Calme sur Manhattan
marydecoye
Les dernières semaines avaient été très calmes. La brigade avait retrouvé, l’espace de quelques jours, son innocence ; le ton s’était enluminé de blagues, les cafés avaient tiédi au milieu de confidences sans fin, les pieds étaient montés sur les bureaux, les têtes s’étaient renversées sur le bord des fauteuils, il avait régné une sorte de nonchalance et d’attentisme très sains. Même le doc traînait sa blouse au milieu de nous.
Et puis le mal est revenu nous hanter. Importun, envahissant, intrusif comme un coup de fil du standard. Nous avons pris nos flingues et nos blousons, nous sommes partis à sa rencontre.
*
Le corps est d’une blancheur fascinante, installé dans une auréole de feuilles d’automne rouges et dorées. Un soleil frais baigne Central Park et disperse les derniers lambeaux de brume. Ca sent bon l’herbe coupée et le cappuccino des premiers arrivés. Le corps est disposé avec grâce, les yeux clos, les mains élégantes. Le jour se lève, Manhattan se réveille, softly, softly. Aucune violence. Même environné de brassards fluorescents derrière des rubans ‘‘crime scene’’, c’est magnifique.
Après ces jours d’abstinence, le doc met une attention de jeune premier à examiner le corps. A haute voix il énumère, décrit, compare, repère, retourne, soulève, repose, regarde, respire, indique, prélève tandis qu’autour d’eux deux nous nous affairons, questionnant, notant, photographiant, hésitants et méfiants, embarquant une cannette, un mug du Starbucks, un mégot, un morceau d’étoffe, consciencieusement.
On dirait une victime de livre. Sans tâche, sans ombre, sans éraflure. La plaie est propre, précise, particulière. Elle est belle cette victime, étrange ce crime qu’on ne peut s’empêcher de contempler.
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Au premier brief, la brigade a repris ses airs graves. Le bureau a bourdonné d’appels, on a cherché des liens, des mobiles, des signes, on a suivi des pistes, on a interrogé des gens, on a échoué, on est rentré sans rien, on a posé nos flingues.
Au tableau, on a repris les signes, le rapport du doc, les photos, les traces du mug de café du parc, le nom du vendeur du morceau de l’étoffe, on a échoué, on est rentré sans rien, on a posé nos flingues. Un silence s’est installé, rempli d’yeux noirs et de jurons étouffés.
On a tout effacé, tout repris de zéro, repris les photos, repris les alibis, repris les listes de communications téléphoniques, repris le rapport du doc, repris les dossiers médicaux. On est parti en chasse, on a échoué, on est rentré sans rien, on a posé nos flingues. Alors on a douté.
Le crime était parfait. Les indices infernaux. La victime, comme aseptisée, se révélait incapable de faire parler la scène de crime. Les mobiles étaient insaisissables. Les pistes ne menaient nulle part. Et la certitude émergea, flottante, entre les post-its collés au tableau ; on se moquait de nous. Il voulait jouer. Il voulait jouer, le salaud. Soudain l’énergie et la colère ont galvanisé notre petit groupe.
Il avait fallu beaucoup observer, beaucoup étudier. La manipulation était intelligente, fine, précise. La scène de crime propre comme un gant de laborantin.
*
Le commandant - Qu’est-ce qui vous a pris ?
Le médecin légiste - C’était trop calme. Trop calme. Si calme, vous savez !
Son regard rêveur reçoit une claque violente et sonore. Il vacille et soudain, ses traits tombent, ses lèvres tremblent et s’affaissent, ses mains se tordent, ses yeux s’effraient d’appartenir à cet homme, qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il fait ?