Ce que ce siècle a fait des enfants

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« Ce matin, comme tous les matins, il se lève et se traîne nonchalamment jusqu’à la cuisine. Il prend son bol de céréales et commence à mâcher lentement. Autour de lui, le monde grouille, comme une fourmilière, mais ce n’est pas son problème. Eux, ils ont la tête dans le guidon, lui a la tête dans son bol de céréales. Sa nonchalance l’amène jusqu’au métro, ses écouteurs vissés dans ses oreilles. Vingt minutes de trajet et il arrivera à l’école. En attendant, il poke deux trois amis sur Facebook, poste une photo d’un rat d’égout sur Instagram et envoie des textos. Les portes du métro s’ouvrent, dans  cinq minutes il passera la grille, mais avant il vérifie son Twitter. Jour après jour, inscrit dans une routine perpétuelle, il se réfugie dans sa bulle virtuelle. Quand il est hors de chez lui, son Smartphone lui permet de garder contact avec son autre monde. Une fois à la maison, il ne communique que par textos ou internet, il voit ses potes sur World of Warcarft, rencontre de nouvelles personnes sur les Sims. En cas de crise ou de problème majeur, il crée un groupe Facebook. Son casque sur la tête, il a mis le volume au maximum, il n’entend pas sa mère dans son dos qui s’escrime à lui faire comprendre qu’il devrait aller faire un tour dehors. Ses yeux sont rivés sur les statuts et commentaires qui défilent à l’écran, il est connecté mais pourtant si seul. Maël, enfant du siècle 2.0. »

« Arrivée au pied de sa tour, elle pense aux dix étages qu’elle doit à présent gravir avec ses sacs de courses. L’ascenseur est en panne, elle ne l’a jamais connu autrement. A douze ans, elle sait déjà que l’ascenseur n’est que la partie visible de l’iceberg. Son frère ainé de 16 ans ne pense plus qu’à trainer dans le hall, alors il faut bien qu’elle aide un peu sa mère, qui a encore deux jeunes enfants à élever. Son père ? Il a disparu, petit à petit, au rythme de la peinture qui s’effrite sur les murs de l’immeuble. Aujourd’hui, il n’y a plus de peinture. Elle sait qu’elle n’est pas du côté chance de la vie, mais elle ne baissera pas les bras. Elle rêve d’être avocate, d’avoir son cabinet, peut être avec des associés, mais surtout avec des permanences gratuites dans sa bonne vieille cité. Elle ne les laissera pas tomber, parce qu’elle, ils ne la laissent pas tomber. La bande qui traine dans le hall vient lui donner un coup de main pour monter ses courses au dixième étage de cette barre de béton ingrate. Tania, enfant du siècle de l’inégalité des chances. »

« Le sang qui lézarde la pierre, c’est pratiquement son unique souvenir, la seule vision que son enfance ait connue, bien qu’apocalyptique. Un jour des hommes portant un foulard ont fait une descente au village. Ils l’ont emmené en 4x4, à toute vitesse, au travers de grandes plaines poussiéreuses. Ils l’ont entraîné comme un vrai soldat, enrôlé, endoctriné. Lui qui n’a jamais joué aux petits soldats en est devenu un. La première fois, dans ses mains, cette arme lui a semblé peser des tonnes. Il ne pensait pas s’y habituer un jour. Pourtant, aujourd’hui, il la manie très bien. Elle n’a plus de secret pour lui. Elle est l’unique chose qu’il connaisse, sa seule amie, sa seule famille. Il l’aime, elle lui donne du pouvoir sur les autres, pouvoir qu’il n’avait pas lorsqu’il était au village. Il n’est plus la victime aujourd’hui, il pense que son destin est entre ses mains ; lui, devenu bourreau de ses victimes, victime de son bourreau, la guerre. Malik, enfant du siècle au mal de guerre. »

« La terre entière a vu la fumée s’échapper des deux Tours, ces colosses de bétons s’effondrant comme des mikados. Si le 11 septembre restera gravé à jamais dans les esprits du monde entier, il le sera plus encore dans le sien. Ce jour-là, elle était au téléphone avec son père, pompier. Ils n’avaient rien à se dire, l’appel n’était pas motivé, sauf par la complicité qu’un père et une fille peuvent avoir. Le premier avion est tombé et les pompiers de New York durent donc se précipiter vers ce qu’ils pensaient n’être qu’un horrible accident aérien. L’appel est écourté, mais elle prend quand même le temps de lui dire d’être prudent. Elle raccroche, le second avion tombe, elle comprend. L’Amérique est attaquée et son père est parti se jeter dans la gueule du loup, loup dont on ne sait même pas qui il est. Son père, il ne reviendra jamais et l’on gravera son nom au mémorial de Ground Zero, avec ceux de 3000 autres personnes. Elle n’a pas seulement perdu son père, il a été assassiné. Elle a suivi de très près la longue traque américaine, elle n’était pas forcément pour les guerres mais elle voulait voir l’ennemi tomber, comme il a fait tomber les Tours Jumelles ce jour-là. Le 2 mai 2011, Barack Obama annonce que l’ennemi numéro 1 est mort. Son père l’est toujours lui aussi. Elle sait bien que le terrorisme est loin d’être éradiqué, mais en ce jour c’est un message qui est lancé : les Etats Unis d’Amérique peuvent vaincre le terrorisme. Elle aussi d’ailleurs. Le jour où elle a enterré son père elle a choisi de participer à cette lutte pour que personne sur Terre n’ait à ressentir cet étau qui compressait sa poitrine lorsque les tours se sont effondrées avec son père à l’intérieur. Elle a intégré la CIA et a lutté. Maya, enfant du siècle de l’aliénation terroriste. »

