Ma ville
Anne S. Giddey
Je marche dans ma ville à quelques dizaines de mètres sous terre et d’un étal à l’autre je goûte, hume, tâte. C’est jour de marché au troisième sous-sol. « Rendez-vous sous le square René-Le Gall, notre banc habituel », ton message était clair. Et je m’installe, profitant de la lumière naturelle, tamisée, qui pénètre sous terre grâce à un puits. Ici, ma ville se fait village souterrain. Tu n’es pas là, ni en chair et en os ni sur Skype, invisible sur Facebook, pas de flagrant délit de Tweet. Ascenseur, écran tactile, deuxième sous-sol. Je longe la piscine olympique, as-tu perdu la notion du temps confortablement installé dans la rythmique de ton crawl ? Tu n’es pas là, en bonnet jaune, alors je marche dans ma ville, empruntant la rampe qui me ramène en pente douce à l’air libre vers le premier sous-sol avec jardin. Ces dernières années, on a creusé la terre en d’immenses paliers, échelonné les espaces de vie et de loisirs, les bureaux, les magasins. Les niveaux sont multiples et imbriqués, et les trottoirs ne sont plus qu’un sol parmi tant d’autres, un passage, une transition du bas vers le haut, du haut vers le bas, du bas vers…
« Êtes-vous heureux ? Heureux, heureux, êtes-vous… » Les mots défilent sur la vitrine interactive d’un grand magasin, des phrases bizarrement démembrées. Je déambule du bout des doigts – appuyer, glisser, appuyer, zoomer, appuyer –, partant du rayon cosmétique, j’arrive aux surgelés via la lingerie fine, et j’en fais le tour. Ira à la caisse, n’ira pas ? Non, escalators, je repars dans la ville, c’est mon territoire, il est fait pour que j’y laisse mon empreinte comme sur une terre ancestrale. Le bois, l’acier, le béton et le bitume, le verre, tout est fertile au rêve. Je marche et j’en profite pour dicter à ma montre – une iClock très tendance – toutes mes volontés qui sont loin d'être les dernières. Je réponds à un e-mail, dorlote ma popularité. La semaine dernière, à l’Euro Millions, j’ai gagné 1'000 followers, c’était jour de gloire et les retombées en sont encore palpables… Ascenseur, écran tactile, j’hésite, opte pour les jardins suspendus, un trajet de quelques minutes qui me laisse le temps de tapoter sur les parois de la cabine.
Je veux une mandarine, écran tactile, marché en ligne.
Je veux me faire la belle, écran tactile, voyage en ligne.
Je veux un fast loveur, écran tactile, rencontre en ligne.
Je te skype, tu me skypes ; l’écran de mon bracelet en or blanc s’allume. Tu es minuscule, mais tu es là, gesticulant à mon poignet. Je ne sais pas où tu as acheté ton excuse, mais elle me plaît, te voilà au bénéfice d’une seconde chance. « Rendez-vous au verger, au-dessus de la place des Vosges. » Mécanique des fluides parfaite, piétons, tapis roulants, un plan d’eau ; connectée non-stop, j’influe sur ma ville tout comme elle pèse parfois sur moi, je peux tant interagir avec le moindre des matériaux qui la composent que la limite en devient floue… Entremêlement d’âme, de chair et de pixels, de fibres nerveuses et de fibres optiques. Où s’arrête la ville, où commence mon propre corps ? Elle est à l’intérieur de moi autant qu’à l’extérieur, ma ville, cathédrale du Web, termitière géante taillée dans le paysage, et le ciel me surprend parfois à surgir où je ne l’attends pas.
Écran tactile.
Écran tactile.
Écran tactile.
Dans le prolongement de mes mains, la ville ; tactile, ma ville tactile.
Je redescends, petit détour par le troisième étage pour récupérer ma mandarine dans un distributeur automatique. Ascenseur, écran tactile, je marche dans ma ville à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, d’un toit à l’autre de Paris, le long des passerelles qui les relient, au cœur des jardins, dans l’entrelacs des friches où la nature, moins domestiquée qu’ailleurs, alimente les légendes urbaines dès la nuit tombée. Une enjambée, la Seine, d’autres horizons et des squares qui se balancent doucement dans le vide, jusqu’à ce qu’apparaissent enfin, sous mes pieds, les arcades sud de la place des Vosges. Je marche dans une allée bordée de pommiers, de poiriers. Tu es là, installé à l’ombre d’une tonnelle, buvant le jus des fruits de ma ville. Le fast loveur est là aussi, gesticulant à mon poignet, je l’avais complètement oublié… D’une seule commande vocale à mon iClock, je me mets hors connexion. Montre, bijoux, téléphone, lunettes et tee-shirt, tout se tait. Je n’ai pas touché terre aujourd’hui. D’ailleurs, je ne me souviens plus très bien comment c’est le sol originel, les trottoirs, il faudra que j’y retourne. Demain peut-être.
