Cène de crime
Corinne K.
Dans la cuisine, la femme s’active autour du plan de travail. Elle prépare un quatre-quarts pour la fête de la paroisse. Elle n’est guère portée sur la religion mais elle aime se sentir utile. Elle n’a pas d’enfants à qui penser. Pas de chien, pas d’amant. Elle a un mari, c’est bien assez. La preuve, rien qu’à l’évoquer elle a la migraine. Et la nausée.
La femme jette un œil sur la recette et vérifie qu’elle n’a rien oublié. D’abord elle a blanchi le sucre (250 g) avec le beurre (250 g), puis elle a ajouté les jaunes d’œufs. La recette précise qu’il en faut trois mais elle en a mis quatre, c’est plus fort qu’elle elle adore ça, casser les œufs. Séparer le jaune charnu du blanc glaireux, en veillant à ne pas laisser le moindre éclat de coquille dans la préparation. Hélas, depuis qu’elle est mariée, dix ans déjà au secours, elle n’a plus l’occasion de le faire. Car son mari souffre d’une grave allergie à l’œuf. Elle-même souffre d’une grave allergie à son mari. C’est moins grave on n’en meurt pas. Quoique…
Elle abandonne ses digressions mentales et revient à sa recette. Elle verse la farine tamisée (250g) puis elle mélange. Elle chantonne, l’humeur friponne. La gaieté lisse ses rides comme un fer à repasser spécial peaux matures, l’effort ravive son teint. Elle rayonne, une toute petite fille. Elle se prend pour Catherine Deneuve dans Peau d’Ane quand elle prépare son gâteau pour le prince dans sa cabane de cinéma perdue au fond des bois. Mais la femme n’est pas Catherine Deneuve. Elle n’a ni la robe couleur du temps, ni la rivière de cheveux d’or domptée en un parfait chignon. Quant au prince... A cette pensée la femme s’obscurcit, son visage récupère d’une claque imaginaire ses cinquante-cinq ans bien tassés. Maintenant elle frappe plus qu’elle ne pétrit la pâte. Se venger de n’avoir pas vécu. Elle se concentre. Ne pas pleurer. Un petit effort, il ne reste plus qu’à monter les blancs d’œufs en neige avec une pincée de sel fin. Et à incorporer le tout dans le saladier.
Quelques minutes plus tard, c’est chose faite. Elle a battu les blancs en neige à la main, avec un fouet. Le mixer c’est pour les femmes actives, elle est une femme passive. Elle transpire, elle sent son poignet engourdi mais elle a obtenu une pâte ferme et légère. Elle la verse dans le moule à cake, graissé au préalable avec un soupçon de beurre et de farine. Elle l’enfourne à four chaud (180°), programme la cuisson sur quarante minutes. Elle rajoutera peut-être quelques minutes en fin de cuisson tout à l’heure, après avoir fait le test du couteau. La lame, plantée au cœur du gâteau, doit ressortir sèche. Sinon le quatre-quarts n’est pas cuit. Simple, comme la vie.
La femme est contente, enfin un peu moins malheureuse. Elle s’apprête à laver le saladier qui a servi à la préparation et qui contient encore, accrochés sur ses bords, des lambeaux de pâte.
La porte d’entrée claque. Elle suspend son geste, repose le saladier. Elle regarde sa montre, fronce les sourcils. Seize heures il rentre tôt, un client lui aura posé un lapin. La femme hurle : « Bien ma veine ! » Mais elle le hurle dans sa tête.
Le mari entre dans la cuisine.
Sur sa figure, le masque des hommes harassés par une rude journée de travail et qui le soir ne veulent qu’une chose, que leur femme leur foute la paix, même si en vrai ils ont passé leur temps à se curer le nez devant le net. Ce masque, c’est un Sésame pour s’asseoir les pieds sous la table. Et n’en bouger que pour aller aux toilettes, muni d’un journal sportif ou d’une solide grille de Sudoku.
Le mari balance son attaché-case au pied du réfrigérateur, s’affale sur une chaise et ne salue pas la femme. Jusque-là, tout est normal. Mais soudain il se met à renifler comme un porc, le groin au vent, à s’en déchirer les narines. « ça sent bon ça sent quoi ça sent le sucre et le beurre je le crois pas t’as fait un gâteau ? »
La femme acquiesce, timide.
