Chambre 442 - Mise en scène

Diane Peylin

INTRODUCTION

Sujet : L’histoire de Lili. Une prostituée thaïlandaise. Sa vie. Sa chambre. Ses horreurs. Ses souvenirs. Ses espoirs.

 

Objet : Dénoncer une terrible réalité malheureusement si répandue. La prostitution et ses dérives. Parce que la femme, en 2011, est encore un objet dans bien des parties du monde.

Lieu : Trang ( Thaïlande )

Epoque : Présent : 1985    // Passé : Années 70

Il s’agit d’une lecture illustrée. Jouée. Théâtralisée. Chantée.

Quelque chose de très esthétique. Très visuel. Comme des tableaux. En même temps sobre.

Sur scène une lectrice ( dans l’idée, Emily Loizeau ; actuellement en lecture ) et une comédienne ( dans l’idée,  Linh Dan Pham).

La voix de la lectrice va bercer la cruauté du texte. La vie terrible de Lili.

Le spectateur va s’attacher à Lili. Il va la découvrir, l’accompagner, la supporter… tantôt bercé par la voix de la lectrice tantôt glacé par sa violence.

Au fil du récit la lectrice se rapproche de la comédienne. 

J’insiste sur le caractère esthétique de la pièce. Il y aura un souci du détail dans les costumes, les décors, la musique, la lumière. (dans l’esprit du film  ‘’In the mood for love’’ ).

L’émotion est palpable tout au long de la pièce. Quelques instants de bonheur viennent ponctuer des moments oppressants, troublants, désolants…

Le but ici n’est pas de faire de la violence gratuite ou du voyeurisme. Le but est de toucher, émouvoir, impliquer les spectateurs. Il faut que la phrase de fin résonne. Il faut qu’il y ait un écho à ce cri de détresse.

Certains écrivent pour plaire, distraire ou bien contrefaire. J’écris pour ne pas me taire…

Proposition scénique

Découpage scène :

2 ‘’cases’’ :

Ø Case présent ( 1985 )  : Chambre 442 

Une porte + une fenêtre avec persiennes + un lit + une table +  un fauteuil + un coin salle de bains ( avec une douche et un lavabo qui fonctionnent : eau )

Le tout vétuste, lugubre, sale, jauni, décrépi…

Un rectangle blanc suspendu au dessus de la chambre : un écran. Servira à différents moments de la pièce pour illustrer le passé, le rêve, le texte…

Un néon lumineux  comme ceux des hôtels : Hôtel Ko Teng.

Ø Case passé ( année 70 ) : mélange d’objets, de références rappelant les événements passés.

Un tas de cagettes + un piano + un  bureau et une poubelle pleine de papiers froissés + un trottoir+  un vieux poste de télé…

Donner une ambiance sépia ( jeu de lumière, couleurs des objets…). 

Musique :

Ø Une mélodie ‘’fil rouge’’ reviendra tout au long de la pièce pour créer une ambiance, pour bercer le récit. Pourra servir de transition.

Certainement un morceau de piano joué par la lectrice.

Ø Un morceau de rock’n roll ( ex : Eddie Cochran – Long Tall Sally ):  passage cours de rock avec maître No . La lectrice commence à le jouer au piano et à chanter. La comédienne danse. Puis la lectrice voulant danser quitte son piano, enclenche le tourne-disque qui prend le relais puis rejoint la comédienne.

Ø Une bande sonore : la rumeur de la rue et des tuk-tuk,  les bruits des cuisines de l’hôtel et des couloirs, un air de boîte à musique pour les passages vers l’enfance.

 

Eléments techniques :

Ø Un petit écran  (  pour illustrer certains souvenirs + quelques extraits de films :  les films de maître No, de Lisa Minnelli, Liz Taylor)

Ø Une douche et un lavabo fonctionnels ( l’eau coule – circuit fermé )

Ø Un néon lumineux clignotant : ‘’ Hôtel Ko Teng’’

Ø Un stroboscope

Ø Un diffuseur d’odeurs ( à voir )

Mise en forme du texte :

Ø  des moments de lecture simples ( par exemple : les moments qu'on ne peut jouer : les ''viols'' ).

Ø  des moments de lecture accompagnés de leur transcription mimée par la comédienne.

Ø  des moments sans lecture joués par la comédienne. Avec parfois la lectrice qui donne la réplique.

Ø  des moments joués et sans parole sur une musique de fond.

Distribution :

Ø Une lectrice :

La  voix sera plutôt douce pour contraster avec la cruauté du texte.

Il y aura cependant des moments où la voix se fera forte, agressive, violente… Lorsqu’elle se fera l’écho des paroles des ‘’ bourreaux’’.

