Case départ

petisaintleu

Suite de La mousson sans le pont. Dénouement.

Je ne regarde que rarement les tableaux de crucifixion. C'est un peu comme pour La 7ème compagnie, on connaît l'histoire. Je ne vois donc pas l'intérêt de m'y attarder dans le cadre d'un musée. Je n'ai aucune culture en matière d'histoire de l'art. Je ne cherche pas à comprendre la genèse de l'œuvre, son environnement historique, social ou culturel. Je ne m'arrête devant que pour la seule émotion qu'elle m'apporte, sans en rechercher les rouages.

 

Là, c'était différent. Je me retrouvai au cœur du mystère. Plongé dans la réalité, on était loin des images pieuses. Ça puait et ça geignait. Je fus accueilli par une nuée de mouches. Je constatai, une fois que je parvins à les chasser un instant de mon visage, qu'elles s'agglutinaient, comme des essaims d'abeilles sauvages, par grappes aux poignets et aux chevilles des suppliciés, apôtres de la dernière heure, invités à une bien macabre cène.

La cause de la mort par crucifixion est l'asphyxie, à moins que le cœur ne cède avant. Les trois corps soufflaient, forges humaines. Comme une mécanique à trois pistons, je les voyais, ces noyés terrestres, par alternance, prendre appui sur les clous des pieds pour reprendre de l'air. Une sueur profuse les aidait à accélérer leur déshydratation. Je m'expliquai la puanteur qui enveloppait les lieux. Suite à la flagellation, aux nombreux saignements, aux tendons et aux muscles arrachés, la mort s'était déjà invitée par le biais d'une éclaireuse, la putréfaction. Profitant d'un climat idéal, de l'absence de circulation sanguine et du manque d'oxygène, elle se permettait de prendre de l'avance. En l'espèce, c'était reculer pour mieux ressusciter. On ne devait pas l'avoir prévenue qu'une arnaque se tramait.

L'un des larrons qui entourait le barbu du milieu se tourna vers lui pour le railler : « Alors, Ducon, ta maman est venue te voir ? » Il lui rétorqua, après un gémissement : « Rira bien qui rira le dernier. » Le troisième, consensuel, prit la parole : « Excuse le, il est simple d'esprit et il se comporte comme un enfant. Il ne sait pas ce qu'il dit. Dis-moi Jésus, si par miracle, on s'en sort, tu pourrais t'occuper de mon cousin pour lui donner un petit coup de pouce ? Il est pêcheur et il souffre du mal de mer. » Le prophète répondit, sans doute pour retrouver un peu de calme et vivre son calvaire en toute sérénité : « Ne crains point ; désormais il sera pêcheur d'hommes. »

Plus loin, sur la gauche, se dressait Jérusalem. Le lieu du supplice n'était en rien isolé de toute vie. À quelques mètres, une route serpentait, celle qui menait à Jéricho me renseigna-t-on. Ainsi, les passants s'arrêtaient quelques instants, certains crachant au pied d'une croix. Des légionnaires, lassés de ces agonies, patientaient, jouant aux osselets. La matrone était là, éplorée et entourée de femmes qui la soutenaient. Elles ressemblaient en toute espèce à ces fatmas que je croise au marché.

 

En cet instant, aussi hallucinant que cela puisse paraître, c'est à moi qu'il s'intéressait. Il tourna son regard dans ma direction. La sensation qu'il me transperçait, juste un moment avant que Longinus ne perce son flanc, me saisit. Le sentiment que je cherchais au fond de moi depuis des années quand, réclamant le calme et la fraîcheur d'une église, pour le supplier de me rendre simplement humble, m'envahit. Ecce homo, qui enlève le pécher du monde. « Approche-toi. – cette voix n'était autre que la mienne qui raisonnait en chaque cellule de mon corps – Je suis trop faible pour te parler. Mon père ne m'a pas encore libéré de cet enfer charnel et je suis trop souffrant et trop faible pour m'exprimer d'une voix terrestre. Je voudrais te rappeler ces paroles d'Ézéchiel : « Tout homme de la maison d'Israël qui porte ses idoles dans son cœur et qui met la pierre d'achoppement, sa faute, s'il vient s'adresser au prophète, c'est moi l'Éternel qui lui répondrai, quand il viendra, à cause de la multitude de ses idoles. Ainsi seront saisis dans leur propre cœur ceux de la maison d'Israël qui se sont éloignés de moi à cause de toutes ses idoles. Ainsi parle l'Éternel : Convertissez-vous et détournez-vous de vos idoles, détournez les regards de toutes vos horreurs ! Car tout homme de la maison d'Israël qui s'est éloigné de moi, qui porte ses idoles dans son cœur et qui met la pierre d'achoppement, sa faute, juste devant lui – s'il vient vers le prophète pour me consulter par lui – je suis l'Éternel, je lui répondrai par moi-même (…) afin que la maison d'Israël ne s'égare plus, loin de moi, et qu'elle ne se souille plus par tous ses crimes. » Oui, mon ami, il est temps que tu comprennes la fange que tu as remuée.

