Café

nyckie-alause

L'odeur du café, de ce café un peu trop chaud préparé dans cette cafetière sifflante et grise. L'odeur telle une impatience, qui démange la peau, qui soulève les draps, qui réveille. Voilà. C'est ainsi que la journée commence. Le parfum amer du café trop, trop quoi d'ailleurs, trop chaud, trop torréfié, trop amer, trop cuit. Si seulement elle avait grillé du pain, ou même mieux de la brioche, je me trouverais en meilleures dispositions. Le sucre, ça fait sourire, ça rend joyeux, c'est doux… Et si de surcroit cela sentait le beurre, tiède comme une réminiscence d'étable, je serais déjà debout, habillée, souriante. 

« Viens déjeuner »

Si en plus je pouvais trouver sur la table une pomme pelée, une orange pelée aussi, une figue bien mûre que je pèlerai moi-même, j'éprouverai à son égard un sentiment moins confus, aimable, amical. Autre chose qu'une simple curiosité, cette curiosité à laquelle je ne peux échapper et qui, plus que l'appel et l'odeur du café, me pousse à sauter du lit.

« Bonjour ma Belle »

Je lui souris. Je ne vais pas dès le matin reprendre ma partition d'hier soir qui se limitait à grimace/grognement/mauvaise  humeur. Alors je me fends d'un sourire et d'un mouvement de tête qui arrange mes cheveux dans le bon ordre. 

« Paf ! »

Le bruit léger d'une tape sur mes fesses quand je passe — un petit claquement de baiser qui ne se dévoile pas. Et moi je dis « aïe » en réponse mais elle sait bien que je ne souffre pas alors elle rit et s'assied. 

« Criccc ! » 

Le bruit de la chaise et de ses pieds qui raclent le sol de la terrasse. La chaise verte. je crois que si j'avais été plus rapide c'est celle que j'aurais choisie plutôt que cette orange à la peinture écaillée, à l'assise faite d'un treillis métallique qui va me laisser des marques sur les fesses et les cuisses. Ma chemise est trop courte et si je tire vers le bas je découvre le haut et au regard qu'elle me lance je comprends qu'elle l'a fait exprès. Qu'a-t-elle encore besoin de me tester, je me le demande. Elle verse le liquide si noir dans une tasse minuscule pour elle et pour moi dans une grande tasse à la porcelaine jaunie. Une seule cuillère, et elle se l'accapare. J'aime, quand le café est servi, jeter deux sucres qu'immédiatement je fais fondre en tournant et heurtant les bords de ma tasse. Je suis comme paralysée mes deux sucres au bout des doigts, dans l'attente.

« J'y suis presque »

Elle s'accorde encore quelques secondes de toutnicotage la chipie. Le café refroidit et risque de passer de trop trop chaud à tiède tiède. Si elle me fait encore attendre je vais bondir, saisir la cuillère, gommer ma presque bonne humeur et le petit déjeuner sur la terrasse se transformera vite en une sorte de déclaration de guerre qui va nous pourrir la journée. 

« Slurp !!! »

Je le crois pas. Avec délectation elle vient de sucer LA cuillère qu'elle me tend en l'agitant devant mes yeux. Oh! Nom d'un chien, qu'elle a le don de m'exaspérer dès le matin. Et voilà. Elle m'oblige à briser ma routine. Je pose mes sucres sur ma sous-tasse. Ils se colorent en aspirant le café renversé. Je dois me presser car ils ne vont pas tarder à fondre et d'humides ils vont vite devenir dégoûtants. Et cette petite cuillère qu'elle me tend, que je saisis, qui a la mauvaise idée de me brûler la main. Ne dis rien ne dis rien me dis-je.

« Slurt, splurt »

La musique de ses petites aspirations sur le bord de sa tasse. Le café à petites gorgées, elle peut mettre plusieurs minutes à le boire. J'essuie la cuillère, non sans l'avoir sucée à mon tour, sur le coin de ma chemise et, quand je me décide à reprendre mes deux sucres pour les jeter enfin dans mon café, ils se désagrègent en une sorte de boue gluante. La colère n'est pas loin. Quelles seraient les alternatives ? Prendre de nouveaux sucres, ramasser les résidus dégoulinants avec la dite petite cuillère, transvaser le contenu de la sous-tasse dans le café en faisant glisser… Ça semble la meilleure solution non ? 

« Bling »

Elle a fini, elle repose sa tasse sur le plateau de métal et rejoint la cuisine. Elle disparait. Je jette un regard furtif pour être sûre qu'elle ne s'est pas cachée pour m'observer mais aucun reflet sur la vitre de la porte-fenêtre n'indique sa présence. Alors je respire, je soulève ma tasse que je pose délicatement sur la table, j'attrape la sous-tasse entre deux doigts avec délicatesse, je l'incline et comme du miel le sucre fondu tombe en gouttes épaisses dans le liquide brun et mat. J'imagine une série d'images stroboscopiques avec des couronnes qui se soulèvent et des cercles concentriques qui s'en suivent, se croisent se mélangent en prosaïque-mosaïque. Un index gourmand passé sur la petite assiette atterri dans ma bouche que j'illumine d'un sourire. Quand enfin, cela m'a pris du temps, je tourne la cuillère qui m'appartient désormais, c'est pas trop tôt, l'odeur du café noir s'adoucit, la vapeur comme un nuage, le goût inimitable de la première gorgée.

Si je le voulais, je pourrais facilement m'approprier la chaise délaissée. Mais non, le plaisir du breuvage me comble. Je ne sens plus les mailles de l'assise, je ne vois qu'une belle, très belle, journée qui commence à cet instant-même. Avant c'était trop tôt.

« Du bruit dans la cuisine, des tac, paf, toc, gloups »

Elle est presque revenue, des trucs et des machins s'entrechoquent. Ma tasse a inscrit sur la table une auréole mielleuse que déjà une mouche bruyante colonise pour être très vite chassée par un bourdon aux reflets bleus à son tour remplacé par un horrible couple de guêpes. 

« File de là ! Bon sang ! File donc avant d'être piquée …»

Je renverse la chaise et j'agite les bras en tous sens comme un sémaphore rendu fou. La cuillère sucée, le café trop cuit, la brioche absente, ce n'est rien comparé à une ou deux piqures de guêpes. 

« Ne reste pas là, rentre. Si elles te piquent tu danseras »

Je suis rassurée par cette remarque, cette attention, cette prévenance. Je pense qu'elle m'aime toujours. 

Elle tient dans ses mains une assiette, une très grande assiette blanche ornée d'une frise végétale de fougère. Dessus, un quartier de pomme, deux figues, une feuille de mimolette du plus bel orange et tu ne vas pas le croire une belle et épaisse tranche de brioche. Je l'adore et j'adore aussi les dimanches matins.


Signaler ce texte