Nouvelles du front (de mer)

Anne S. Giddey

Les deux hommes travaillent dans la vaste nuit urbaine au quatre-vingt-unième étage. Le ciel est dégagé, leur esprit limpide. A cette heure-ci, rien ne vient déranger leur progression d’un dossier à l’autre, aucun téléphone ne se manifeste dans cet univers qui, de jour, est sans cesse déchiré par les sonneries, les cris, la grande gesticulation spéculatrice. David lève la tête un instant, valse-vertige des gratte-ciel ; millions d'âmes en dedans. Un sourire flotte un peu dans l’air climatisé avant que son visage se referme, absorbé par l’écran. Tout est dit. En ces lieux, au théâtre d’ombres de la nuit new-yorkaise, le souffle du dehors se fait rare.

David Hourcade s’est donné cinq ans, loin de sa femme, distant de son fils, pour décrocher le pactole. Cinq années, c’est long, c’est rien, ça dépend du flux tendu de la bourse, des chiffres qui basculent comme des chutes de rein. Splendides. Et il y a leurs voix, celle de Grégory, celle d’Angelica, et leurs rires, légers, épurés, pourtant capables de tout pulvériser, de faire péter le prix du pétrole. Les deux trésors de sa vie sont restés en France, juste en face de lui, à quelque cinq mille kilomètres à vol d’oiseau par-delà l’Atlantique. Au quatre-vingt-unième étage, ce n’est pas un face-à-face qui se joue, mais plutôt une triangulation. Deux hommes et la machine à café, le triangle se referme sur un monde fini. « Je dois réussir. » C’est ce que David Hourcade et Daï Tsuki se disent d’une même voix intérieure.

***

Le jet d’eau me noie, m’ébouillante. La nuque cassée vers l’arrière, vulnérable, de la mousse parfumée plein les yeux et les oreilles, j’entends un vague : « C’est pas trop chaud ? » Je n’essaie même pas répondre… De toute façon, une serviette blanche me bâillonne à moitié, pompant l’eau de mon visage pendant que le siphon du lavabo émet un énorme rot de satisfaction. Rideau.

Miroir plutôt, je suis roulé comme un papy sur sa chaise et mon reflet m’apparaît soudain en gros plan, nous voilà au cœur du sujet : ma tronche ! La serviette nouée sur ma tête me donne l’air d’un poussin mal éclos. Mes mèches tombent à terre, en pluie, des boucles noires qui jonchent le sol du salon de coiffure comme des fleurs fanées. Je viens de changer de saison.

- Ça te plaît ? me demande mon bourreau du jour, tout sourire, après le massacre.

Mon silence lui fait réponse.

- Ça va repousser, ne t’inquiète pas ! C’est bien pour tes cheveux de les couper un peu, ça va les rendre forts. Beaux et forts, tu verras.

« Tu es beau et fort, mon petit, mon petit gars. » Mon père disait ça autrefois, comme une chansonnette, sa main dans mes mèches. Cette grande main sur ma tête donnait aux mots le poids d’une promesse, m’ancrait dans le monde comme un supplément de force de gravité. Dix ans déjà, c’est à peine croyable… Et cette journée interminable, crépusculaire. Entre chien et loup, je louvoie, plie à chaque pas. J’ai soif, mais le brouhaha qui m'assaille, à peine ai-je poussé la porte du bar du village, me soulève le cœur...

- Je te sers ?

- Un café et un grand verre d’eau, dis-je en repartant vers la sortie pour m'asseoir en terrasse.

