Cent Mille
Fabrice Lomon
Fabrice Lomon
Cent Mille
Roman
Éditions Le Manuscrit
Paris
© Éditions Le Manuscrit / Manuscrit.com, 2011
EAN : 9782304037128 (livre imprimé)
EAN : 9782304037135 (livre numérique)
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Ma vie alors n’avait pas de liant ; je ne parle
pas de lien ; enfin, finalement je ne sais pas,
c’est peut-être de lien dont je parle.
Aujourd’hui. Cent mille pas sur le bitume.
Aujourd’hui, j’ai découvert la vie.
Sachez seulement que semblablement à des tas
de types je suis capable de fournir un effort qu’on
qualifierait de surhumain mais qui par ailleurs, en
d’autres circonstances, ne représenterait rien
qu’un petit plus dans la vie d’un homme. Juste le
choix nécessaire de sauver sa peau.
Cent mille. A quelques encablures près, voilà
bien cent mille pas alignés sans arrêt, ou
presque. Bitume, pluie, bourrasques, et vent.
Voilà presque le parcours d’une vie. A quelques
encablures près. Vous avez la même.
Parfois on se dit que le coeur, en de tels
efforts, sur de telles distances, on se dit que le
coeur peine ; combien, parfois, la nuit le coeur
réveille le corps, le coeur lui souffle que peutêtre,
lui, décideur de tout, passerait bien la ligne
d’arrivée pour recevoir son dû ; pour tant de
peine, un grand, un long, un très long repos.
Mais rien, de rien, il n’en est rien, ce n’est que
l’esprit qui malignement taraude le corps qui
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tranquillement se repose, se pose sur un lit plus
doux, plus soyeux ; mais l’esprit n’épargne
personne, l’esprit est un loup pour l’homme ;
qui de vous ne le sait n’a pas de vie.
Cent mille battements de coeur, pour des
arpents de bitume, cent mille battements ont-ils
meurtri mon coeur et déchiré mon corps, plus
que Carole, plus qu’Esther, plus que Sylvia ?
Qui le pense n’a pas aimé.
Cent mille battements de cette mécanique sur
cent mille mètres de bitume ont-ils su me
coucher dans une ineffable peine, ont-ils su
meurtrir les chairs jusqu’à laisser le corps
insupporté par les jambes, jusqu’à laisser place à
l’affligeante affliction quand jadis la joie
l’emportait toujours. Il en faut du désintérêt, du
détachement des choses, du lâchez-la-vie, pour
filer à vau-l’eau pour une Sylvia, une Esther,
pour une Carole. Ce n’est pas du bitume que
l’on foule, de la semelle que l’on use, ce n’est
pas de la synovie et du sang qui coulent, ce n’est
pas le mécano des os qui répète incessamment
le mouvement, inlassable et mécanique, c’est
bien autrement plus insidieux, plus improbable,
plus incandescent.
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Au bord du grand fleuve où je traînais ma
peine, où la douleur du coeur l’emportait sur la
raison, je cherchais les raisons qui poussaient le
coeur à charrier ainsi la raison, je cherchais
longuement et sans soupçonner pourtant que la
raison seule, unique et insensible faisait au coeur
ce que l’amour fait aux âmes attendries, aux
âmes que la passion emporte dans ses
tourbillons fols, dans ses torrents de tourmentes,
d’immenses espoirs sapés, et de pentes abruptes.
J’ai versé dans le vortex de mon chiotte ma
réserve de café, Brésil, Equateur, Guatemala,
arabica et robusta ; dans ce tourbillon saumâtre,
j’ai cherché le coupable, car il en faut bien un.
J’ai trouvé le coupable car il en fallait un. Il
fallait bien que mes nuits ne s’agitent plus, que
mon corps ne renvoie pas cette puante
sudation, que mes rêves soient une eau calme,
un lac de montagne.
Je l’ai vu tourner, tourner et virer, comme le
rouge sang des gorges tranchées des porcs des
abattoirs dans les seaux de zinc. Pour l’heure,
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j’avais puni qui je devais punir, j’étais tranquille,
quiet, posé.
J’ai bien quatre mots à vous dire sur elles, car
si elles ont su meurtrir le coeur, en revanche la
mécanique s’est révélée plus apte à l’épreuve
que la peine infligée au coeur. Il fallait les
chausser, les Nike, les Mizuno, pour filer au
bitume, pour retrouver le pas instable du bébé
dans son parc, instable et aventureux ; car c’est
ainsi qu’elles terrassaient le corps lorsque le
coeur ne pouvait contenir tout ce grand
emportement de la raison, de la raison folle, de
la déraison. Il n’est point de force au-delà du
désir, il n’est rien de plus destructeur, plus droit,
plus sûr qu’un char, plus fort qu’une lourde
bête de somme, rien au-delà des puissantes
contingences du désir, qui ne vous abat un
homme, fut-il de cette trempe que l’on dit de
fer, d’acier, costaud, fier à bras ou sauvage.
