Cannibales au clair de lune ou la dégustation artistique
Stéphan Mary
Bonsoir. Vous avez votre carton d’invitation ? Jean-Luc D. ? Seriez-vous l’invité surprise ? Mais qu’est ce que je vois là ? Le carton est pourtant clair : venez seul ! Je restai près de mon homme, consciencieusement accrochée à sa lumière intense. Calmement, il répondit : Je ne sors jamais sans elle, jamais. L’air faussement impressionné, L’homme ne put s’empêcher de sourire, Assis dans son fauteuil roulant, il semblait de petite taille. Entre soixante et soixante dix ans, pas vraiment d’âge, brun, peu de cheveux, un visage osseux, le regard noir, lui conféraient quelque chose de ténébreux. Sa blouse blanche sur laquelle était indiquée Ed et son stéthoscope autour du cou semblait presque rassurant. Il recula son fauteuil électrique et disparut presque dans la brume de cette fin de soirée du 23 août 2012.
Jean Luc D. regarda la couverture qui recouvrait les jambes à jamais immobiles et sourit gentiment. Vous êtes ? Demanda t-il avec son oeil d’animateur bienveillant. L’homme sortit du brouillard, le bruit du moteur de son fauteuil rompant le silence de cette nuit si étrange. Je suis l’artiste répondit l’homme avec une voix quelconque, sans intérêt. Je vous convie à un petit vernissage entre amis. C’est disons une exposition intemporelle. Vous me donnerez vos impressions un peu plus tard. Mais venez donc que je vous présente. L’homme nous précéda tranquillement et nous conduisit à l’arrière d’une longue remorque de camion d’une blancheur étonnante. Jean-luc impressionné fit le tour mais il n’y vit aucune inscription. Je trottinai sur ses talons, bien trop attachée à lui pour que quoique ce soit nous sépare. Les portes s’ouvrirent sur un espace blanc ouateux au milieu duquel j’aperçus un rond de lumière semblable à la douceur de l’éclairage cosmique de ce premier quartier de lune. Une fois à l’intérieur, les portes se refermèrent automatiquement. Le fond de l’air était très frais, presque froid et Jean-Luc et moi eûmes des frissons. Je le regardai et je compris instantanément que c’était la première fois qu’il ne se sentait pas blasé depuis bien longtemps. Il semblait s’amuser.
Jean Luc regarda autour de lui en clignant des yeux, éblouit par la blancheur extrême de l’endroit. Je détestai cette lumière qui m’estompait dans l’anonymat le plus total. Nous distinguions des formes qui passaient d’un point à l’autre des parois, se stabilisant devant des repères précis. Je n’apercevais que les dos de ces étranges spectateurs, tous vêtus de blanc. Je cherchai une âme sœur avec qui converser quand je sentis Jean Luc se tendre. Une main sur son épaule lui fit tourner la tête. Il étouffa un cri. L’homme qui tenait un smoking blanc sur cintre était d’une laideur inquiétante. Très maigre, des cheveux blonds filasse, une face anguleuse mais un nez à la Depardieu, avec deux petits yeux scrutateurs bleu impavide finissaient de le rendre repoussant. Il tendit à Jean Luc D. le cintre et d’un mouvement du menton, lui désigna un paravent si blanc qu’il se fondait dans la luminosité de cette… galerie d’art !
Une fois qu’il se fut changé, Jean Luc et moi nous approchâmes du groupe qui s’extasiait avec des A et des O devant des cadres blancs, plus ou moins grands, avec des numéros gravés en bas à droite. Je cherchai une signification mais sincèrement, n’en trouvai aucune. C’est alors qu’une voix familière nous interrompit dans notre contemplation médusée : Un vernissage donne à voir des œuvres, pas du vide. Même encadré de cadres aveuglant de pâleur, le vide n’est pas une œuvre ! Jean Luc se tourna vers la voix et eut un immense sourire. Jacques lui tendait un verre de vin en riant. Jean Luc allait lui donner l’accolade mais Ed apparu lui aussi en smoking blanc avec un nœud papillon rouge qui, avec moi, était bien la seule tache de couleur dans cet étrange décor. Il roula jusqu’à Jacques : Alors mon cher Villeret, toujours en pleine facétie. Donnez moi ce verre voulez vous. L’accès en cabine est pourtant interdit, je vous ai prévenu. Jacques fit un clin d’œil à Jean Luc et s’approcha de Jacqueline Maillant qui proclamait de sa haute voix Mes enfants, Ed s’est surpassé. Le néant est intense. Ed l’interrompit en annonçant sur un ton officiel : Mes amis vous êtes au complet. Je vais vous appeler et vous irez face au numéro du cadre que je vous indiquerai. Je commence : chère Jacqueline n°1 ; Jacques n°2 ; n°3 Marguerite Duras ; Madame Sagan n°4 ; Monsieur Desproges face au n° 5 ; Cher Jim Morrisson, poète maudit, vous nous honorerez bien d’une chanson, n°6 et enfin Jean Luc D. et votre… ombre au tableau, n°7. Placez vous s’il vous plaît. Jean Luc nous dirigea vers une des parois de cet insolite vernissage et fut extrêmement surpris de se trouver face au cadre le plus grand. L’homme appuya sur une télécommande et dans les encadrements disparut la blancheur virginale du vide pour laisser la place à des plats dont l’aspect relevait de la haute gastronomie.