J’avale le verre d’eau ; c'est une averse, un océan. Une eau qui a traversé des plaines, usé des roches. Sur la place, les habituelles veuves chiffonnent leurs petites fesses sur la pierre froide. Elles ressemblent à des Shar-Peï, ces chiens tout plissés dont les yeux ne sont plus que des fentes, des regards ouverts sous des replis de peau. Les petites veuves, on ne les voit pas observer le village, mais on sait qu’elles savent. On ne les voit plus sourire sous leurs vaguelettes, et pourtant, elles font bien davantage. Elles se fendent la poire. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Sauf quand elles s’assoupissent un instant sur la pierre froide, une brève éternité. Et le minuscule bar-tabac, qui déborde comme une rivière en crue devant elles, charriant un flot de parieurs jusque sous les pins, n'arrive même plus à les sortir de leur torpeur. Les chiffres dansent : Tiercé, Quarté, Euro Millions. Et ça coche, et ça gratte, et valse la chance ! Il n'y a plus que les vieux pour miser sur des chevaux de chair et d'os, pour préférer le réel au virtuel, le papier au numérique. J’ai découvert par hasard une autre facette des jeux de hasard. Ça a commencé le jour où j'ai ramassé un ticket par terre. La série de chiffres pouvait passer pour un numéro de téléphone, alors j'ai dégainé mon iPhone et c’est ainsi que je suis tombé sur Marlène, mon premier amour. Quand tout a été fini entre nous, j’ai pris un nouveau billet perdant sur le dessus d'une poubelle. C’est une certaine Élise qui m'a répondu. Puis il y a eu Cynthia, Chloé, enfin Raoul. Quinté +, mon gars. Accro, j’ai rejoué. Pour atterrir dans un service de l’Éducation nationale… Bien que j’aie très vite raccroché, la voix m’a poursuivi pendant des jours, des nuits, murmurant à mon oreille : « Retourne à la fac, Grégory ! Au lieu de claquer tout ton amour au jeu... »

Perdu dans mes souvenirs, je me lève et marche, en prenant soin d'éviter de me faire géolocaliser sur un quelconque réseau social. Patiemment estampiller la terre sauvage de mes pas, direction la colline. De jour, personne n’arrive jamais jusqu’ici. Les autres sont ailleurs, dans toutes les maisons où ils s’en vont vivre à l’abri des vents, dans toutes les supérettes où ils vont se choisir un poulet à rôtir. Il y a une ville pas loin, mais on ne la sent pas. On ne fait que la rêver. On ne ressent rien de la cohue, de l’entrelacs des bruits. Impossible de flairer d’ici l’odeur du goudron frais, les relents de l’océan l’emportent sur tout le reste. Quant au grondement citadin, il s’engouffre dans les landes avant de s’éteindre peu à peu, à bout de souffle. Des bribes de voix se déposent au pied des monticules de terre, le moteur d’une grosse cylindrée s’estompe dans les vapeurs d’un marais. Tout se perd bien avant d’arriver aux oreilles de la place, à l’oreille interne des veuves et des pierres. Tout se perd, sauf les bandes de jeunes qui essaiment parfois jusqu’au village, tard dans la nuit, quand elles n’en attendent plus rien de bon. Elles débarquent au sommet de la colline, où chacun finit sa dernière cigarette et lit son avenir dans la braise. Tout comme moi. En face, l’océan ; dans mon dos, les pins maritimes, gavés de grosses gorgées d’eau salée. Je les laisse gémir sans chercher à leur venir en aide, car l’Atlantique m'aspire, cette flaque foutaise qui me sépare de mon père. Je suis un enfant de la danse, je ne vis que pour elle, pour tournoyer entre la France et l'Amérique, entre le vingtième et le vingt-et-unième siècle. Je mettrai New York à mes pieds, un jour, je le sais. En attendant, je m'empiffre de vie, je la déchire à belles dents et elle me le rend bien. « Allez, lève le menton, dessine du drame dans chaque recoin de tes pas, le drame comme unique rhétorique de ton corps qui danse. L'art, c’est du sang chaud qui coule d’une blessure fraîche. »

Papa était rasé de près sur la dernière photo de lui, un simulacre de père sur papier brillant qui ne me quitte pas. Je ressens un petit creux dans mon ventre, le lieu du manque en moi. C’est une niche triangulaire sur laquelle bute la joie. Je me souviens de la scène, comme d’un film vu et revu des centaines de fois... Le premier coup m’avait coupé le souffle. Ce premier coup aurait suffi, mais quantité d’autres allaient suivre. « Il n’a pas souffert. » Cela nous aurait suffi à maman et moi, mais l’oiseau noir tournoyait en rondes rapprochées. « On n’a pas retrouvé le corps, il y a beaucoup de disparus, le choc a été d'une telle violence ! » Afflux d’air tiède. Pas de corps ? Tout était possible... Il était ailleurs, il allait se manifester, émerger de nulle part, vivant ! « Mais il était dans la tour, c’est sûr, au quatre-vingt-unième étage. Cette zone a été frappée de plein fouet. »

