanche, le réveil, dans cette chambre étanche à toute lumière, fut infiniment plus stressant. Je cherchai le rideau de ma couchette, pas là, puis le fond de ma cabine, pas là non plus. En ultime recours, j’inventoriai de mes doigts gourds mes petites affaires invariablement posées en vrac à côté de ma tête, envolées, certainement volées. J’essayai de raccrocher les wagons mais un long encéphalogramme plat me laissa sur le bord de la route. Je battis des bras et heurtai puis palpai, en désordre, une tête de lit, un édredon ventru et une table de nuit sans lampe de chevet. Je poussai comme un dératé afin d’effectuer la reptation qui m’affranchirait de ce baleineau échoué, aïeul de nos couettes légères, mais qui m’avait tenu chaud et tranquille. Debout, je moulinai tous azimuts en espérant toucher un truc pas trop agressif dans ses bords et m’éclatai une rafale de phalanges sur du papier de verre déguisé en mur puis décidai de suivre le lit jusqu’à son pied en suçotant mes jointures panées dans un chapelet de jurons.
Putain ! Mais où je suis ?
Qu’est-ce qui m’arrive !?
Etant diabétique suivant un traitement rigoureux, je me crus dans le coma agité d’un jour de grand malaise. Soudain ce fut froid et lisse. De la vitre. Une fenêtre surement. Bien vu, Sherlock. Mes doigts boudinés firent un sort à la résistance de la poignée, des volets grincèrent comme dans les contes de fées et me dévoilèrent une vision aussi éblouissante que dérangeante.
Mais peut-être devrais-je narrer cette histoire vraie par le menu et son début ? Non, je rigole.
Dans un arbre fruitier, à quelques dizaines de mètres de là, un congélateur coffre à affichage digital de quatre-cent-quarante-et-un litres, coloris "marron déglacé à l’envie", perchait, droit comme un "i" qui aurait égaré son point. Je me penchai en arrière, inhalai une grande bolée d’air pur, très posément, paupières closes, exhalai longuement jusqu’à la quinte de toux, puis regardai une seconde fois droit devant moi. Il était toujours là, à deux mètres au-dessus du sol, porte béante, invitation au dégivrage sur dindonneaux en détresse. Je zieutai un peu partout et ne reconnus rien. "La mort ou la folie sans doute et leur décorum", pourpensai-je. Je m’habillai le cœur battant comme avant un rendez-vous galant. J’ouvris une porte et sentis une odeur de nourriture. Tout me revint en voyant la face figée de ce camion qui avait failli abréger ce magnifique destin qui est le mien. Le vieux était là à couper une tranche de pain et la vieille dame me sourit, copié-collé de la veille. Après les civilités d’usage, piqué de curiosité, je n’y tins plus et me lançai.
_ Pardonnez-moi de vous demander çà, mais… pourquoi y a-t-il un congélateur dans votre pommier ?
_ Bah ! Il était dans la grange avant que tu y passes avec ton camion.
Il avait répondu cela comme il m’aurait passé le sel. La honte ressentie lors du souper m’envahit à nouveau. C’était donc cela la grande porte en bois, le second choc, après le premier de la barrière du domaine, je m’étais farci, enfin j’avais évidé, la grange de la famille et persillé de-ci de-là le panorama des divers avoirs accumulés au cours d’une vie d’exploitant de je-ne-savais-quoi mais qui en avait foutu partout désormais. D’ailleurs, tout ne fut pas reconnaissable de prime abord, de ma sagacité je dus tirer sur le mors afin d’identifier correctement les divers projectiles plantés en campagne. Bref, le plus gros d’entre tous fut aussi le plus problématique, le camion.
Prévenus par mes soins les gendarmes passèrent pour l’occasion.
_ Diantre ! Vous êtes fiché !
_ Pas chez vous et j’men flatte.
_ Non, mais là, le sous-off désignait la baraque blessée de sa galoche au menton.
_ Ah ! Là ! Oui, indubitablement. Mais, rassurez-vous, ce n’est qu’une façade, un genre que je me donne.
Je n’eus pas de retour à cette ultime saillie. Que voulez-vous, on n’a que les plaisirs de son vocabulaire.
Je restai une semaine, à demeure chez "King stoïque" et sa moitié, afin d’étayer au mieux une bicoque qui ne demandait qu’à s’écrouler une fois le camion extrait. Lors d’un mémorable double car simultané coup de téléphone, mon patron et celui auquel j’étais censément en train de rendre service, et que je venais de mettre dans la merde pour longtemps, n’eurent bizarrement aucune question à propos de mon intégrité physique avant parution des photos de l’accident dans les journaux et plus aucune remise en question de mes aptitudes de pilote hors normes, hors pistes, mais intramuros, après la diffusion hertzienne d’un reportage entrecoupé des clichés d’un trente-huit tonnes en rut, fou de désir, faisant l’amour à une bâtisse du dix-neuvième siècle. On avait même eu droit à une prise de vue aérienne, l’Artus-Bertrand du coin avait œuvré. Le résultat ressemblait à une copulation inter-espèces improbable. D’évidence, un spermatozoïde tentait de féconder un ovule beaucoup trop petit pour lui.
Le plus étrange… le plus étrange ce sont mes séquelles de cette expérience, ce que j’en ai retenu, la frayeur mise de côté, je suis routier, des frayeurs on en a plus souvent qu’à notre tour. Non, ce qui s’est tatoué dans mon cerveau c’est que "rien n’est grave, rien ne tient, quand quelqu’un de bien intentionné vous offre une soupe chaude à l’instant où vous en avez le plus besoin". Cela m’avait fait passer de deux-cent-trente pulsations minutes à deux de tension et une certaine félicité en une économie de mots et de gestes, juste quelques "slurps". Bruits charmants de nos campagnes et de nos enfants, uniquement proscrits chez "les gens biens". Depuis, à chaque lendemain de retour de périple, j’époute, épluche, essorille, émonde, résèque, chantourne, élucubre, mitonne, mouline, avive, touille, puis attiédis, sale, poivre et sors dans une rue de ma banlieue pourrie et choisis le plus asocial, fatigué et repoussant clochard et nous sers ma soupe de légumes au lard et croutons aillés et c’est à moi que cela fait chaud de repenser à ces êtres ordinaires mais extras, "King stoïque" et sa dame.
Dire qu’à l’orphelin que j’étais, il aura fallu quarante-et-une années et cinq millions neuf cent quatre-vingt-onze mil six cents kilomètres pour croiser deux humains sur cette planète.
L’humanité et l’humanité sont décidément deux choses bien différentes.
Philippe Djian n'a qu'a bien se tenir...
· Il y a plus de 13 ans ·yan--2