La lectrice pourra lire à l’aide d’un livre, de feuillets déposés ça et là, de textes dispersés sur différents supports ( pourquoi pas sur un mur, une fenêtre, un miroir,…). La lectrice pourra également déclamer, sans exercice de lecture. Plusieurs modes seront utilisés afin d’alléger cette lecture et ne pas tout plomber.

La lectrice se baladera d’une case à l’autre au fil des évènements.

Au début de la pièce, elle sera plutôt distante vis-à-vis de Lili. Elle lira sans tenir compte de Lili. Puis, petit à petit, elle se rapprochera, s’impliquera un peu plus dans ce que Lili subit. Elle pourra être un soutien à certains moments.

La lectrice incarnera les autres personnages de l’histoire. Elle sortira alors de sa lecture pour investir les différents personnages.

Ø Une comédienne :

Elle sera Lili dans la case présent et Lee enfant  + Lili + Miss Sheng dans la case passé.

Peu de texte. Peu de répliques. Un gros travail d’interprétation. Il lui faudra délivrer une grande palette d’émotions par la gestuelle, le regard, l’expression du visage…

Dans la case mise en scène de l’adaptation, le mot ‘’ Mime’’ est souvent employé. Ne pas penser mime Marceau. Il s’agit là de jouer la scène de façon muette. Comme  une scène au cinéma accompagnée d’une voix off.

Costumes :

Ø La lectrice : tenue sobre pas encore définie. Mais quelque chose de plutôt clair, rassurant, réconfortant.

Ø La comédienne :

* Lee enfant : une robe à fleurs

* Lili enceinte : une robe rétro violette

* Lili chambre : une nuisette ivoire froissée

* Miss Sheng : une robe glamour made in America

Texte - Adaptation

LÉGENDE :

Texte normal : lecture + mime. 

 

Texte en gras et entre < > : Mise en scène.

Texte en italique : lecture seule  par la lectrice. Noir autour. Aucune mise en scène.

PIECE :

Bande sonore : rumeur de la rue

Une lumière s’éclaire sur la lectrice dans un coin de la scène ( le reste est toujours noir ). La lecture commence.>

Trang. Ville tranquille et sans charme à des centaines de kilomètres de Bangkok. Dans ses rues chaudes et puantes, ça grouille. Voitures bruyantes, piétons, chiens galeux… Cette odeur… Ça pue. Vraiment. L'urine des bâtards, les poissons séchés et pourris, les poubelles dégueulantes, les gaz épais des tuks-tuks trafiqués… Rien ne manque. Mais on s'y fait et on oublie. Comme Lili l'a fait. Lili.

Chambre 442. C'est là qu'elle habite.

 

 

 Au quatrième étage de l'hôtel Ko Teng.

< Néon ‘’ Hôtel Ko Teng ‘’ se met à clignoter >.

Un vieux bâtiment décoloré aussi miteux que les autres établissements de la ville. Elle a débarqué là, il y a un an… ou peut-être deux maintenant. Elle ne se rappelle plus. Toute seule. Enfin… Pas vraiment…

 

Mais avec une jolie valise. Toute neuve et toute verte. Il l'avait accueillie les bras grands ouverts.

Noy (lectrice) : — Bonjour demoiselle ! Bienvenue à Trang. Peut-être puis-je vous renseigner ? Laissez-moi prendre votre bagage.

Embarrassée par son gros ventre, elle avait accepté. Il fut très gentil avec elle. Il lui offrit un lait de soja, un biscuit et se présenta.

Noy (lectrice) : — Je m’appelle Noy. J’ai grandi ici à Trang. Je connais beaucoup de monde tu sais… je pourrais t’aider.

Lili heureuse d’avoir déjà trouvé un ami avait sauté sur l’occasion :

Lili (comédienne) : — Je cherche un travail. Je me suis… je suis partie de chez moi. Je viens de Paoh . Mon nom est Lili Ndyaem et je n’ai pas beaucoup d’argent. N’importe quoi fera l’affaire.

Il l’avait emmenée chez un ami : Monsieur Ling. C’était le gérant du fameux hôtel. Aussi pourri que les murs de son restaurant. Mais Lili n’avait vu que son sourire sympathique et ses promesses d’embauche. Elle commencerait par le nettoyage des sanitaires et peut-être qu’elle pourrait bientôt endosser la blouse immonde de ses serveuses.

 

Lili (comédienne) : — Merci monsieur. Et pour mon ventre… Ça gêne pas ?

Noy (lectrice) : — T’inquiète pas petite. On s’en occupe. C’est pour quand ?

Lili (comédienne) : — J’sais pas. Un mois ?

Ce fut une semaine. Quand elle dégonfla, ils lui donnèrent une promotion. La chambre 442.

.