L’homme se rembrunit. « Un gâteau pour moi ça fait un bail mais pourquoi en quel honneur c’est pas mon anniversaire ni leur connerie de Saint Valentin t’as un truc à te faire pardonner ou qu… oh putain c’est pas vrai… je le crois pas t’as bousillé la bagnole oh putain demain j’appelle l’assurance la bagnole fini tu l’approches plus même en rêve t’es bonne pour la trottinette salope ! »
Le mari s’approche du saladier non lavé et dégaine l’énorme index de sa main droite pour récupérer la pâte. « T’as pas mis d’œufs au moins connasse ? »
La femme regarde l’index suspendu en vol au-dessus du saladier comme une épée de Damoclès bon marché. Elle devrait répondre : non le gâteau n’est pas pour lui mais pour les pauvres non la voiture n’a rien et oui elle a mis des œufs beaucoup d’œufs beaucoup trop surtout qu’il ne mange pas le dîner sera bientôt prêt oui elle va se dépêcher réchauffer les restes de la blanquette d’hier ! Mais elle ne dit rien de tout cela. Le langage parlé lui joue des tours. La blanquette attendra sagement son heure, blottie au froid dans le nid du réfrigérateur. La femme se contente de faire non de la tête, et ce non muet signifie : « Non il n’y a pas d’œufs tu es fou je ne suis pas folle c’est sans danger aie confiance. » Même, elle sourit.
Enfin libéré, l’index du mari décroche d’un coup de son altitude d’observation pour plonger tour à tour dans le saladier puis dans son gosier. L’homme ne cesse d’engloutir de la pâte, comme si sa vie en dépendait. Du reste sa vie en dépend, mais à ce stade il n’en soupçonne rien. Sa bouche… non, bouche c’est trop délicat… sa gueule devient ventouse, elle suce elle colle elle émet d’énormes pets de bave à rendre vert de jalousie un escargot. Lui faire laver une assiette il n’y a pas moyen, mais pour lécher les plats et coller ses empreintes poisseuses sur les meubles le mari alors là il est champion.
La réaction allergique ne se fait guère attendre. « Choc anaphylactique », dit le jargon médical. Le mari gonfle. Du cou, des joues, des oreilles, du nez et de la langue.
La femme n’en revient pas. Incroyable, le potentiel de bouffissure contenu dans un visage si flasque. Au début il en devient presque beau. Rajeuni, poupin. Après cela se gâte, façon piètre remake d’Elephant man. Appliquée, la femme sort la boîte d’œufs de la poubelle et la lui met sous le nez. L’arme du crime. Dans les yeux dilatés du mari, une lueur incrédule filtre. L’imbécile a compris. Il va pour l’engueuler encore, aucun son ne sort. La fin est proche. Pour la précipiter, la femme a une idée. Ah ça elle s’y entend, côté créativité.
Elle fonce dans la salle de bains et revient avec une pince à linge rose qu’elle plante telle une joyeuse banderille sur le nez turgescent de l’homme devenu bibendum. Il suffoque et tente d’ôter l’objet, en vain. Il ne s’en est jamais servi, ne serait-ce que pour étendre un slip ou une chaussette, il ignore comment ça marche. Quand bien même, ses doigts sont tellement boudinés désormais qu’ils semblent soudés, comme un chapelet de chipolatas sur une grille de barbecue. Après quelques râles le mari s’écroule, mort, sur le carrelage, devant la porte du four. Dans un réflexe de ménagère, la femme se baisse pour récupérer la pince à linge. Elle en profite pour jeter un œil expert au gâteau. Il a bien gonflé lui aussi. En voilà une bonne journée.
La femme n’a pas une minute à perdre. Elle sort par la porte de derrière. Incognito.