Mon père est le seul et l'unique créateur de toute chose. Mais Azazel, depuis sa désobéissance et son bannissement du Paradis, a essaimé le mal, insufflant parmi les hommes le doute, la jalousie ou la haine. Mon père n'est pas ce dieu omnipotent et vengeur comme l'ont décrit ces menteurs du Temple. Des forces se sont développées, échappant à son contrôle. Elles ont profité de la candeur, de l'opportunisme et du vice qui habitent les mortels pour étendre leur emprise.

Toutes ces aventures, je sais que tu les as subies. Il n'empêche que tu as réveillé des forces qu'il faut mater avant que le mal, qui étend sa toile tous les jours un peu plus, ne devienne irréversible. »

 

Que répondre, à part que je n'étais que son humble serviteur ? Pour être honnête, je pris la décision d'être son instrument, quelles qu'en soient les conséquences. Comme je me sentais fatigué. Finalement, j'étais entre de bonnes mains. J'eus soudain une révélation. Je compris que tout reposait sur ma croyance au succès pour retrouver ce qui fut et ce qui devait être. « Aide-toi et le ciel t'aidera. » Je compris que mon implication était la clé de voûte. Un pas vers le doute et tout l'édifice cosmique s'écroulait.

 

Contrairement à d'autres croyances, la religion catholique respecte le libre-arbitre. Ce ne sont que des fous qui imposèrent leurs points de vue, des inquisiteurs aux sectes baptistes, aveuglés par leurs lubies, soucieux de satisfaire leur ego ou de s'en mettre plein les poches, en manipulant des fidèles crédules et qui ont biaisé, souvent en profondeur, le message originel.

Disons que le deal est simple. C'est à chacun de tracer son chemin et d'aller puiser au fond de soi la compréhension et le courage, pour ne pas s'éloigner des propositions de vie qui mènent vers le salut éternel.

Je l'avais compris depuis longtemps. Le naturel de nos vies matérialistes, qui vous rend suspect de niaiserie dès que vous faites preuve d'écoute et de compassion, m'avait fait rentrer dans le rang.

Face à lui, ça devenait plus simple. Il suffisait de le voir pour le croire. J'étais un privilégié. Je n'aurai pas à attendre la fin des temps qui tardait à venir. Il me suffit de lui demander : « Que dois-je faire ? Dites et je m'exécuterai. »

Sa réponse fut lumineuse et d'une simplicité biblique : « Tu n'as qu'une solution, il te faut brûler les idoles pour qu'enfin la paix et la sérénité reviennent.  – puis – Je dois te quitter. J'ai l'éternité qui m'attend. » Il expira dans un dernier soupir.

 

Les calvinistes détruisirent les images religieuses qu'ils assimilaient à du paganisme. C'est ainsi que se développa la peinture bourgeoise, créant en de riches marchands de nouvelles idoles.

Je compris donc qu'il me fallait faire disparaître ces nouveaux symboles du Veau d'or, paradoxes de la nouvelle foi protestante.

Je revins à l'appartement. Il n'était que vingt-et-une heures. Pourtant, tout le monde ronflait. Au vu des cadavres de bouteilles qui jonchaient le sol, les natures mortes avaient connu le casse du siècle. Une fois que mon envie de les massacrer à les entendre ronfler comme des porcs s'atténua, je pris le temps de réfléchir. Je me doutais bien que Le Louvre fût ultra sécurisé et il était illusoire que je puisse rentrer avec un lance-flammes.

Heureusement, les briquets ne sont pas encore interdits. Je franchis donc la sécurité sans aucun problème. Deux des agents me saluèrent. Je faisais presque partie des meubles. Les deux Imodium pris avant de partir m'aidèrent à calmer les fruits pris avant de partir dans mes entrailles. Je traînai pendant deux heures, privilégiant les antiquités égyptiennes. Puis, en pensant à Moïse, je me jetai à l'eau. De nouveau, en montant les marches de l'escalier Henri II, la carrière de Mauthausen me revint en tête. Cette fois, j'avais un alibi en béton. Je portais la croix des responsabilités.

Devant Les mendiants, je frisai l'attaque cardiaque. J'avais une idée. Je me concentrai sur la grange qui se trouvait en arrière-plan. Puis je hélai les miséreux pour qu'ils me rejoignent. Une fois à l'intérieur, je les invitai à s'asseoir au fond pour se mettre au chaud. Je m'excusai, prétextant une marmite qui attendait. Je refermai la porte du hangar, en la bloquant et en m'assurant qu'ils ne pourraient pas s'en échapper. J'avais repéré des planches manquantes dans un angle, à proximité de mes invités. Il me suffit de mettre le feu à la paille sèche pour qu'en moins de deux minutes, elle se transforme en brasier.

 

J'eus à peine le temps d'entendre les hurlements. Je m'éloignai suffisamment avant que les alarmes anti-feu ne se déclenchent.

Le soir, aux actualités, un nouveau spécialiste se montra circonspect. Des illuminés évoquèrent la combustion spontanée.

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