Aujourd’hui, comme tous les matins depuis son « avancement », elle veut foutre son réveil en l’air. Ne pas se lever. Rester endormie pour toujours. Mais elle ne peut pas, elle n’est pas toute seule. Alors Lili se lève. En fait son vrai nom, c'est Lee. Mais le jour où elle avait décidé de tourner la page de sa vie, elle avait changé de prénom. Lee était devenue Lili. Pour faire comme les grandes dames d’occident. Pour faire Liz Taylor, Lisa Minnelli…

 

 

Le fond de sa valise était tapissé de belles images colorées avec de pulpeuses Américaines au sourire plus blanc que blanc, aux permanentes ultra sophistiquées, aux yeux de biches… Elles portaient de beaux colliers brillants avec les boucles d’oreilles assorties. Lili n’en avait jamais vu d’aussi beaux… Elle avait placardé ces photos d’un autre monde dans les moindres recoins de sa malle. Pas un centimètre carré n’échappait à ces couvertures de mode. Des pages froissées que Lee avait minutieusement récoltées dans les poubelles de Miss Sheng.

< Case passé s’allume. Comédienne en Miss Sheng. Elle parade sur le trottoir pendant la lecture.>

 

 Miss Sheng… Qu’elle était belle… Dans son village perdu, c’ était la femme du patron de la fabrique de textile. Lui, il produisait des tissus par milliers pour les grands industriels français. Elle, elle faisait importer les magazines de mode les plus glamours de Paris, New York, Milan et passait le plus clair de son temps à les étudier. Une fois les modèles choisis, elle déchirait les pages correspondantes et les transmettait à son époux. Celui-ci, fou d’amour pour sa superbe épouse, s'exécutait et réalisait personnellement chacun des modèles rêvés. Une fois le vêtement confectionné, il jetait la feuille à la poubelle. Lee la récupérait et l’ajoutait à sa collection. Tandis que la patronne en découpait une nouvelle. Dans la petite ville de Paoh, Miss Sheng était une star. Miss Sheng défilait. Paradait. Son petit mari à son bras, elle se pâmait devant les vitrines crasseuses du centre. Lee, Pakpao, Madee et les autres demoiselles poussiéreuses du village la regardaient passionnément. Elles ne voyaient plus qu’elle. La grande dame au col de reine. La superbe au teint de porcelaine. Autour, la vie s’arrêtait. Figée. Les chiens boiteux ne couinaient plus. Les vieux grabataires puants ne rampaient plus. Les étales infestés de mouches n’empestaient plus. Le quotidien moisi de Paoh se transformait soudainement. L’étoile brillante filait sur le béton grignoté. Ses talons claquaient sur les trottoirs maculés. Sa chevelure soyeuse dansait le long de sa robe haute couture. Son parfum venu de la capitale caressait les narines encrassées des passants. Paoh devenait Paris. La rue principale se transformait en scène internationale. Les ampoules périmées et clignotantes n’étaient plus qu’une avalanche de flashes. Les bagnoles embouties s’appelaient limousines. Il ne manquait plus que la Tour Eiffel scintillante. Quoique… L’antenne permettant la liaison téléphonique pouvait presque faire illusion. Puis… Au détour d’une rue, la star disparaissait. Le rêve était terminé. Les habitants du village pouvait reprendre leur sordide ronde. Les regards perdaient leurs étincelles. Les visages se crispaient à nouveau. Et les filles retrouvaient leurs vieilles blouses décolorées. Seul Lee souriait encore. Car elle seule savait…Elle seule savait qu’un jour ce serait elle la reine de la soirée. La reine aux habits de star.

< Case passé s’éteint. Scène : noir. Juste lectrice.>

Lee devint donc Lili… Mais son nouveau prénom ne l'avait malheureusement pas transformée en poupée hollywoodienne. Et les : « Quelle robe je vais bien pouvoir mettre ? », « Il ne faut surtout pas que j'oublie le rendez-vous chez mon coiffeur. »… ne faisaient pas partie de ses préoccupations matinales. Elle n’avait pas non plus trouvé de petit mari pour lui fabriquer ses robes sur mesure. Ni de magazines importés pour hésiter de longues heures sur le modèle idéal… Pour l’instant, ce qui l'inquiétait , Lili, c'était de savoir si les mecs qui lui passeraient dessus aujourd'hui seraient propres, si leurs sexes fiers et dégoûtants n'empesteraient pas les chaussettes moisies, s'ils mettraient un préservatif, … S'ils… Ils… Ils vont la tuer, elle n'en peut plus. Cette loterie infernale la rend malade. Elle sait qu'un jour elle se réveillera avec cette saloperie. Celle qu'un de ses amants empoisonnés lui aura refilée. HIV positif.

