Quand je serai grande …

Mat J

Vous vous souvenez de la fameuse question qui hantait nos copies de primaire ? Pas celle où il fallait raconter nos vacances. Celle qui demandait simplement: "Que voudrais-tu faire plus tard?"

    Lorsque j'ai eu 8 ans, et que je venais juste de résoudre les problèmes des fuites urinaires, du suçage de pouce et des doudous perdus, je dus me confronter à un autre type de problème, l'insertion professionnelle dans la vie future. Barbie s'en fichait, elle n'avait à penser qu'à son Ken, et Polly à ses fringues en caoutchouc. Mais la maitresse, elle, se sentait interessée par le futur. A nos futurs, plutôt. A condition que l'inspecteur des écoles ne soit pas présent. C'est alors qu'elle nous posa cette terrible question : « Que voudriez-vous faire plus tard ? ». Si on enlève les élèves qui veulent faire comme leurs parents, ceux qui n'ont pas d'idées, et ceux qui ne savent pas écrire, il reste les plus originaux. Ma voisine avait simplement répondu « des bébés », la maitresse lui a donc indiqué qu'elle n'avait pas compris la question. Alors elle avait gommé et noté à la place : « cosmonaute ». Elle n'avait toujours pas compris l'avenir. J'ai pas osé lui dire que ce serait compliqué dans ce cas d'avoir des bébés, et pourtant j'avais préféré sa première réponse. Parce que moi aussi je voulais répondre « cosmonaute ».

            Alors, j'ai écrit sur mon cahier que, plus tard, je voudrais faire le tour du monde. Je m'étais décidée à visiter d'abord la Terre avant de visiter l'Espace. Je traverserai les plaines et les vallées, les cratères et les volcans, les mers et les océans, les ponts, les temples, les murailles, les pyramides, les colosses de fer et d'argile. Je prendrai un voilier aux voiles blanches parsemées d'étoiles bleues, et je naviguerai parmi les vagues et courants. Je me laisserai guider par le vent qui m'emmenera là où Christophe Colomb s'était échoué 510 ans auparavant. Je ne rencontrerai sans doute plus d'Indiens puisqu'ils les avaient tous fait devenir Américains… J'irai quand même les trouver dans les fast food de bord de route, à se noyer dans la mayonnaise et sauce barbecue, pour échanger une coiffe en plumes contre un paquet de chewing gum. Je la mettrai sur ma tête, fière et heureuse, en exhibant l'étiquette « Made in China » collée aux plumes. J'irai chercher les cow boys sur leurs chevaux, et les shérifs dans leur Mustang. Je me plaquerai une étoile jaune sur la chemise et prierai Dieu dans une église éclairée de néons de couleurs. Je remonterai vers New York pour voir danser les Jets et les Sharks, pour manger des Cheese Cakes et rencontrer la Statue de la Liberté. Pour voir si elle peut se vanter d'être plus grande que la Tour Eiffel. Puis j'irai à Springfield, pour rencontrer les Simpson. Voir s'ils sont aussi jaunes qu'à la télé. Je participerai à des concours débiles, mais qu'il faut faire au moins une fois. J'avalerai des dizaines de hot dog en 5 minutes, je resterai 3 jours la main posée sur une voiture, et je prendrai rendez vous avec un gourou. Je me mettrai des fleurs dans les cheveux pour dévaler les rues blindées de fachos, et chanter du Bob Dylan sans guitare. Je me trouverai un saxophoniste dans les bars de Chicago pour me jouer du be bop toute la nuit et me lever seule, au petit matin, comme une criminelle, amante d'Al Capone. Je me ficherai du temps, et de la bourse, qui monte et descend, comme le train de la mine du Disney World Resort d'Orlando. J'achèterai des oreilles de Minnie, différentes du Disneyland Paris puisqu'elles s'achètent en dollars, et je les porterai jusqu'à ce qu'elles tombent, trempées par les pluies du Mississippi. Je louerai un bateau pour rejoindre la Nouvelle Orléans par le fleuve ; il paraît qu'on parle français là bas. Je discuterai avec mes compatriotes, de la pluie et du beau temps, et surtout du beau temps. Je n'oublierai pas d'acheter de la crème solaire, à moins de finir le teint basané comme les Navajo de l'Utah. Ils me montreront leurs trésors, du lever au coucher du soleil, et me donneront de leur sable rose. Je me serai fait coiffée traditionnellement par la doyenne de la tribu. Et je quitterai leurs terres pour rejoindre celles des bisons. J'emprunterai un bolide texan à cornes de vaches sur la carrosserie, et je roulerai jusqu'à user toute l'essence, perdue au milieu des plaines asséchées. Je m'allongerai dans les hautes herbes jaunes et regarderai les étoiles, et s'il n'y a pas d'étoiles, je parlerai aux bisons. Puis je repartirai sur les routes, pour arriver à Seattle tout au nord. Je marcherai jusqu'à Jimi Hendrix, imperturbable avec sa guitare à la main et les genoux sur le sol. Je chanterai pour lui « vole à travers le ciel, mon ange », et frémirai le Star Spangled Banner au rythme des cordes de sa Fender. Et je redescendrai dans l'Oregon, pour profiter des parcs nationaux gardés par les Rangers. Je verrai enfin de vrais Rangers. Il ne me restera plus que la Californie. Déjà, j'aurais parcouru un sacré bout du monde.

            Lorsque j'ai eu 8 ans, et qu'il fallût réfléchir à l'avenir, j'ai compris la vie était faite de rêves. Alors j'ai dit à mes parents que je voulais être cinéaste. A Hollywood.

 

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