Chambre 153.
Sophie Saban
Un banc, un parc, un hôpital.
Moi, en train de fumer une cigarette en pensant qu'il faudrait peut-être que je prenne une douche avant de rentrer chez moi. Pour l'odeur, je veux dire. Elle me tuerait, ma femme, si elle savait que j'avais replongé. Le tabac, ça coute cher, ça ne sert à rien et ça vous tue. C'est ce qu'elle nous rabâche tout le temps, à moi, à nos gosses, à nos amis, à la Terre entière.
Officiellement, j'ai arrêté il y a deux ans. Pour elle.
Officieusement, j'ai repris il y a un an. Contre elle.
La vague impression d'être un adolescent de quinze ans qui fait tout pour masquer l'odeur du tabac à ses parents avant de rentrer du lycée. Sauf que j'en ai bientôt cinquante. Et que j'me sens pathétique.
En même temps, je n'ai pas la force de me battre. Elle gère toute ma vie, mes vacances, mes comptes en banque, ce que je mange, ce que je bois, parfois même ce que je pense.
Mes deux seules échappatoires sont mon travail et mes cigarettes, alors, pitié, qu'on me laisse au moins ça. C'est sûr que le travail, sur ça, elle ne peut rien dire. Elle n'y comprend rien de toute façon. Elle me demande parfois des nouvelles de mes patients, et je fais exprès de la perdre dans des explications ponctuées de mots compliqués pour qu'elle arrête de s'intéresser. Et cela fonctionne. A chaque fois.
J'essaie de me souvenir de ce qui m'a plu chez elle, il y a vingt-cinq ans. Je la revois, dans sa robe noire, à ce dîner chiant à mourir. Elle avait l'air d'emmerder le monde. Et elle l'emmerdait, le monde. Petite bourgeoise un peu rebelle, elle détestait la vie de ses parents. Elle vomissait cette vie faite de diktats et de conventions. Elle ne voulait pas finir comme sa mère. Elle est devenue pire.
Je suis là, sur ce banc, à prendre ma première pause depuis huit heures, à contempler ma cigarette, ma blouse blanche, ma vie de merde. J'ai cinquante ans dans deux jours et j'me demande ce qui a foiré. Je cherche en vain l'étudiant en médecine que j'étais, qui voulait sauver le monde, qui parlait voyages, qui parlait liberté. Au final, j'ai rien sauvé du tout. J'ai même pas été capable de sauver mon propre couple.
Tout à coup, un bruit de porte me sort de mes pensées. Il casse le silence morbide de cette fin de journée d'hiver. Il vient de la chambre derrière moi. Ils ont laissé la fenêtre ouverte. L'oubli d'une infirmière, sûrement. Avec le froid qu'il fait, elle veut tuer son patient ou quoi ? De toute façon, je m'en fous, cette chambre n'appartient pas mon service. Le bruit de porte est aussitôt suivi d'une voix. Une voix féminine qui m'interpelle immédiatement.
« Salut toi ! T'es beau quand tu dors, mon amour. Tiens, je ne t'ai jamais appelé comme ça. Je ne t'ai jamais appelé tout court, d'ailleurs. Il est des relations où les prénoms ne servent à rien, tu n'crois pas ?
J'ai reçu les photos, je viens de les trouver dans ma boîte aux lettres, ça y est. C'est plutôt rapide hein ? Je le savais qu'il était sérieux, ce site internet. Je les sens toujours ces choses-là.
Elles sont magnifiques. Bon, je t'avoue, la moitié d'entre elles sont ratées. Surtout les tiennes d'ailleurs. Mais je te promets, on y voit l'essentiel. Tes yeux, nos rêves, ces clichés qu'on déteste, la vieille caisse des années 70 louée pour trois fois rien.
En réalité, j'avais peur de les recevoir. J'te l'avais pas dit, non, je fais toujours un peu la fière devant toi, mais c'est notre dernier voyage, enfin non, on va en faire encore plein je le sais, mais c'est le dernier voyage avant que…
Bref, on s'en fout, j'suis venue pour te les raconter ces photos, ce genre de souvenirs il faut les partager à deux, non ?
Cette photo, c'est celle du restaurant de Monument Valley. Tu t'en rappelles ? J'avais pris le bâtiment en photo juste avant qu'on y entre, et dans le coin du cliché, en bas à droite, on le voit cet indien, en train de fumer sa Marlboro rouge. Il a l'air pensif et triste.