 

 

Elle le voit qui clignote dans sa tête en lettres capitales. Dans les cauchemars qui ponctuent ses nuits, sous la douche, dans le miroir embué, sur le front suant et crispé de ses cavaliers… HIV positif… Comme si sa torture quotidienne ne suffisait pas… Elle vivait dans un tunnel sombre et délabré mais ne voyait jamais la lumière à l’autre bout. Celle qui réconforte, qui donne un peu d’espoir. Elle ne la voyait jamais car il n’y avait pas de lumière. Au bout, il y avait juste trois majuscules fluorescentes : HIV.

 

.

 

Le réveil sonne toujours… À la dix-septième sonnerie, Lili se lève péniblement. Sa tête est lourde. Hier soir ils l'ont obligée à boire. Ling et Noy. Ça arrive de temps en temps. Ils veulent s'amuser avec leur petite copine Lili. Mais comme ils font des trucs trop dégueulasses, ils préfèrent qu'elle ne se rappelle plus. Ça commence par la bouteille de vodka, au verre d'abord, puis au goulot. Et si ça ne suffit pas, ils trouvent toujours une petite piqûre à offrir à leur protégée. Après ça la gamine, elle ne dit plus rien. Elle ne voit plus rien, ne ressent plus rien non plus. Mais ça, ils s'en moquent… Tant qu'ils peuvent lui monter dessus sans qu'elle braille trop. Au début pourtant, elle les aimait bien. Un sourire par-ci, un geste tendre par-là… elle se sentait en sécurité.

Lili (comédienne) : — En sécurité ! Tu parles !

Chancelante sur ses jambes nues, Lili tente d'atteindre la salle de bains. Après s'être cognée contre la table et  le pied du fauteuil, elle arrive enfin au lavabo. Les mains tremblantes elle ouvre le robinet.

Toujours mime…

 La comédienne occupe la chambre et accompagne le texte de sa présence>

 

 Sa tête se penche, ses cheveux dégringolent, son visage attend l'eau salvatrice…

Noy (lectrice) : — Lili !

Noy l'appelle à la porte. Lili attend, immobile.

Noy (lectrice) : — Y a un client qui veut te voir.

Lili lâche tout, l'eau dégouline, Noy s'amène.

Noy (lectrice) : — Qu'est-ce que tu fous ? Faudrait…

Accroupie devant la cuvette jaunie, la pute vomit.

Noy (lectrice) : — Ça va pas ?

Noy (lectrice) : — Bon… Je lui dis de repasser. Soigne-toi ! Le prochain je le fais monter.

Lili (comédienne) : — Connard…

Elle se traîne jusqu'au lit, s'allonge sur le ventre, enfonce sa tête dans le coussin. Il pue, mais elle s'en fout. Comme elle se fout des draps sales et moites dans lesquels elle tente de trouver le sommeil, des cafards envahissant le sol de sa chambre miniature, de la tapisserie grignotée qui lui donne la nausée… Tout est dégueulasse ici. Au début, ça la rendait folle, elle réclamait du détergent qu'on ne lui donnait jamais, elle frottait et récurait avec les quelques vêtement qu’elle possédait. Quand elle n’avait plus eu un tee-shirt propre, ils lui avaient filé un joli ensemble sexy et lui avaient promis que si elle recommençait sa crise elle se retrouverait à poil. Elle avait du se résigner. Elle n’avait pas récidivé. Maintenant elle n'y fait plus attention. La seule chose qui la préoccupe c'est de savoir comment elle va s'en sortir. Du moins… Est-ce qu'elle va s'en sortir ? Elle serait toute seule… mais…

Lili (comédienne) : — Aïe !

Son ventre la ramène. Il se tort douloureusement. Ils l'ont imbibée. Maintenant elle en est sûre. Les yeux fermés, elle essaie d'oublier. Péniblement, elle tente de s'évader. Dans sa tête, ça cogite. Tout le temps. Comment s'enfuir ? Quand ? Bientôt. Dans une semaine. Demain. Ce soir. Maintenant. Non… Pas maintenant. Elle n’est pas toute seule. Elle a un trésor… Son trésor. Un petit bout d’elle qui n’a rien demandé à personne et qui se retrouve là, à respirer les vapeurs empoisonnées de Trang. Son p’tit bout. Elle avait eu un gros ventre et puis son p’tit bout était arrivé. Une arrivée en silence. Lili, un bâton entre les dents, n’avait pas gueulé. Le bébé, complètement déboussolé, n’avait pas crié. On avait tout de suite confié le nouveau-né à Mme Ling. Une grosse dame pleine de bagues. Lili avait voulu voir son petit minois, lui donner un baiser, l’appeler Marilyn … Mais Ling et Noy l’avaient persuadée de son repos bien mérité. Ils l’avaient invitée à récupérer dans la chambre 442 qui n’était à ce moment-là qu’une chambre ordinaire. Une piaule comme les autres dans cet hôtel piteux. Après une longue semaine de convalescence, ils avaient fait les présentations. Enfin… Lili pleura… De joie d’abord. Puis, lorsqu’elle comprit que cet enfant ne lui appartenait plus, elle pleura de tristesse. De détresse. La première piqûre l’aida à relativiser. Son p’tit bout était bien potelé et en bonne santé. La deuxième l’aida à minimiser. Son p’tit bout avait de jolies robes. La troisième l’aida à se résigner. Son p’tit bout était couvert de baisers. Pas les siens, certes, mais c’était des baisers quand même. La dernière l’aida à oublier…