Dix ans déjà qu’un avion a pris papa sous son aile, le tuant au milieu de milliers d’autres. Depuis je parle aux bancs, aux pierres tombales aussi. Des mausolées sans corps en dessous, privés de certitudes. Je suis un enfant de la danse, un gosse de ce siècle. Tout est à naître, le souffle est abondant.

***

Ces deux hommes qui travaillent, on en oublie l’épaisseur à force de les voir se découper au travers des baies vitrées, à force de les deviner devenir les grands hommes du nouveau millénaire sous leur soleil artificiel. Trente ans. L’âge où il est de bon ton de monter les échelons quatre à quatre, de s’approcher au plus près de l’apogée des ambitions. Le cerveau pulse, le sang est chaud bouillant, et ça peuple l’immense tour comme des fauves marquant leur territoire, les pupilles dilatées, à vif. Ça peuple le cœur des femmes aussi. Daï Tsuki est né dans un vieux quartier commerçant de Tokyo. Il en est très vite sorti pour bourlinguer dans tous les pôles de la finance mondiale et planter ses dents longues dans le cuir des fauteuils grand standing. En dessous de Daï et de David, d’autres silhouettes s’agitent. Moins denses, brumeuses. On en retrouve à tous les étages, jusqu’au rez-de-chaussée où les ascenseurs ouvrent des gueules voraces. Tôt demain matin, des paquets d’êtres vivants se jetteront dans leurs larges bouches. De jour, la tour est une fantastique caisse de résonance qui amplifie des millions de pas, ceux de David Hourcade, de Daï Tsuki et de tous leurs semblables. Elle palpite comme la peau d’un tambour martelée par la paume de leurs pieds, par la semelle de toutes ces chaussures cirées de près, astiquées chaque matin. Le bestiaire de la haute finance dévoile des lingots d’or dans le stylo, des diamants dans la montre. L’un et l’autre devenus inféconds, juste des produits dérivés de la grande œuvre capitaliste. Personne n’écrit plus à la main, c’est trop charnel, ça tache. Personne ne regarde plus filer l’heure dans la ronde des aiguilles, c’est un truc à faire tourner les têtes sous le poids des questions de vie et de mort de la bête humaine. C’est la survie des marchés qui compte. David lève le nez de ses paperasses pour attraper le gobelet de café que lui tend son collègue. Il le pose sur son bureau sans y toucher…

- T’as pas soif ? lui demande Daï.

- Non, répond-il distraitement.

- Moi non plus, en fait… C’est machinal, un automatisme qui me conduit vers la machine à café.

Les deux hommes se regardent enfin, arrêtant la marche de leurs cerveaux numériques. Dehors, la vie s’est redressée. Le monde est fait pour aller de l’avant, toujours.

- C’est bizarre, fait remarquer David, j’ai l’impression que la ville nous traverse sans nous voir, qu’elle vit autour de nous, sans nous.

Les passants semblent effectivement ne plus percevoir les tours, probablement trop préoccupés. La rue grouille, bouffe de l’humain à tous les repas, lui cavale dessus comme un rouleau compresseur. Alors l’humain se défend, se jette dans la guerre des nerfs.

- Tu portes toujours le même costume, observe Daï légèrement moqueur.

- Et toi alors ? se défend David sur un ton vif. T’as pas varié d’un iota durant ces années. Tu n’as pas changé de cravate, pas pris un poil de barbe. Nous sommes tous les deux immobiles dans un monde en mouvement.

Assis devant un bureau laqué, qui pourrait tout aussi bien être une glace sans tain, David a l’étrange sensation que quelqu'un l'observe.