On a du lui parler une heure, peut-être même deux. Oui, deux heures, c'est sûrement ça. Deux heures pour résumer l'histoire d'un peuple, l'histoire d'une blessure. Je comprenais un mot sur deux, tu me traduisais parfois, quand t'y pensais, quand tu revenais un peu à la réalité. Je te regardais boire ses paroles, tu ressentais tellement sa souffrance. Parfois, le langage est obsolète : même moi, avec mon anglais approximatif, je la vivais, son histoire. Je ne te l'ai pas dit, tu sais, mais ça me prenait tellement le cœur que j'ai senti des larmes naître dans mes yeux. A travers lui, c'était la cruauté du monde que je voyais. Cette cruauté du monde que j'avais toujours soupçonnée, ce soir là, je me la suis prise en pleine gueule.
Tiens, regarde celle-là. Je ne savais pas que tu avais immortalisé ce moment où je regardais le capot de la voiture. Ce qui est drôle, c'est que j'ai l'air vraiment concentrée dessus, on pourrait presque croire que je m'y connais, non ? Je porte le short en jean Levis acheté la veille à Los Angeles. Qu'est-ce qu'il faisait chaud, ce jour-là. Souviens-toi, la panne en plein milieu du désert californien, tes mains pleines de cambouis, au final, en mécanique, t'es aussi doué que moi. Le fou rire, quand, après une demi-heure passée à chercher le pourquoi de la panne, on s'est rendu compte qu'on n'avait juste plus d'essence. Je ris encore rien que d'y penser, ce qu'on peut être bêtes parfois. Enfin, en ce moment, je passe plutôt mon temps à pleurer. Non, je n'devrais pas te dire ça, je le sais, ça ne sert à rien, ça doit même te faire du mal. Excuse-moi. »
Elle s'arrête de parler un instant, je distingue quelques sanglots. Je me demande ce que je fais là, à écouter l'intimité de ce couple d'inconnus. Ma cigarette est éteinte depuis longtemps, je n'ai plus aucune raison de rester. Mais j'ai envie de connaître la suite de leur voyage. Comme si elle m'avait entendu, elle se remet à parler.
« Sur celle-ci, on voit la chambre de ce motel miteux dans lequel on s'est arrêté une nuit, je l'ai prise pendant que tu étais à la douche. Cette façon qu'on a de transformer en champ de bataille tous les endroits dans lesquels on passe, c'est impressionnant. J'parle pas des draps froissés, bien sûr. Ces draps dans lesquels tu venais de me faire l'amour, ils sont en boule sur la photo. Je parle des fringues, des clopes, des billets, des brosses à dents, de toutes ces choses inutiles dont on a tellement besoin.
Tu sais qu'il n'y a que deux photos de Las Vegas ? Cela ne m'étonne même pas. Qu'est-ce qu'on a pu la critiquer, cette ville. On n'a même pas réussi à s'émerveiller devant toute cette démesure, et puis comment après tout ? Nos yeux ne voyaient que le reste du monde, que la souffrance partout ailleurs, après tout c'est tellement insensé. Construire une ville si exubérante dans une zone aussi désertique ? J'ai adoré cette conversation sur le monde et sur sa démence, dans la suite de ce palace qu'on a réservé juste pour rigoler. Bon, je dois bien admettre que le lit, il valait vraiment le coup. Le champagne aussi, d'ailleurs.
Regarde cette photo, c'est ma préférée. On te voit assis, de dos, tu surplombes le Golden Gate, face à San Francisco. On était venus jusqu'à cette butte de l'autre côté du pont en vélo – c'était la première fois que je faisais du tandem. On avait l'air con, mais je crois qu'on s'en foutait complètement. On avançait mieux quand c'était moi à l'avant, tu vois, même si tu dis le contraire, c'est moi qui le domine notre couple. C'est moi qui porte la culotte. Putain, mais pourquoi tu ne réponds pas ? Normalement tu rétorques, normalement tu me dis que c'est dans mes rêves que je porte la culotte, normalement tu dis que c'est toi le mec, normalement tu fais tout pour m'énerver dans ces moments-là, normalement ça fonctionne en plus, je m'énerve et puis toi tu rigoles. Pourquoi tu dis rien là, hein ? Depuis quand tu réagis pas ? C'est pas ton genre de la fermer ! Allez, dis quelque chose. Je t'en supplie. Dis quelque chose. »
Elle s'arrête soudain de parler. Je sens des larmes couler sur mes joues, comme si elles faisaient écho aux siennes. Ça fait combien de temps que je n'ai pas pleuré ? Des mois, des années ? Il y a quelque chose dans la voix de cette fille, dans ce récit, qui me transcende. Je suis incapable de me lever du banc pour retourner travailler. Elle reprend son récit avec une voix plus douce.