Ainsi, Lili a un trésor. Caché. Volé. Séquestré. Mais il est là. Au fond d’elle. Et elle le sait. Les drogues font illusion mais, enfoui sous ce brouillard chimique, un petit être est là. Alors, non. Lili ne peut pas s’enfuir. Pas tout de suite. Il faut d’abord qu’elle mette dans sa valise sa merveilleuse perle. Sa Marilyn.

 

La porte de la chambre 442 est ouverte. À l'intérieur un petit bout de femme est étendue sur le lit. Lili. Elle attend. Le client ? Non. C'est ce qu'ils pensent les deux autres. Ils s'imaginent qu'elle attend bien sagement qu'on vienne la violer. Non. Lili attend autre chose. Un prince charmant ? Oui. Celui qu'elle a vu passer une fois dans le couloir. Il n'était pas Thaï. Il portait une chemise bleue. Elle se le rappelle très bien. Il ressemblait au Mister qui venait acheter les tissus à Mr Sheng. À Paoh, on le voyait à peu près tous les six mois. Sa venue ne passait pas inaperçue car Miss Sheng paradait de plus belle. Mais cette fois au bras du grand blanc. Exit le petit thaï. Son mari transi suivait comme un petit chien sans mot dire. Il faut dire que derrière ses hublots poisseux, il ne distinguait pas grand chose. En tout cas, il ne voyait pas que sa femme couchait avec le Mister. Qu’elle n’en pouvait plus de ses pâles copies vestimentaires. Qu’elle ne supportait plus l’air pourri de Paoh. Qu’elle ne désirait qu’une seule chose… S’envoler à l’autre bout du monde, main dans la main, avec cet amant divin. Et un jour, c’est ce qu’elle avait fait. Et ce jour là, Lee devenue Lili, s’était promis la même chose. Alors… Dans le couloir… Cet homme… Grand… Très carré… Un Mister au costume bien repassé… Elle l’avait remarqué… Et n’avait pas pu l’oublier… Il semblait pouvoir passer au travers des murs. Tout casser… pour se sauver. La sauver. C'était il y a deux mois de cela et depuis elle ne cesse de penser à lui.

Lili (comédienne) :— Sauve-moi.

Elle l’appelle… Elle se rappelle…

Elle avait entendu le grincement dans les escaliers, celui qui annonce un nouveau visiteur. Comme de coutume, le gros nœud dans sa gorge s'était resserré.

 

Assise sur son matelas, elle fixait la tapisserie du corridor. Elle s'amusait à compter le nombre d'insectes qui grouillaient. Puis il était arrivé. L’œil vide de la jeune femme s’était mis à briller. La boule bloquant sa salive avait disparu. Cet homme… Ses yeux tendres et amoureux qui semblaient lui chuchoter : « C'est quand tu veux… Je t'emmène … ». Peut-être était-il beau… Peut-être avait-il un sourire séduisant… Mais pour elle, tout cela n'avait aucune importance. Seul comptait ce regard qui l'invitait.

Il est dix heures et elle pense à lui. Toujours pas d'homme dans son lit. Tant mieux. Être seule, tranquille… A rêver… Seule ! Lili sursaute.

Lili (comédienne) :—  Où est…

< Après la réplique. Noir sur scène. Lectrice seule.>

 

Ça y est, elle se souvient. La petite est partie à la campagne avec la grognasse de Ling. C'est mieux comme ça. Des vacances loin de cette chambre décrépite pour qu'elle puisse enfin prendre un grand bol d'air. Heureusement qu'elle est là, la grosse dame. Elle s'en occupe bien quand même. Un peu trop peut-être…

 

Peut-être… Lili en a marre de toutes ces questions, de ces angoisses, de ces doutes… Les démons se réveillent. Le passé revient au galop et ses griffes lui déchirent la peau. Lili se contracte. Elle a mal. Les souvenirs… Les mauvais souvenirs se ramènent…

Bande sonore pluie.