Avec l’épicier du coin de la rue, un vieux chauve trapu dont le regard gras la met d’ordinaire mal à l’aise, elle échange trois phrases sur les caprices de la météo pour qu’il se souvienne de son passage. Elle achète une bouteille de champagne aussi. Les bulles c’est sa faiblesse, son anti-dépresseur de luxe. Avant de rentrer chez elle, par la porte de devant cette fois, elle veille à se faire remarquer d’autres personnes. La chance lui sourit, elle croise dans le hall sa voisine du dessus, l’infirmière retraitée qui multiplie les tentatives de suicide depuis qu’elle n’a plus personne à materner. La femme lui confie son intention de mitonner un bon petit plat à son mari d’ici ce soir, pour fêter l’anniversaire de leur rencontre. Elle n’en fait pas trop, juste ce qu’il faut. Elle ne tient pas à ce que l’infirmière, à force d’envier le bonheur, même factice, des autres, se foute en l’air pour de bon. Deux morts violentes dans l’immeuble le même jour, ça ferait jaser.
De retour dans sa cuisine, elle hurle en voyant le cadavre étendu sur le sol. Elle ne se force pas, son mari a encore enlaidi depuis tout à l’heure.
Elle appelle les secours. Qui arrivent vite, sous la forme d’une ambulance du Samu et de deux policiers dont le plus âgé, vu sous un certain angle, semble un poil plus malin.
Le corps du mari est vite évacué par les hommes en blanc. Entre deux sanglots, la femme hoquette des explications. Elle a fait un quatre-quarts pour la paroisse, puis elle est sortie faire une course, mais entre-temps son mari est rentré, plus tôt qu’à l’accoutumée. Comme il est gourmand, il a dû lécher le saladier contenant des restes de pâte, or il est allergique aux œufs, donc il est mort.
« C’est ma faute ! » gémit la femme en se frappant la poitrine. Intérieurement elle se félicite d’avoir repris cette année des cours de théâtre et choisi de travailler la tragédie, via des extraits de Phèdre. Extérieurement elle s’écroule contre le policier le plus âgé, qui est aussi le plus musclé. Elle sent sous sa taille deux bras puissants qui l’enserrent, il y a là un côté force vive qui ne lui déplaît pas. Elle jette un œil à la main gauche de l’homme, pas d’alliance, tiens peut-être que… La sonnerie du four la tire de son rêve de chair. Le quatre-quarts est cuit.
La femme titube jusqu’au four et sort le gâteau. Le jeune policier ne peut réfréner un cri d’admiration. Doré, replet et gorgé d’œufs, le quatre-quarts a fière allure. La femme n’en a cure. Dans un geste pompeux que Phèdre n’aurait pas renié, elle va pour le jeter à la poubelle. Non, elle ne nourrira pas les pauvres de la paroisse avec ce poison ! Le jeune policier s’interpose, dommage de gâcher ! Son collègue le laisse négocier et saisit la pièce à conviction, le saladier dans lequel le gâteau a été préparé. En voyant du coin de l’œil l’affreux récipient marronnasse offert hors liste de mariage par sa chienne de belle-mère disparaître dans un sac plastique de la police, la femme se dit que ce jour est à marquer d’une pierre blanche.
Dix-huit heures. Les policiers ont fini de l’interroger. La femme leur propose un apéritif. Elle en est à son troisième whisky. Elle garde le champagne pour après, quand ils seront partis.
« Non merci Madame, pas pendant le service.
- Du thé ? »
Les hommes se laissent tenter.
Dix-huit heures trente. Les deux premiers quarts du quatre-quarts ont été engloutis par les forces de l’ordre. La femme n’y a pas touché. Elle a faim pourtant. Sous la table, elle enfonce son poing dans son ventre pour en couvrir les gargouillis. Phèdre et ses copines tragédiennes ne mangent pas et ne font pas de bruits de tuyauterie, c’est bien connu.
« Pas mal, ce cake sans les fruits. Un peu étouffe chrétien. »
La réflexion sort de la bouche à demi pleine du jeune flic pas très malin.
Son collègue, le musclé de service, lui donne une bourrade. Avale et tais-toi.
Alors la femme esquisse un sourire digne et douloureux.
« Vraiment ? Pourtant, mon mari ne croyait en rien… »
Excellent, bravo :-)
· Il y a plus de 13 ans ·verbal-krysz
Un cake cuit...à coeur !
· Il y a plus de 13 ans ·itsu08
Plein d'humour jusqu'à la chute...coup de coeur !!!
· Il y a plus de 13 ans ·Pascal Germanaud