« Tu sais, j'ai pris cette photo pour ne jamais oublier à quel point j'aime te regarder observer le monde. Je te sens à la fois si loin de moi et si proche, c'est comme si je savais ce qu'il se passait dans ta tête. Il y avait ce couple de quinquas à côté de nous, ils avaient l'air de s'ennuyer à mourir. Comment peut-on rester avec quelqu'un alors qu'on s'emmerde, hein ? Elle est tellement courte la vie, on n'a pas assez de temps pour en perdre non ?
Au fait, tu risques d'être déçu mais la photo que tu as prise du panneau « route 66 » est complètement floue. Je conduisais et je chantais en même temps, tu m'as suppliée d'arrêter la voiture pour prendre cette photo, il me semble bien que tu as même crié lorsque tu l'as vu, ce panneau, tu t'en souviens ? On la voulait tellement notre route 66 en décapotable, des mois qu'on en parlait, prendre les billets d'avion et ne rien réserver d'autres, suivre notre instinct, savourer la liberté. Lorsque tu as pris cette photo, on a décidé que notre prochain road trip, on le ferait à Cuba.
Dis-moi qu'on le fera. Je t'en supplie, dis moi qu'on le fera.
J'ai dormi chez toi, cette nuit. Ton lit va bien mais tu lui manques. Tout le monde m'a dit que c'était une connerie, que je me faisais du mal pour rien, qu'il fallait que j'essaye d'aller de l'avant, que je ne pouvais pas rester éternellement comme ça. Mais qu'est-ce qu'ils ont cru, eux ? Que j'allais te lâcher comme ça ? Que ma vie allait continuer comme si de rien n'était ? Et puis qu'est-ce qu'ils en savent, eux, de ce qui est bon pour moi ? J'te lâcherai pas, moi, j'te le dis, j'te lâcherai pas.
J'ai besoin d'un café. Je reviens, ne t'inquiète pas. J'te lâcherai pas. Je suis là.»
Bruit de chaise qu'on déplace, porte qui se ferme. Je reste là, stoïque, sur ce banc, avec l'étrange sensation d'avoir pris une énorme gifle. Je pensais être devenu insensible, après tout, ça fait déjà plus de 20 ans que je côtoie la maladie et la mort tous les jours. Je me souviens qu'il y a bien des années, à l'époque où nous avions encore des rêves en commun, on en parlait comme des enfants, du voyage qu'on ferait aux Etats-Unis. La côte ouest en voiture. Puis il y a eu les gosses, la construction de la maison, le pied-à-terre dans le Sud de la France…
Pourquoi on ne l'a jamais fait ? Comment a-t-on fait pour s'oublier à ce point ?
A cet instant précis, j'ai besoin de savoir ce qui est arrivé à celui à qui la voix féminine parlait. Je me décide enfin à me lever de mon banc, et je pénètre dans la salle de repos des infirmières du rez-de-chaussée. Une femme un peu rondelette me salue par mon nom. J'ai honte mais je n'ai jamais fait attention à elle. Je lui demande ce qui est arrivé à l'occupant de la 153.
« Ah oui, Lucas. Même pas trente ans. Il est arrivé il y a un mois. Il roulait avec sa copine en plein milieu de la nuit, il a braqué pour éviter un chat qui traversait, il n'a pas vu le camion de l'autre côté de la route. Il est dans un coma profond à cause de nombreux œdèmes cérébraux. On ne sait pas s'il se réveillera, son état est critique. Elle a rien eu, sa copine. La pauvre. Elle vient tous les jours, elle ne perd pas une seule minute des horaires de visite, elle passe son temps à lui parler comme si il allait lui répondre. Elle est persuadée qu'il l'entend et qu'il va se réveiller. J'ai mal pour cette gamine, elle est si jeune. C'est triste hein ? »
J'acquiesce en sortant de la pièce.
J'ai besoin de prendre l'air. Un mois de coma profond, état critique. Ces mots résonnent dans ma tête. Le vibreur de mon téléphone portable m'annonce un texto de ma femme.
« Tu préfères une salade de fruits ou une tarte aux trois chocolats pour le dessert de dimanche ? La salade de fruits, c'est peut-être plus sain, non ? Répond vite. A ce soir. »
J'ai pensé à la salade de fruits. A la tarte aux trois chocolats. Aux cinquante années que je m'apprête à fêter dans deux jours. J'ai pensé à la robe noire de ma femme le jour de notre rencontre. J'ai pensé à tous ces jours de congés que je n'ai pas encore posés. J'ai pensé à nos rêves, à la voix de cette fille qui attend que son ami se réveille. J'ai pensé à sa phrase : « elle est tellement courte la vie, on n'a pas assez de temps pour en perdre, non ? ».
« Je préfère que tu annules. On part aux Etats-Unis. A ce soir, mon amour. »