Une faible lumière vient éclairer la case passé : sombre.

La comédienne (Lee enfant) est blottie contre un tas de cagettes. Comédienne recroquevillée ne bouge pas>

 

Paoh… C’était un jour de pluie… Un jour de boue… Elle était petite. Dix ans peut-être… Elle devait aller voir son grand-père pour lui apporter un panier de mangues. Les trombes d’eau étaient trop fortes. Les éclairs trop menaçants. Sous le porche, blottie contre un tas de cagettes, elle attendait que l’orage passe. La maison était presque vide. Sa mère travaillait à l’usine et ses frères et sœurs l’attendaient chez l’octogénaire. Seul son père était resté à la maison. Bien trop occupé à cuver sa Singha. Bercée par la rumeur de l’averse et par les ronflements du patriarche, Lee s’était assoupie contre les caisses. Une main moite l’avait réveillée. Une main posée sur sa cuisse endormie. Lee avait sursauté et s’était retournée. Son père, les yeux brillants, la regardait. Lee lui avait souri puis s’était rendormie. Son père, les yeux gluants, la dévisageait toujours. Lee, oppressée par ce regard insistant, lui avait demandé ce qu’il voulait. Il n’avait pas répondu. Lee, énervée par ce paternel bancal, avait fait mine de s’en aller.

 

<La comédienne se lève. Debout face au public. Son visage s’afflige au fur et à mesure de la lecture de ce souvenir. Finit par pleurer.>

Ce n’est que lorsqu’il lui avait attrapé le bras qu’elle avait compris que quelque chose venait de changer. De changer pour toujours. Il lui avait tiré la main et l’avait entraînée avec lui dans la maison larmoyante. Lee avait résisté. Son père l’avait cognée. Lee l’avait frappé. Son père l’avait assommée. Lorsqu’elle s’était réveillée, le corps tremblant et douloureux, elle avait pleuré longtemps et avait juré de le dénoncer. Il l’avait menacée et elle s’était tue pour l’éternité. Puis le temps était passé. Et il avait recommencé. Une… deux… trois… quatre fois... Elle avait fini par arrêter de compter.

La case passé s’éteint doucement. Noir.>

 

À Paoh, ses journées ne furent plus jamais les mêmes. La souffrance avait pris le pas sur son enfance. Lee deviendrait Lili. Coûte que coûte. Cette porte de sortie était sa seule issue. Elle avait passé son adolescence à rêver de ce départ pour la ville. La vraie. Avec ses lumières aveuglantes et ses rues dorées. Elle avait finalement réussi à se résigner et quitter les gens qu’elle chérissait pour fuir ce père qui l’aimait trop. Les abandonner pour ne plus souffrir… Pour ne plus les trahir… Elle était partie en quête de liberté, c'est la prison qu'elle avait trouvée.

 

La case chambre s’éclaire.

La comédienne accompagne le texte en jouant.>

Lili court jusqu'aux toilettes. Les spasmes reviennent et elle se vide à nouveau. Elle transpire. Ses habits trempés lui collent à la peau. Elle se déshabille lentement et remplit le seau d'eau.

 

 

Accroupie dans un coin de la salle de bains, elle observe le carrelage noirci. De temps en temps, elle s'asperge le visage, les seins, les jambes… Un peu de fraîcheur. Il fait si moite ici. Tout est humide, rien ne sèche. C'est pour ça que les draps empestent, que les serviettes sentent, que tout pue.

 

Noy (lectrice) :— Lili !

 

Noy (lectrice) :— Y a un monsieur pour toi. Sors de là.

La pute se lève et se rhabille. Lili est pudique. Le bonhomme, lui, est déjà torse nu. Ses bourrelets dégringolent jusqu'en dessous de la ceinture. Elle le reconnaît. C'est le patron de la société de taxi. Il est déjà venu quelques fois. Un vrai porc. Il sue à grosses gouttes, renifle en continu et lui balance ses cochonneries. Lili s'assoit à ses côtés et s'oublie. Il enlève le bas. Lili s'allonge.

 

 

Il la dépouille sans cérémonie et lui grimpe dessus. Lili ferme les yeux. Les paupières closes, elle tente d'aller voir ailleurs. À la campagne… Mais le gros est trop lourd. Il lui fait mal. Ses va-et-vient maladroits la brûlent. Son ventre proéminent se frotte à elle violemment.

