Cette minute. Cette petite minute...

divagations-solitaires

Cette minute. Cette immense petite minute qui nous propulse dans la vie. Hurlons nous notre satisfaction à découvrir l'air ou notre désapprobation à tester l'apesanteur?  Est ce la vue du sang précurseur, ou le regard attendri de nos pères qui nous fait gueuler comme des veaux. Est ce l'impudeur d'arriver à poils où l'étiquette qui guette notre front encore mou, et que nos mères souveraines nous placardent sur la tête comme un gyrophare, comme leurs désirs de classer par ordre d'intérêt leurs progénitures dont elles se croient propriétaires. Cette étiquette qui contient le mode d'emploi, le lavage et l'entretien. Mais nous ne sommes pas tous en cachemire. Certains ne sont que de la toile brute, du papier d'emballage. D'ailleurs toute leurs vies ils auront l'impression de n'être qu'un emballage. La seule chose qu'elles oublient, c'est que nous avons deux parents. Que les filles ont un père. Alors la petite minute nécessaire à notre besoin d'amour filial, on la reçoit quand même. Et on se la prend, on se la garde, et on s'en repaît jusqu'à l'indigestion. 


Cette minute. Cette immense petite minute qui libère nos  mouvements en nous donnant l'équilibre. Équilibre précaire, instable au départ, équilibre physique. Qui nous fera sauter à la corde, jouer à la marelle, et nous balancer sur le trapèze de la vie. Qui nous mènera  vers les autres. Les amis, les amours, les télescopages d'un jour et les rencontres définitives. Qui nous fera courir de joie, qui fera découvrir le monde qui nous entoure. L'équilibre de la liberté, rassurant, enivrant dangereux parfois, mais tellement séduisant.  On oubliera qu'on le doit à cette petite minute ou nous avons lâché une main protectrice pour nous aventurer tout seul dans l'immensité de la cuisine, ou la table était aussi grande que le titannic,  cernée  de chaises pareilles à des icebergs, sur lesquels il ne fallait pas s'échouer. Cette petite minute ou notre gargantua préféré, nous prenait dans ses mains, grandes comme des godets de tractopelle, nous soulevait du sol et nous catapultait sur son visage pour nous envelopper de tendres baisers, de regards ramollis, et de paroles apaisantes. Cette petite minute, où nos yeux rieurs traversaient les siens jusqu'à se lover au fond de son âme.


Cette minute. Cette petite minute ou l'on comprend que quoi qu'on fasse, on restera au pied du podium, dans l'encoignure de la porte, dans l'angle mort. On est pas visible. On imprègne pas la pellicule, alors c'est pas utile de faire des gros plans. Oh ce n'est pas très violent, à part quelques baffes qui n'auraient jamais du atterrir sur le coin de notre figure. Mais c'est là. Insidieux, larvé, camouflé sous les apparences mesquines de l'amour maternel qui de toute façon a déjà était distribué. La bataille est perdue d'avance, et on ne refait pas une guerre déjà finie, même quand on est un bon petit soldat. Alors on se les fabrique nos petites minutes et on se les garde au chaud dans la tête. Et des que ça dérape, on se retranche dans notre imaginaire pour partir sous des cieux plus paisibles. Magie des voyages intérieurs, des balades intracrâniennes et des doigts d'honneur à la réalité. Le petit soldat se transformant en déserteur de cette réalité. C'est plus facile après.


Cette minute. Cette immense petite minute. La minute des regards équivoques qui se passent de commentaires comme ils se passent de consentement exprès. Futur annoncé  que l'on voudrait immédiat, que l'on tient du bout des yeux comme le bâton en équilibre sur le bout d'un doigt. Que l'on retarde pour mieux l'imaginer,pour mieux l'envisager, le devancer. Pupilles vaincues, neurones sous domination étrangère, corps en alerte maximale, mimiques ciblées, et sourires entendus. Cerveau qui flanche lentement comme pour savourer à l'avance une friandise aussi sucrée que pimentée.  Pour imaginer encore une fois le moment ou le regard n'aura plus le premier rôle. Royaume du tactile. Céder au vertige et se laisser tomber pour mieux dévoiler la chute des reins.  Minute incandescente qui ne se finit que par une victoire réciproque. Un ko ex æquo. Une overdose mutuelle de lutte autant physique que mentale.   Minute d'atterrissage incontrôlé ou l'on ne sait pas encore, si ce jeu dangereux auquel on vient de prendre part est juste un mémo griffonné dans notre agenda , un post it dans notre carnet d'adresse  ou bien s'il sera notre livre de chevet.  Mais minutes magiques parce que non contrôlées.


Cette minute. Cette immense petite minute où allongée sous le gel de l'échographie, une forme aussi improbable que moche, concrétise une de ses minutes précédentes. Suspendu à un film flou, en noir et blanc, incompréhensible, nous posons nos yeux et notre cœur sur le mystère de la vie. Nous mettons notre foi dans une machine en plastique, pour essayer de comprendre ce qu'inconsciemment nous sommes en train de créer, qui nous échappe déjà,avant même d'être concret.