En face de nous apparut un immense buffet aux couleurs plus chatoyantes les unes que les autres. Ed s’approcha de Jean Luc dubitatif et sourit avec un air sadique. Il prononça distinctement : Cette exposition est une dégustation artistique. J’ai mis un point d’honneur à préparer chaque mets qui en soi est une œuvre unique. Mettez toute votre âme dans ce moment spécial. Pour chacun, il y a là une partie de vous. Utilisez vos arts respectifs pour décrire la mise en bouche. Accompagnez chaque bouchée avec une gorgée de ce vin, cave cannibale du 7ème ciel, cuvée 2012. Vous êtes l’œuvre. L’œuvre est vous. La votre est là, je vous en prie. Il nous désigna une assiette dans laquelle une sorte de tartare recouvert d’une couche de caviar nous tendait les bras. Qu’est ce que c’est ? demanda Jean Luc D. De l’estomac mon cher. Jacques et Marguerite mangent du foie, Françoise du poumon, Jim du boudin pour le sang et Pierre lui a droit à tous les abats. L’homme éleva la voix : Prenez et mangez mes amis, ceci est votre corps. Buvez, ceci est votre sang et maintenant bon appétit.
Merci Paul pour ce long commentaires qui dit tant de choses. Premier chapitre de roman... cela m'a déjà été suggéré, y compris pour la nouvelle que je te joins. Merci également d'avoir perçu les personnages mis en scène, ou plutôt en lettres, dans ce qui les caractérise personnellement. Tes interventions sont toujours les bienvenues. A bientôt de te lire ? Reviens sur ton clavier, vite vite
· Il y a environ 11 ans ·Stéphan Mary
Bonjour Stephan (III),
· Il y a environ 11 ans ·Enfin percutante image que celle d'un Messie paralytique rédempteur d'un monde défait, où l'Homme en sa laideur est habillé, et illuminé en quelque sorte, d'un éclatant "Blanc bonus" !
Pour finir, il m'a plu de retrouver ici le style laconique d'une Marguerite Duras, l'épitaphe en filigrane d'une Marguerite Yourcenar, «Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie.», la mise en scène d'une Françoise Sagan, l'humour "décantatoire" d'un Pierre Desproges, théâtral d'une Jacqueline Maillant, et la faconde un peu naïve d'un Jacques Villeret.
J'ai bien conscience qu'il ne s'agit là que d'une interprétation, et en l'occurrence, je me suis délecté à l'imaginer à la lecture de cette magnifique nouvelle, qui en soi, pourrait bien représenter un premier chapitre de roman.
Bravo à toi Stephan et mille mercis pour cet éloquent partage.
Cdc pour moi.
À bientôt de te lire.
Bien amicalement.
Paul Stendhal
Paul Stendhal
Bonjour Stephan (II),
· Il y a environ 11 ans ·Personnellement j'aurais bien convié à ce vernissage, une Marie-Olympe de Gouges, et une Marguerite Yourcenar, toutes les deux, grandes "femmes de l'être", ce qui aurait, en quelque sorte, rétabli une certaine parité Homme-Femme, et renforcé l'interprétation visionnaire du grand Léonard !
De même, il est clair ( ! ) qu'ici, le premier rôle est tenu par la "Lumière", personnage principal de cette parodie romanesque, et que ces orbes de blancheur emprunts d'or et d'argent, ressemblent étrangement à ceux de la révélation. "Les mots glissent sur cette page, avec la limpidité et la pureté de l'eau, celle qui vous lave de toutes les souillures, et qui vous rend un instant plus vrai et plus juste, mais c’est de l’encre qui marque cette feuille pour se rappeler nos iniquités, et marquer l’histoire d'une vie, d’un souvenir impérissable." (Paul Stendhal)
Paul Stendhal
Bonjour Stephan (I),
· Il y a environ 11 ans ·Un texte très intéressant qui en dit plus qu'il n'y paraît ! Doit-on y voir une certaine mystification du mythe, ou bien une apologie de l'apostasie ? Quoi qu'il en soit, il ne peut nous échapper, cette transfiguration lumineuse de la Cène, et de l'eucharistie ! Il eut été cocasse, de faire se dérouler cet épisode un vingt décembre deux mille douze, en référence au jeudi saint, la veille de la Passion du Christ deux millénaires auparavant, et d'une fin du monde cataclysmique présumée par l'Homme, selon le calendrier maya !
Un autre point criant de vérité, est la "laideur de l'Homme" que tu évoques dans ce récit ! L'Homme laid est ici un serviteur, mais pas n'importe lequel, ce qui dénote une certaine ironie ! Préfigurerait-il le Deus ex machina ?
Paul Stendhal
c'est sûr !
· Il y a environ 11 ans ·tendresse
Merci tendresse. Oui publiée il y a un an dans le cadre d'un concours. Mais je trouve qu'il n'a pas -encore- pris une ride ;)
· Il y a environ 11 ans ·Stéphan Mary
oups ...Très original ! une impression de déjà vu: ne l'avais tu pas déjà publié ? Super en tout cas et une fin des plus ...délectable !
· Il y a environ 11 ans ·tendresse
Oh ! mais on voisine du côté d'E. Poe ....C'est captivant et j'aime beaucoup ! Je vais relire, ce texte mérite la dégustation des phrases ! Elle est recommandée !
· Il y a environ 12 ans ·theoreme
ouais, vraiment très bien !
· Il y a environ 12 ans ·petit-corps-decu