« Il a toujours adoré l’océan, il veut même devenir océanographe alors il se rend souvent à la plage et étudie d’épais bouquins. Il habite Haïti et il est particulièrement chanceux car l’océan fait beaucoup parler de lui ici, particulièrement ce jour-là. Tout était calme, rien de particulier, quand soudain la mer se retira. Comme prise de timidité, elle partit au loin, laissant derrière elle embarcations et touristes. Une mer sans eau. Mais s’il y a bien quelque chose qu’il sait, c’est que si la mer part c’est pour mieux revenir. « Pourvu que ça ne soit pas le tsunami, pourvu que ça ne soit pas le tsunami ». Il ne sait pas ce qu’il doit faire, personne autour de lui ne sait. Tout le monde s’affaire, la curiosité prend le dessus, mais où est donc partie la mer ? Personne ne le sait, mais lui se doute qu’un mur d’eau, quelque part au loin vient de se dresser et que ce mur d’eau leur arrive droit dessus. Il doit prendre de la hauteur, pas sur ses émotions mais littéralement. Il faut qu’il aille le plus haut possible pour échapper à la montée des eaux. Alors il court, encore et encore, pendant que dans son dos un brouhaha naît. Il ne veut pas se retourner, il ne veut pas voir, il ne veut pas savoir. Il entend des cris, des fracas, il sait ce qu’il se passe alors il veut courir plus vite. La colline est encore un peu loin mais c’est un sportif, il va y arriver. Soudain ses pieds ne sont plus sur le sol. Il a voulu l’océan, l’océan l’a eu. Loé, enfant mort ce siècle. »

« Ils la traitent de sale immigrée, elle qui est la petite-fille d’un tirailleur sénégalais. Quelle ironie. Alors oui, avec sa peau foncée elle ne correspond pas à ce qu’ils attendent d’une française, mais pourtant elle ne peut être que française. Elle n’a jamais vécue ailleurs, elle n’a même quitté qu’une seule fois le pays pour des vacances en Espagne avec ses parents. Si elle n’est pas française, elle n’est rien. Mais ça ils ne le comprennent pas, elle espère qu’ils le comprendront. Son grand père lui avait dit que les blancs peuvent parfois être obtus ; elle ne le croyait qu’à moitié, pensant que la colonisation impliquait ce genre de préjugés. Cependant, si la France a su trouver son grand-père pour renforcer son armée, aujourd’hui la France ne sait pas l’intégrer dans ses rangs. Elle ne savait pas comment réagir face à cette exclusion, alors elle a écrit. D’abord sur quelques feuilles chiffonnées, puis elle a créé son propre blog. Il était hors de question qu’elle dénonce quiconque, mais elle voulait plutôt parler de son ressenti, en espérant qu’un jour ils comprennent l’impact de leurs mots dans ses maux. Elle a trouvé du soutien, elle a aussi ouvert à d’autres vivant une situation similaire une fenêtre sur l’espoir. Elle ne prétend pas être la Rosa Parks du siècle, mais elle compte essayer de faire changer les mentalités à l’échelle de ses moyens. Awa, enfant du pseudo siècle « Black Blanc Beur ». »

« Il a essayé de suivre mais le débat a quand même duré 110 heures et à 11 ans certains mots n’ont pas de sens. Pourtant, il a bien compris le sens des mots « inceste », « apocalypse » et « zoophilie ». Il a deux papas et ça ne le dérange pas. Ses parents lui ont tout expliqué, qu’un d’entre eux avait dû adopter en tant que célibataire mais que ça n’avait pas été facile. Ils lui ont aussi dit qu’il serait peut-être un « gosse de PD » mais que ça changerait. Aujourd’hui, il est content car ils n’ont pas menti. Même si beaucoup de gens ont du mal à accepter le mariage homosexuel, il ne leur en veut pas parce que pour eux c’est l’inconnu. Ils ne savent pas que ça ne change rien, ils ne savent pas que les « pédales » lui organisent des goûters d’anniversaire démentiels, l’aident quand il est bloqué avec ses devoirs, lui crient après quand il ne s’est pas lavé les dents, l’amène tous les week-ends à ses compétitions. Ils ne le savent pas. Mais bientôt ils le sauront, parce qu’il pourra en parler librement puisqu’il aura le droit, ça sera la loi. D’ailleurs cette loi, ses parents en sont ravis mais ils n’ont rien dit de plus. Lui, il aimerait vraiment aller au mariage de ses papas. Tom, enfant du siècle de l’égalité des droits. »