Cette minute. Cette immense petite minute où elles ont été sur mon ventre. Petits vermisseaux agités, en pleurs, et déjà avides. Petits visages stupéfaits de tant de lumière. Petites mains serrées, doigts de fées, ongles microscopiques, corps compacts et têtes démesurées à la taille de leurs étonnements. Cette minute ou deux grands couillons regardent un petit rôti tout rose, avec un bonnet, fort comme l'envie de vivre, si petit et pourtant occultant tout le reste. Le point de mire de nos vies. Notre aliénation annoncée, voulue, désirée. La seule qui osant à peine les toucher, les bouffent des yeux et des tripes.  Cette petite minute ou notre corps se prolonge, cette extension de notre être, se diviser pour faire l'addition magique de l'amour. Ces petites cerises sur le gâteau de notre vie. Cette petite minute ou tout le reste devient tiède et insipide comme la soupe des vieux à la maison de retraite. Nos phares. Nos bouées. Nos kits de survie.


Cette minute. Cette petite minute ou j'ai poussé la porte de la chambre d'hôpital. Cette petite minute, que j'avais imaginé pendant plus de sept cents kilomètres. Cette petite minute ou je n'ai vu que son regard, parce c'était la seule chose qui restait vivante. Parce qu'il n'y avait plus rien d'autre à voir. Parce que plus rien ne bougeait. Juste les yeux ouverts. Tout le reste était déjà clos. Cette petite minute ou j'ai posé mes yeux sur les siens. Ils étaient si immenses, qu'ils tenaient toute la chambre. Et je l'ai vu, la pâle étincelle, la fragile lueur, l'imperceptible sursaut. Le bonheur de se revoir encore une fois, et le léger reproche aussi,  pour mon retard. Il semblait dire: tu en as mis du temps, je suis fatigué de me battre contre plus fort que moi, mais tu vois j'ai attendu que tu sois là. Cette petite minute où j'ai vu qu'il avait cesser l'inutile combat.Il n'était plus qu'un coeur qui bat et deux yeux qui regardent, qui cherchent, qui attrapent encore un peu de vie dans les nôtres, qui ne comprennent pas, et qui hurlent. Ces yeux qui hurlent à la mort, ce regard aux abois, ce regard dévasté par la souffrance, bouffé par la terreur et soûler d'incompréhension. 

Cette petite minute ou j'ai su que j'étais arrivée trop tard, définitivement trop tard, éternellement trop tard. Ou j'ai compris que j'étais la seule responsable. Parce que je nous ai prive de cette petite minute, juste avant, ou l'on aurait pu se dire que ce n'était que temporaire. Mais trop tard c'est comme jamais,  et c'était de ma faute, si notre séparation allait être muette. Alors j'ai parlé. J'ai parlé à ses yeux. J'ai plonger dans ce regard vert d'eau, jusqu'au fond de sa douleur. J'ai posé les questions et j'ai aimé les réponses. J'ai parlé d'amour et j'ai reçu des munitions de tendresse infinie, pour mon tenir le siège de ma tristesse. 

Mais cette autre minute. Cette putain de petite minute ou je j'ai eu envie de prendre l'oreiller et de finir le boulot. Cette putain de petite minute ou j'ai imploré Dieu, le diable, la vie, la mort et les piles du pace maker pour qu'il se passe quelque chose. Cette putain de petite minute où notre incompétence, notre impuissance nous enrobe la gueule de caramel brûlant qui ne durcira jamais. Cette putain de petite minute où j'ai compris, que je ne m'en décollerais jamais. Et pas besoin de piqûre de rappel. Il est des minutes qu'il ne faut pas rater. C'est du définitif. Du plus jamais. Du Polaroïd. Aucune retouche ne nous sera permise. Je ne peux que repasser le film, mais il est, et restera toujours le même. 


Et puis cette minute. Cette petite minute où l'on vit un moment de joie toute simple. Un fou rire partagé entre amis, une reconstruction du monde avec une copine, un bouchon qui saute jusqu'au plafond de notre joyeuse humeur. Une balade en Cévennes. Un bouquin que l'on referme. Toutes ces petites minutes qui nous tiennent debout, nous soulèvent les pieds et nous poussent en avant. Ces petites minutes qui sont comme une main amie posée sur une épaule, encourageante, douce et enveloppante. La pincée de sel sur nos salades quotidiennes. Les petits grains de sucre disséminés sur les friandises de la vie.  Les petites choses qui rendent nos existences savoureuses. Le sucré-salé de du monde.

Enfin, je sais pas moi, toutes ces petites minutes d'éternité qui nous font croire qu'elle pourrait exister.

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