Or, le corps comme une tôle dépliée par le
pas certain et régulier a su se relever, se révéler,
se grandir à force d’audace et de ténacité, le
corps a su lancer le sang, a su irriguer les
muscles et les chairs meurtris, donner de la
vigueur, arracher à la peine ses lambeaux
accrochés, pour trouver un chemin plus beau,
moins peineux, un soleil presque. La lumière
claire, la juste pureté avant l’éclipse.
Mais si je n’ai pas plus de quatre mots sur
elles, c’est peut-être que vous connaissez vous
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aussi Sylvia qui vous donne dans un sourire ce
que Carole vous disait d’un regard, Esther qui
vous laminait le corps quand vous cherchiez
l’apaisement. Je sais aussi bien que vous qu’il
n’est pas de mots, de phrases de romans à
écrire, alors quatre mots suffiront.
J’ai remisé au matin cafetière à piston,
capuccino et colonne vapeur. J’étais, je dois le
dire, un peu collectionneur, mais il faut, il faut
bien ménager le coeur. Dans l’herbe verte et
sous le saule, sur la table de bois des îles, j’ai le
repas du campagnard, la soupe chaude, et le
pain noir. Rien ne dit que ma diététique n’est
pire ni meilleure que mon arabica, que mon
robusta, mais il faut bien vivre de certitudes
pour détrôner les habitudes.
Laitage, flocons, fibres en tous genres et
agrumes à volonté. Il y a la soupe, car il faut
bien lui rendre hommage ; j’ai duré, et si je
dure encore, c’est bien à la soupe que je le dois.
Cent mille pas et pas une halte, pas un
ravitaillement sans le breuvage chaud et laiteux
qui vous descend de la gorge pour se répandre
comme un miel dans le corps, et réchauffer tout
ça, préserver au mieux les tissus, donner de la
vigueur. Un gobelet ou deux, et voilà que
debout, armées et rigoureuses, les jambes vous
transportent encore et encore, jusqu’à cent mille
pas, jusqu’à cent mille mètres, encore et encore,
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léger, tant qu’on peut, tant qu’on peut l’être
encore.
Ah oui, j’ai oublié, mais cela n’est que d’une
importance mineure : je m’appelle Tomas
Bergheaud. Et ce patronyme n’a pas d’incidence
sur le cours des choses, non, vraiment aucune.
C’est ce que l’on peut croire, ignorant que l’on
est de la science des noms, des lieux et des
instants reproduits. Les gestes et les postures,
les dires et les pensées mille fois répétés,
insignes de filiation, mais trop insoupçonnés. Si,
sur la vie des femmes qui ont croisé la mienne,
j’ai mordu la poussière, pour celle qui me suit,
pour celle que je suis, il en est autrement ; j’ai
parcouru cent mille pas déjà et frôlé mille
dangers pour en arriver là. Mais là, là où je suis,
j’ai trouvé la vallée et le vent qui ondule, la vie
pour simple et par trop capricieuse, mais oui, la
vie intense. Je suis dans la solitude comme un
marcheur aux semelles de vent, mais je suis
également parfois, car rien n’est lisse, dans cette
légèreté lorsque les matins nous voient
débarquer sur notre terrasse obombrée un
plateau à la main, théière et toasts grillés, avec le
voile qui tient encore de la nuit, avec la
mémoire des corps qui, pareils à l’eau,
reprennent la texture et la rigueur que le jour
impose, le jour et ses contraintes ; car la nuit
nous a laissé faire, se faire, se mêler et puis se
démêler.
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Amatrice de sens, je doute avoir tout saisi de ce texte enlevé...
· Il y a plus de 13 ans ·Et pourtant, il a su vibrer dans un tiroir de mon esprit.
Le rythme, la ponctuation, les mots choisis... c'est taillé à la serpe et j'aime ça !
lullabynoname
Une belle écriture théâtrale qui pourrait nourrir un monologue servi sur scène.
· Il y a plus de 13 ans ·Quant au thème du texte qui porte en lui un lourd questionnement diffus, heureusement qu'il finit sur une note d'espérance :-)
Coup de coeur.
Christophe Dessaux
une lecture rapide, rythmes de course!!!comme j'aime!!
· Il y a plus de 13 ans ·l'animelle
lanimelle