Capharnaüm. Partie 1
-nicole-
Quand je me suis réveillée ce matin, le soleil était déjà haut. C'est étrange. Habituellement, Lila, la vieille chienne incontinente me tire de mon sommeil bien avant l'aube mais aujourd'hui, rien. D'ailleurs, j'ai beau tendre l'oreille, je suis plongée dans un silence abyssal… pas de pépiement d'oiseau, pas de ronflement de moteur, au loin, pas de voisin jardinier, élagueur ou simplement bricoleur, rien de rien. Oh zut ! Mon réveil s'est arrêté. Il faut que je sorte de ce lit. Mais que c'est difficile ! Est-ce que Gaëtan est parti au lycée ? Je n'entends pas de mouvement venant de l'étage supérieur, pas de bruit dans la salle de bain, ni dans la cuisine… Quelle heure-est-il ? Il faut que je me lève ! Mon corps ne veut pas m'obéir, il reste là, étendu sous la couette, raide et froid. Tant pis ! Je le laisse.
Mais où sont-ils ? Je me retrouve seule dans le grand séjour. L'ambiance est étrange… quelque chose a changé. Où est Lila, son panier est vide, et propre, ça c'est vraiment bizarre. Il n'y a pas une touffe de poils sur le sol, pas un grain de poussière sur les meubles, pas une liasse de papier qui traîne. L'air est cristallin et les rayons de soleil qui envahissent la pièce ne dévoilent aucun mouvement, pas de particules virevoltantes, pas d'insectes affairés, rien, toujours rien. Dehors, pas un souffle de vent. Les herbes et les buissons sont figés, comme coulés dans la résine, on dirait un paysage artificiel fait de plastique. Ça commence à m'angoisser un peu.
Je monte les escaliers, et mes pas résonnent de façon excessive à mon goût : dans ce grand néant je suis la mouche qui vole et qui s'agite, l'araignée doit bien guetter quelque part, je suis trop visible, trop audible… Arrivée sur le palier, je me fige. Mais où est donc passé tout mon bordel ? Le grand panier en osier qui gît là depuis des siècles, débordant de documents, notes, factures que je dois trier, brûler ou jeter, n'est plus là. Quelqu'un a enlevé la vieille étagère noire et moche où j'avais stocké de vieux manuels scolaires inutiles, des romans lus cent fois que je connais par cœur mais que je ne me suis jamais résignée à mettre à la poubelle – un livre, c'est sacré, c'est le savoir, ce n'est pas une ordure enfin ! – et l'imprimante à moitié démontée, inutilisable en l'état, que je devais réparer, depuis cinq ans au moins… Même la collection des prix Nobel de littérature que le père de Gaëtan a laissée en guise de pension alimentaire, il faut croire -Mwahaha ! Très drôle je sais, ça ne vaut pas plus que notre défunt mariage : une merveilleuse histoire de mensonges, de manipulations et de violence, un conte de fée carabosse dans lequel le Prince Tranchant n'a de cesse que de détruire, déconstruire, anéantir la Princesse au grand cœur et au petit pois (dans la tête) et la transformer en Princesse Poids Lourd au cœur en miette (pas que dans la tête) – même la collection de Prix Nobel de Littérature, disais-je, a disparu avec tout mon capharnaüm. C'est fou la place qu'on a maintenant pour pouvoir se croiser… Si seulement je pouvais croiser quelqu'un !
Quelque chose, qui m'égratignait les yeux depuis mon lever mais que j'ai refusé de voir, attire mon attention : les murs sont blancs, immaculés et lisses et – je grimpe à présent les marches quatre à quatre pour vérifier du haut de la coursive – en bas, les meubles du salon ont changé, les bibelots aussi, c'est beau, il faut le reconnaître, mais ce n'est plus chez moi ! Je tremble. Plus de fissures et de taches d'humidité, plus de toiles d'araignée… Je tourne la tête pour vérifier et, à l'endroit où toute une voie lactée de traces de doigts maculaient le mur, une rampe d'escalier a refait son apparition, ce n'est pas l'ancienne qui d'ailleurs n'est plus calée, debout, dans l'angle. Ces empreintes, c'étaient celle de mon Gaëtan. Enfant, il appuyait ses petites mains – pas toujours très propres – pour éviter de tomber, se tenant au mur puisqu'il n'y avait plus rien d'autre à quoi s'accrocher et, plus tard, l'habitude était restée, bien qu'il fût assez grand pour savoir monter et descendre les degrés sans risquer de les dévaler. C'est tellement étrange tout ça…
Il y a une pensée qui tourne au fond de mon esprit, elle semble prisonnière, elle veut que je la saisisse mais une partie de moi, très forte et très puissante s'y oppose. Je ressens presque de la terreur dès qu'elle vient affleurer ma conscience… alors quelque chose d'impérieux ferme les écoutilles de ma raison et la repousse très profond, hors de portée de mon intelligence. Cette pensée a une odeur, désagréable, fétide, elle transporte avec elle un tas de sensations délétères. Elle a une couleur, sombre, mais elle n'a pas de son, c'en est même l'opposé. Je n'aime pas l'idée qu'elle puisse s'échapper et m'envahir.