Lili (comédienne) :— Doucement…

Client (lectrice) :— Arrête… Je sais que ça te plaît… Hein… Dis-le moi…

Il continue, persuadé qu'elle prend son pied. De toute façon, il ne la voit même pas. Tout ce qui l'intéresse, ce sont ses seins, ses fesses et son ''trou'' comme il dit. Quelle horreur… Lili est écœurée. Elle a envie de vomir, de crier, de le taper, de pleurer… Ses yeux se mettent à briller. Elle essaie de se retenir mais…

Lili (comédienne) :—  J'ai… m… mal…

Elle ne peut garder ses larmes. Il y a trop de douleur en elle. Le gras du bide a bientôt fini son affaire. Elle le reconnaît à ses gémissements. De plus en plus rapprochés, de plus en plus aiguës.

— Dépêche-toi… pense-t-elle.

Quelques coups de bassin plus tard, le gros pousse l'ultime soupir. Cette fois, il l'écrase. Détendu au maximum, le monsieur haletant lui souffle son haleine fétide à la figure. Sans ménagement, il se dégage. Écrasant au passage le ventre endolori de la prostituée. Il remet ses beaux habits, va faire un tour devant le miroir, histoire de remettre ses cheveux bien comme il faut, se met un peu de parfum et pose une pièce sur la table. Sans se retourner, il sort. Lili, nue et transpirante, reste immobile sur le lit. Les jambes écartées, les mains sur le ventre, les yeux fermés, elle tente de retrouver son souffle.

 

La monnaie sur le guéridon, elle s'en moque. De toutes manières, ils ne laissent jamais plus de vingt baths, les pervers… Les gros sous, c'est pour Ling et Noy. « Tu comprends Lili, c'est nous qui les cherchons tes clients… c'est du boulot… C'est qu'il y a plus trop de touristes maintenant. Avec eux, ça marchait bien, mais maintenant… Les pourboires, ça paye bien. Et puis n'oublie pas que t'es nourrie, blanchie et qu'on te paye le docteur ! »

Elle avait même droit à une prime en fin de mois. Au départ, c'était dix pour cent des recettes. Mais comme elle ne comptait pas le nombre d'hommes qui lui passaient dessus, ils avaient eu vite fait de réduire les primes.

La porte est toujours ouverte. Lorsque Lili reprend connaissance, elle aperçoit un papi figé dans le couloir.

 

Lili (comédienne) :— Voyeur !

 

D'un coup, elle se lève, se cache avec le drap tâché et claque la porte.

Lili (comédienne) :—  Fous-le camp !

 La comédienne accompagne toujours le texte en jouant et dit ses répliques.>

 

Sous la douche, Lili tremble. L'eau est gelée. C'est comme ça une fois sur deux ici. Mais elle reste sous le jet glacé. Elle ne peut pas faire autrement. Il faut qu'elle se lave, qu'elle enlève toute cette saleté, son odeur, sa sueur, sa salive… Les spasmes reviennent. Le nez au-dessus de son petit savon, elle tente d'oublier les nausées. Oublier. Elle a l'impression de ne faire que cela. Ce qu'elle aimerait un jour, c'est se rappeler. Malheureusement, sa tête ne contenant que peu de bons souvenirs, elle en a vite fait le tour. Lili ne peut plus bouger. Figée, elle revoit la gueule du porc qui vient de se soulager. Un porc… des porcs… Tous des porcs ? Les mâles de la planète sont-ils tous aussi vicieux, mal élevés, gluants… Sont-ils tous aussi rêches et coupants… Leurs mains sont-elles toutes aussi piquantes… Le sexe peut-il être doux, tendre, plaisant… Ou est-ce toujours une accumulation de cris de douleur, d’entailles et de cicatrices… Lili n’a jamais fait l’amour. Elle en est sûre car elle n’a jamais ressenti ce que les magazines racontaient. Elle n’a jamais eu le sourire éclatant des poupées hollywoodiennes. Lili n’a jamais fait l’amour. Elle a juste eu des mecs dégoûtants. Des mecs  qui se sont contentés d’éjaculer. C’est tout. Pas d’orgasme mais des spasmes. Pas de caresses mais des cris de détresse. Pas de baisers mais des morsures infectées. Pas de plaisir mais des envies de vomir…

Le parfum de la savonnette lui fait du bien. Des fleurs… Un coin de verdure… La nat…

Lili (comédienne) :—  Et merde !

Lili se met à saigner.

Lili (comédienne) :—   J'lui ai bien dit qu'il me faisait mal. Quel con !

Un filet rouge coule le long de sa cuisse. Elle se rince longuement. Une fois sèche, elle tapisse le fond de sa culotte de papier toilette.

Lili (comédienne) :—   J’peux plus… J’peux…

Elle a juste le temps d'enfiler son peignoir, Noy entre.

Noy (lectrice) :—  — Mister Morgan est en bas. Je le fais monter.

La pute n'a pas le temps de répondre.

Idem pour la suite. >

Morgan… tente de se rappeler Lili. Morgan… le big boss d'une entreprise anglaise. Il est doux lui. Il me fera pas mal.