Un monde souterrain, oppressant qui se de dematerialise et où, bien que sous terre, on ne semble toucher sol... Vraiment très beau !! J'avais écrit aussi un petit conte d'anticipation sur ce thème, il y a fort longtemps.
· Il y a plus de 8 ans ·Sébastien Bouffault
Notre futurbain pourrait en effet avoir ce visage. Je laisse la place à Woody, j'espère mourir avant de voir ça.
· Il y a plus de 10 ans ·Qu'a donné le concours ? Il me semble que c'était pile dans le thème, non ?
Gabriel Kayr
ta prose a en arrière fond la rythmique des guitares de Gainsbourg ... un rythme qui tient tout ton texte, c'est fluide, enlevé et rythmé ... et comme tu le dis c'est plusss moderne et plusss humain à la fois ... si tu pouvais voir vrai pour notre futur ce serait génial ... en tout cas bravo j'aime ton inventivité et l'ambiance que tu as su créer !
· Il y a presque 11 ans ·woody
Merci beaucoup Woody ! Contente d'avoir su créer un rythme à la Gainsbourg ;)
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Belle fiction
· Il y a presque 11 ans ·vividecateri
Merci pour le passage !
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Kiss!
· Il y a presque 11 ans ·vividecateri
imbrication de l'auteur avec les hauteurs de la ville.
· Il y a presque 11 ans ·Dites donc, vous la roulez votre bille ;)
halpage
J'aime bien immiscer un "je" dans mes textes, qu'il soit réellement moi ou pas ;) Merci pour le commentaire !
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Un fast lover gesticulant au poignet me fait sourire.
· Il y a presque 11 ans ·Une ville qui ouvre des espaces quand et comme on le désire. Demain sera totalement virtuel... ne pas se laisser dépasser !
carmen-p
Merci Carmen pour la lecture et le commentaire... Je pense que l'humain peut aussi faire de belles choses et pas seulement le pire ! La ville de demain pourrait être belle...
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Le philosophe : l'observation amène de nouvelles perceptions, toutes légitimes, dans le cadre d‘une civilisation où le virtuel devient source de vie, abandonnant les facultés de la nature, nous ramenant toujours à ne pas l'oublier.
· Il y a presque 11 ans ·Le poète : ton texte d'une précision d'horloger, a le mérite de dire à quel point, il faut laisser à la ville, une part d'humanité, où l'amour restera autrement que virtuel. Une bonne fréquentation de cette dernière se doit d'être physique, afin que les émotions soient partagées par tous en communion. " Bleu cieux ", ma signature , ta compagne, " Cieux bleus " , bouquet de pensées, tendresse, Dimir-na
dimir-na
Merci Dimir-na pour ce bel écho en réflexion à ma balade virtuelle...
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Super ! Tu es bien partie pour gagner
· Il y a presque 11 ans ·blonde-thinking-on-sundays
Merci de ton passage ! Pour le concours, on verra bien, c'est loin d'être fini ;)
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
j'essaie de trouver l'inspiration d'ailleurs mais ce n'est pas évident. D'autant que ta version était ma représentation de la ville de demain...mais je vais trouver autre chose ;)
· Il y a presque 11 ans ·blonde-thinking-on-sundays
Une réussite Anne , comme toujours, l'écriture est fluide, un texte bien dans l'air du temps, et du rythme, bravo à toi
· Il y a presque 11 ans ·marielesmots
Merci beaucoup... Je ne sais pas si je pourrai me promener en vrai dans cette ville de demain, mais j'ai trouvé cette balade virtuelle amusante à imaginer !
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Bravo Anne! Toujours juste et original.
· Il y a presque 11 ans ·sophie-l
Merci beaucoup Sophie, j'aime bien l'imaginaire futuriste, ça laisse beaucoup de liberté...
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Vertigineux et futuriste ! Le rythme est haletant. J'aime beaucoup.
· Il y a presque 11 ans ·luz-and-melancholy
Merci ;) J'avais effectivement envie d'un rythme rapide et fluide à la fois, je suis contente si ça se ressent à la lecture !
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey