Apaison, ville nouvelle cinquantenaire (2075)

Thomas Delavergne

Un petit-fils d'urbaniste revient sur l'idée générale et l'évolution d'Apaison, ville nouvelle pensée par son papy et sortie de terre en 2025. L'heure est au bilan 50 ans plus tard.

Il fait chaud. Les experts du Giec avaient, certes, prévenu nos parents qu'à puiser les ressources terrestres, le réchauffement deviendrait indéniable. Allez savoir pourquoi, à l'instar d'un enfant qui n'a pas commis une bêtise, l'être humain a besoin de voir pour le croire. Aujourd'hui, mon grand-père né en 1981 rigolerait amèrement. Lui, l'urbaniste utopique du début du XXIe siècle. Comme pour mieux tourner la page des cités dortoirs des Trente Glorieuses, "Papy" pensait constamment la ville. Lorsqu'il parlait d'Evry, son coeur saignait.

A mi-chemin entre Reims et Paris, son idée de ville nouvelle durable fête cette année son cinquantenaire. Il a toujours voulu qu'on parle de premier arbre, plutôt que de première pierre, afin d'évoquer l'avènement d'un centre urbain qui n'excèderait pas 100 000 âmes. A 90% de sa "jauge" initiale, alors que la population vit paisiblement à travers une majorité d'emplois non-délocalisables, un référendum s'impose. Apaison n'a rien perdu de l'agora née de l'encéphale de mon grand-père, en 2025. Le premier conseil municipal réunissait 75% de citoyens inscrits sur des listes politiques, pas nécessairement de partis. Le quart restant provenait d'un tirage au sort. En 2075, le hasard a toujours sa place dans la cité.

A l'heure d'une dépolitisation massive,  "Papy" refusait de mettre des contraventions aux absentionnistes. A l'instar des jurys d'Assises, il voulait que des indécis donnent leur avis. Tout citoyen majeur(e) résidant à Apaison devait accepter cette règle. Les associatifs, entrepreneurs et politiciens ont dû composer avec la majorité invisible. Débattre, puis voter pour l'intérêt commun, a suscité plus de vocations que d'obsolètes campagnes d'affichage.

Côté commerces, tout rassemblement de commerces dans un espace couvert naturel non-transformé (en somme, des feuillages) ne pouvait excéder huit commerces. Les centres commerciaux de la seconde moitié du XXe siècle, toujours en vogue jusqu'en 2030, ont ruiné des pans entiers d'espaces terrestre... pour finir désaffectés.  Mon père m'a dit que les skateurs les vénéraient. Avec Le Corbusier, mon paternel aime défendre "ces vestiges de béton". Je ne le comprendrai jamais. 

La vitalité du centre-ville et le refus de l'uniformisation des villes franchisées sont inscrites dans l'ADN d'Apaison. Autre idée folle des premiers habitants : continuer à acheter des livres.  Idée farfelue en 2025, où les tablettes numériques étaient légion. "Nous ne voulons pas que nos enfants soient coupés du rapport au papier. En revanche, les achats de livre en papier glacé devront être limités. Les forêts ne doivent pas subir notre besoin d'esthétisme." Cette devise s'affiche dans l'escalier de la bibliothèque Amazonia.

Il est intéressant de voir mon fils de 5 ans s'interroger sur notre bibliothèque. A côté de nos quatre tablettes, c'est un pan de l'histoire qui résiste. Et à Noël, je n'oublie jamais de lui offrir un livre. Objet choisi après avoir fouiné le long du mur tactile du couloir, véritable carrefour de réflexion dans l'appartement. Un rituel familial indélébile qui évolue au fur des époques. 

Ce n'est pas anodin si des catalpa ornent les allées de notre quartier. Leurs larges feuilles caduques (faciles à ramasser par le comité de voisinage) à la croissance rapide permettent de ne pas brûler sous le soleil de plomb. Rappelons que la température annuelle oscille entre 6 et 36°C.

Le gros point noir de notre société reste les transports en commun. Les classes moyennes supérieures n'arrivent pas à se mélanger aux autres. Comme si leur voiture à l'hydrogène leur permettait de s'acheter une conscience. Thèse éminemment fausse, car même s'il est certain que ce transport est moins polluant que des hydrocarbures, la pile à hydrogène demeure difficilement recyclable. Les lobbies ont réussi leur pari puisqu'une kyrielle de CSP+ se sentent éco-responsables.

Blessé à la cheville, j'ai pris la rampomobile hier, moyen de déplacement favori des femmes enceintes et des seniors.  Face au vieillissement de la population, des rampes ont été installées le long des trottoirs. Sur une plateforme de 50 cm2 alimentée à l'énergie solaire, les personnes fragiles avancent à 7 km/h.

Je déplore que les voies de covoiturage soient aussi peu remplies. Mon voisin a perdu 3 points pour avoir utilisé une poupée gonflable. Pas volé. Le dispositif de tablettes aimantées au plafond du métro, permettant de précommander ses courses alimentaires, a été saccagé. Un climat d'insécurité est né.

Des médias déforment la réalité et hâtisent la haine interrégionales. Je ne comprends pas. Ce métier ne consiste-t-il pas à relater la réalité ? La politisation des groupes d'informations, détenus par des multinationales, rappelle la période noire du début du siècle. Effrayant.

L'individualisme n'est pas mort à en croire les intellectuels. Nos aïeux étaient tellement irresponsables qu'"on s'en sort bien". La déculpabilisation revient à la mode depuis 2060. Attention !

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