« Cette année 2011, elle s’en souviendra car elle a fait tomber son voile. Elle n’avait jamais senti de cette façon les rayons du soleil qui traversaient ses cheveux. Le vent les accompagnait et faisait tressaillir une mèche sur son front. Pourtant, elle n’était pas dans son jardin, non, elle se tenait debout place des Martyrs à Alger. Il y avait du monde partout, beaucoup de jeunes, mais des plus vieux aussi. Le monde arabe se soulève, et elle, est au milieu de tout ça. Elle aussi se soulève contre le régime qu’on lui impose depuis toute petite alors qu’elle n’y croit pas. D’une main hésitante, elle a donc saisi le bout de tissu qui lui couvrait la tête et l’a lentement fait glisser le long de son cou puis rapidement sur son épaule et enfin elle l’a lâché. Pourtant léger, il aurait dû se poser sur le sol comme une plume, mais il s’est écrasé aussi lourdement qu’une pierre lestée du poids de son fardeau. Elle est musulmane, bien sûr, et respecte l’Islam lorsqu’il dit qu’une femme doit porter un voile, mais pour elle il ne s’agit pas d’un voile de tissu. Elle porte un voile qu’elle n’enlèvera jamais car il lui confère sa pudeur, son honnêteté, son respect envers les autres. Et si elle milite sur cette place c’est parce qu’elle voudrait que toutes les filles et femmes puissent choisir elles-mêmes leur propre voile, qu’il soit de tissus ou non. Yasmina, enfant du siècle du printemps arabe. »

« Des murs blancs, à en faire pâlir la blancheur, ça a toujours été comme ça. Heureusement, il y a Liliane, une infirmière dont il pense qu’elle a au moins 120 ans parce qu’elle connaît plein d’enfants et que c’est toujours à elle que les gens s’adressent quand ils ont besoin de quelque chose. Lui, ça fait 5 ans qu’il connaît Liliane, il l’aime beaucoup, elle est comme une bonne copine. Heureusement qu’elle est là car il ne peut pas souvent voir ses copains de l’école à cause de ses séjours à l’hôpital. C’est d’ailleurs elle qui l’a accueilli la première fois où il est venu à l’Hôpital Necker pour sa leucémie. Il ne s’en souvient pas mais elle le lui a raconté. L’hôpital est un peu devenu sa deuxième maison. Parfois, il n’y va que pour des contrôles, mais parfois « il rechute » comme disent les médecins, et là il doit y rester plus longtemps. Ces temps-ci, il se sent fatigué, pas plus mal, mais fatigué. Liliane lui a dit que c’était normal, que le traitement faisait effet mais qu’il demandait à son corps beaucoup d’efforts. Il a 8 ans et il n’aimerait pas mourir de suite, il ne comprend pas trop ce que ça fait de mourir. Alors il espère que comme d’habitude Liliane a raison et que ça ira mieux. Enzo, enfant combattant du siècle. »

Ces différentes histoires, Paul les a lues ou les a entendues. Pour lui, elles lui semblent lointaines, ce sont des « histoires d’adulte » mais pourtant ce sont des enfants qui les vivent. Il doit faire un exposé pour la semaine prochaine sur les enfants à travers le monde. La maîtresse ne leur a pas donné de question précise à laquelle répondre, elle leur a juste dit de « réfléchir » sur ce thème. Il déteste les exposés car il faut être debout et parler devant tous ses camarades, et si jamais il fait une erreur tout le monde se moquera alors de lui. Il n’avait vraiment pas envie de travailler sur ce sujet mais finalement il s’est pris au jeu. Ses recherches l’ont mené à des centaines d’histoires comme celles qui précèdent. Maintenant, il ne sait plus trop ce qu’est un enfant. Pour lui être enfant, c’est pouvoir faire pleins de « trucs cools » même si parfois les parents ne sont pas d’accord. Cependant, avec ces histoires, il sait que parfois, être enfant, ça peut devenir compliqué.

Pour approfondir le sujet, il a décidé de présenter à sa classe une interview de sa grand-mère et une de sa mère sur leurs enfances respectives. Sa grand-mère lui a surtout parlé de l’occupation nazie pendant la guerre alors que sa mère a mentionné l’émancipation soixante-huitarde en lui disant qu’il comprendrait quand il serait grand. Il espère alors être assez grand la semaine prochaine pour expliquer ce mot à sa maîtresse car elle va forcément lui poser la question, elle pose toujours des questions.

Cependant, il a compris que sa grand-mère et sa mère ont eu deux enfances très différentes, dont aucune des deux ne correspond d’ailleurs à la sienne. Paul est un garçon intelligent et il en a déduit que l’époque devait y être pour quelque chose. Après toutes ces investigations, il ne sait pas très bien comment il va s’y prendre pour parler devant toute la classe, mais Paul est au moins sûr du titre de son exposé : « Ce que ce siècle a fait des enfants ».

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