Je me précipite vers la chambre de mon fils. J'ai déjà vu, depuis le haut de l'escalier, que le panneau « interdiction d'entrer », les diverses inscriptions et avertissements ainsi que les dessins qui « décoraient » la porte depuis son adolescence n'y étaient plus. Elle est devenue impersonnelle, anonyme, et je sais maintenant que lorsque je vais l'ouvrir, l'univers fantasmagorique et un peu gothique qu'elle protégeait de mes intrusions - qu'il jugeait intempestives - aura disparu. Je tends la main vers la poignée, la saisis et l'actionne, le vantail pivote lentement et je manque défaillir. Je ferme les yeux, ce ne peut être réel. Ce que je découvre, c'est une chambre de nouveau-né. Je reconnais le berceau : il se transmet de génération en génération dans la famille. Ce fut celui de mon père, du sien avant lui, puis le mien et enfin celui de Gaëtan, mon unique enfant, comme il se doit. Un seul héritier, c'est la règle, l'héritage ne peut pas être morcelé, la maison et la propriété qui l'entoure ne peuvent pas être vendues : ici sont nos racines. C'est notre territoire et notre abri, c'est là que nous souhaitons naitre, vivre et mourir. C'est le lieu où reposent nos anciens. Je ne comprends pas. C'est un cauchemar.
La porte s'est refermée devant moi. Je ne l'ai pas vue bouger, mais enfin, je fermais les yeux alors… Tout de même, j'ai presque le nez collé dessus et je ne l'ai pas sentie bouger. C'est comme si, en un clignement d'œil, elle avait changé d'état sans même se déplacer. Je fais volte-face, je dois redescendre, retourner dans ma chambre, il faut que je m'allonge un peu, que je retourne m'y ressourcer. L'angoisse m'épuise, je suis si fatiguée. En bas des escaliers je tourne à gauche et je me dirige vers mon antre. Mon regard est attiré par des détails qui m'inquiètent : les tableaux aux murs. Où sont mes photos, mes collages, mes peintures naïves et colorées dont j'étais si fière ? À la place, des œuvres abstraites, c'est vrai, mais tellement conventionnelles, les teintes sobres et ternes sont assorties, tout paraît ordonné, pincé, strict… J'étouffe. Je presse le pas et entre dans une pièce que je pensais être ma chambre…. Je ne suis plus chez moi ici, on dirait. Mais qui s'est permis ? Qui a osé me faire ça ? Où sont mes choses ? Mes trucs inutiles et encombrants ? Mes fétiches amassés au cours du temps ? Chacun de ces objets a une histoire, a une signification, m'est nécessaire, ce sont mes jalons, mes repères qui me guident vers mes plus beaux souvenirs, ils me disent qui je suis devenue, qui j'étais, qui je ne veux pas ou plus être. Mais il y en a un en particulier, un vieux jouet sûrement magique qui trônait sur la commode – qui n'est plus là – en face de mon lit – qui a été remplacé lui aussi – ce bimbelot renferme mon âme d'enfant, je ne peux pas m'en séparer, je perdrais mon identité, je me perdrais moi, si je ne le retrouvais pas. Trop de craintes, trop d'appréhension, trop de détresse, de terreur… et maintenant je pleure.
à suivre : le vieux carrousel
C'est une émotion qui prend au cœur, une angoisse tout au long de la lecture et je reconnais, moi aussi, mon capharnaüm...mais est-ce ton fantôme qui erre... ou juste un rêve ?
· Il y a presque 6 ans ·Louve
On aimerait tellement se réveiller n'est-ce pas ?
· Il y a presque 6 ans ·-nicole-
Dans ce cas précis, je pense que oui !
· Il y a presque 6 ans ·Louve
tres fort ! j'aime beaucoup ! ai vécu (ou vit) un peu cela...
· Il y a presque 6 ans ·Gabriel Meunier
Merci Gabriel ! êtes-vous, vous aussi, devenu un intru chez vous ? ;-)
· Il y a presque 6 ans ·-nicole-
oui et non ; deux vieilles maisons de famille. L'une a été vendue (s'y installer signifiait endosser tout le passé... ou alors avoir le courage de tout casser). Nous habitons l'autre - la plus vielle - et avons "chambardé" pas mal de choses... Mais en gardant qq éléments.
· Il y a presque 6 ans ·Gabriel Meunier