- J’ai l’impression de reprendre toujours le même dossier, encore et encore, soupire David soudain écœuré. Le matin, le soir. Comme Sisyphe qui poussait son rocher pour dégringoler et remonter à nouveau. Il avait fait une erreur, défié les dieux. Et nous ?

- Tu devrais aller te reposer un peu, David, tu racontes n’importe quoi ! s’exclame Daï en tournant brusquement le dos à son collègue français.

Daï semble hermétique au doute, inaltérable.

- Je ne dors plus, tu sais, avoue David. Ça fait longtemps. Je suis dans un entre-deux comme un somnambule…

La pluie fractionne la lueur des phares, en fait des confettis de lumière qui s’éparpillent dans les rues. Les reflets des feux rouges sur la chaussée sont étirés à l’infini, tendus comme des élastiques, comme les porte-jarretelles des filles de joie. La nuit new-yorkaise s’abat sur les habitants de la tour. Ces deux hommes qui travaillent se dissolvent dans les gouttes de pluie, se délaient dans les flaques d’eau douce pour finir par s’évacuer, aspirés par les bouches d’égout. Aucun téléphone ne sonne plus.

- David ?

- Oui…

- Ça t’arrive encore parfois d’avoir faim ?

Dans la voix de Daï, une légère faille se fait sentir…

- Non, concède David, on devient des morts-vivants à travailler ainsi.

David Hourcade et Daï Tsuki se déplacent dans la tour comme des passe-murailles. Ils traversent les murs, changent de pièce, d’étage, comme si rien ne leur résistait. Le soleil, le vrai, est une victime collatérale de leur mode de vie, ils ne le voient plus.

- Daï ?

- Oui…

- Tu ne vieillis pas, tu sais, finit par articuler David. Ce n’est pas un compliment que je suis en train de te faire, je veux dire… C’est impossible ! Ne pas prendre une ride, un cheveu blanc...

A cet instant, la rue s'anime loin là-bas, en dessous d'eux. Des journalistes ont investi les trottoirs, faisant face aux caméras et à une foule de New-Yorkais. Des étrangers sont là également, venus chercher à l’autre bout du monde la paix en dedans.

« Il y a dix ans jour pour jour, le 11 septembre 2001, les tours jumelles s’écroulaient en direct devant la planète incrédule, laissant un trou béant dans le cœur de Manhattan. »

New York se recueille, entravée dans sa folle progression par la disparition de plusieurs milliers des siens. De la foule, toutes sortes de divagations s’élèvent.

- Il paraît que plus la mort est brutale et inattendue, plus les gens mettent du temps à réaliser qu’ils sont morts, affirme quelqu’un. Ils rôdent longtemps, continuant à vaquer à leurs occupations comme si rien n’avait changé.

- J’y crois pas à tout ça… répond fermement son voisin.

- Moi je pense que tout est possible, déclare une voix derrière eux.

- Peut-être sont-ils encore là ?

La question reste dans l’air, flottante…

Les tours sont palpables dans le vide qu’elles ont laissé. Un pan de ciel bleu dans l'épaisseur du tissu urbain, une ecchymose.

- Daï, nous sommes figés depuis dix ans, imputrescibles.

La voix de David, à la fois pénétrante et paisible, révèle chez lui une lucidité nouvelle.

- Et nos mains… reprend-il, une main, c’est forcément bouleversé par le temps qui passe, par la brûlure du gobelet de café chaud. Les ongles devraient pousser, la peau se craqueler un peu. Je ne trouve plus mon reflet dans les miroirs, le laque brillante du bureau ne me renvoie rien. Je crois que c’est moi qu’on regarde...

Le quatre-vingt-unième étage s'estompe autour de David Hourcade et de Daï Tsuki. Eux-mêmes se désagrègent, sans chaos, sans un bruit. A l'instant où David entend les premières notes de guitare de Ten Long Years se lever dans son cœur, il comprend enfin qu’il est mort. « Grégory, je ne te verrai pas grandir. Sois fort, beau et fort ! Angelica… » Les regards de Daï et David se croisèrent une dernière fois, enjambant l'éternité sur une chanson de B.B. King, un blues boy de l'ancien siècle.

Signaler ce texte