CE QUE MA NUIT DOIT AU JOUR

Voilà que j'ai à nouveau dépassé l'entendement. Comprenez par là que je n'ai pas entendu les premiers signes de fatigue, ceux que mon esprit tourneboulé refuse d'écouter. Je fais facile quatre nuits blanches sur sept. J'vous raconte pas la suite des opérations mais ce n'est pas que du déplaisir. La nuit est tellement plus propice à l'émerveillement, à la réflexion ... Le jour s'agite autour de nous, créant des interférences moelleuses à notre attention, une espèce de cocon bruyant, dérangeant qui détourne notre propension à la rêverie. Mais la nuit, quand tout s'éteint, lorsque les bruits se font discrets comme des amoureux qui se bécotent sous un porche à l'abri des regards insistants - sauf du mien - il y a cet instant où tout semble beau, reposé, abandonné. 

Je trie mes textes en vue d'en attraper un qui pourrait concourir sur un site.

- Oh oui, le Freddie, il a la grosse tête, il pense qu'il va se faire des couilles en or avec ses élucubrations tellement élucubrantes parfois qu'il y a que lui qui se comprenne !

- Ah ça, c'est vrai que c'est pas faux ... Pas pour la grosse tête, je porte des chapeaux d'un tour trop petit exprès pour éviter ce genre de phénomène déplaisant pour les autres. Non, le premier prix remportera une tablette-machin, ensuite il y a un livre dédicacé par un auteur dont je ne me rappelle déjà plus le nom et les derniers prix, un cd d'une musique qui ne m'intéresse guère plus que la vie sentimentale d'Yvette Horner.

Bref, je fais défiler le contenu de mon fichier, une centaine de pages à peu près et la magie me saute d'un coup en pleine figure ...

Tous  ces mots qui descendent, ces lettres qui une à une se groupent ou se séparent, les espaces qui forment une délicate trame de dentelle, les ponctuations qui rythment l'ensemble.

Quel est donc le secret de la naissance de l'écriture, comment est venue l'idée originelle de tracer des signes signifiants, qui a commencé la grande coordination ? Et pour les tracer ces fameux signes rassembleurs, il faut un outil jamais égalé : la main. La main de l'Homme, pas celle du zouave. Le zouave, il rêvasse au fond de la classe et se fiche bien de savoir si le mot tête a besoin comme moi d'un chapeau sur le premier E, ce n'est pas son souci du moment au zouave. Lui le seul truc qui l'occupe, c'est de savoir si Mathilde va enfin montrer comment on embrasse avec un vrai baiser de cinéma. Le zouave espère toucher la langue de Mathilde avec la sienne. Peut-être aujourd'hui sinon demain. Ou passer sa main sous le chemisier innocent. Demain, peut-être même aujourd'hui s'il a du bol.

La main qui trace la ligne de démarcation du terrain de billes, ça oui, ça peut l'intéresser, juste le temps d'un éclair au chocolat crémeux, juste le temps de prendre la craie, de tirer un trait sur ses zéros pointés, de reposer la craie et de gagner un oeil-de-chat ou un diable rouge.

Le zouave, c'est le pouce qu'il a d'agile. Pour les billes. L'index pour se curer le nez et le majeur pour un beau doigt d'honneur dans le dos de Mimile, plus rapide que lui pour la leçon de cinéma de Mathilde.

La main ... c'est l'outil par excellence. Celui qui trie le mauvais du bon et les cailloux dans les lentilles, qui pince les fesses, qui caresse des espoirs, qui essuie les gros grains et nos yeux embués, qui assemble des illusions, dessine d'autres horizons, délimite nos territoires, déchire nos lettres d'amour, saisit les occasions , qui frappe à nos portes, qui dénonce des calomnies.

La main sait tout faire ou presque. Plus de stylet, de crayon à la gomme au bout tout mâchonné, plus de craie, plus de lettres à tracer. Il y a les doigts qui font leur boulot, qui prennent le relais pour l'écriture. Parfois un simple doigt. Un doigt pour toutes les lettres. C'est moderne, c'est l'avenir. Un doigt qui effleure l'écran de nos vies imaginées.

Mais on peint des lettres dans des pays lointains, on enlumine des pans de tissus si fins qu'on dirait des ailes de soie. Des mains d'ailleurs, des mains lointaines tressent encore des paniers de paille de riz, des chasse-mouche en feuille de bananier, les cordes de sisal pour les filets de pêche (avec un chapeau en tiges de roseau sur le premier E mon zouave) le long du fleuve Sénégal. Des mains gercées qui battent les blés dans les plaines de l'Ukraine, qui cousent des drapeaux blancs pour les trêves et des draps pour le repos du marin épuisé. Des mains ici et là-bas qui rassurent, qui greffent des coeurs, qui coupent des têtes ou en coiffent d'autres. Des mains qui serrent d'autres mains, des mains qui jonglent, qui ombrechinoisent, des mains qui tremblent, qui brûlent d'impatience. Des mains nerveuses, des mains calleuses, des mains qui giflent.

Des mains qui bercent, qui nourrissent. Des mains qui bâtissent. Des mains qui creusent, qui arrosent. Qui plantent des arbres ou des cercueils. Des mains brêves qui se signent. Qui se saignent aux quatre veines..

Des mains qui essuient des fronts sur le front de guerre. 

Des mains qui donnent, qui se tendent, qui se terrent. Et se taisent.

Des mains solitaires, des mains solidaires, des mains salutaires.

Les vôtres, les nôtres. Les miennes.

Les mains c'est juste la plus belle création du monde.