Impuissant, le monsieur ne touche pratiquement pas la prostituée. Juste sa poitrine. Un peu. Ce qu'il aime c'est la voir se caresser. Juste un peu. Avec lui, c'est un peu de tout. Il est trop réservé pour en demander beaucoup.

Sur le lit, elle l'attend. Le voilà qui arrive. Tout timide. Alors, elle le prend par le bras, l'accompagne jusqu'à elle et le met à l'aise. Il a toujours sa petite mallette avec lui. Elle doit être pleine de contrats. Des contrats avec plein de zéro. Mister Morgan est le seul homme qu’elle peut regarder dans les yeux. Son regard, elle n’en a pas peur. Elle y trouve même un peu de douceur. Ils commencent par parler un petit peu. En fait, c’est surtout lui qui parle. Il lui raconte ses soucis d’européen… Le crédit de sa troisième maison qu’il a du mal à payer, la pension exorbitante qu’il doit verser à sa deuxième femme, ses enfants avec qui il n’arrive plus à communiquer, son chien adoré qui vient de mourir… Lili l’écoute et le réconforte. Même si elle ne comprend rien à ses lamentations déplacées… Lorsqu’il a fini de vider son sac, il lui demande toujours :

 

Client (lectrice) — Et vous, ça va aujourd’hui ?

 

Lili (comédienne) — C’est pas pire qu’hier..

Ils sont côte à côte sur le petit lit à ressorts. Elle commence par se déshabiller, un peu… puis elle se caresse, un peu… se tortille, un peu… gémit, un peu… et jouit, pas du tout… Le monsieur sourit discrètement. Après lui avoir laissé un petit pourboire, le bonhomme la salue respectueusement et s'en va.

 

Lili (comédienne) — 11h18... (elle souffle)

 

Les journées sont longues ici. Elle ne sort jamais Lili. La dernière fois qu’elle a pu mettre le nez dehors, c’est le jour où elle a fait une hémorragie. Noy était tellement paniqué qu’il l’avait tout de suite mise dans sa voiture direction l’hôpital s’assurant d’abord des bonnes intentions de sa protégée.

— Si tu parles à quelqu’un, tu ne revois plus la p’tite.

Message reçu. Lili s’était donc contentée de profiter de ces quelques jours de repos. Quelques jours de plateaux repas quatre étoiles, de toilettes javellisés, de mots délicieux et sucrés. Noy avait parlé d’une fausse couche et les infirmières l’avaient cru. Fin de l’histoire.

 

Puis,bande sonore : la rumeur de la rue.

Puis : la rumeur de l’hôtel>

 

Cloîtrée entre ses quatre murs, la pute tourne en rond. Elle essaie de dormir. Mais dehors, les voitures toussent trop fort, les passants se parlent en criant, les chiens aboient à tue-tête, les gamins braillent… Dedans, la vaisselle qui s'entrechoque remonte du restaurant, les pas claquent sur les marches, les voix dialoguent en écho… Du bruit, toujours du bruit, nuit et jour… Lili tente de trouver le sommeil, histoire de s'évader un instant. Et si elle s'endormait. S’endormir pour… toujours. Quel soulagement… Lili y pense tout le temps. Mais… Elle n'est pas toute seule. D'un autre côté, elle ne la voit presque plus. Toujours en vadrouille avec l'autre madame. La dame de Mister Ling.

— C'est mieux comme ça… pense la prostituée.

En fait, ce qui la retient Lili, c'est cet homme. Quand elle pense à lui, elle n’a pas envie de se foutre en l'air. Son prince charmant va venir la chercher. Avec ou sans cheval blanc. Avec ou sans château… Elle s’en fout Lili. Tout ce qu’elle veut c’est un gentil. Un homme qui dit merci. Qui dit pas que des mots pourris. Qui se croit pas tout permis. Un homme avec qui sourire. Oui, c’est ça… Un prince charmant. Il va l’enlever. Elle le sait, elle le sent. Il va revenir. Pour elle. Bientôt, très bientôt.

 

La case chambre s’éclaire.

La comédienne accompagne la lecture et mime.>

 

Toujours autant de bruit dehors. Tant pis, elle n'y fait plus attention. Lili a appris à oublier. Elle s'assoupit… une heure… deux heures… À sa grande surprise, elle ne se réveille que trois heures plus tard. Les frustrés ne se bousculent pas aujourd'hui. Tant mieux… La demoiselle savoure son petit réveil tranquille. Encore empreint de ses rêves doux et amoureux. Lili s'étire paisiblement. Malaisément. Difficilement. Douloureusement… Une envie soudaine la secoue brutalement.

 

Lili (comédienne) :— Non…

 

Juste lecture.>

Il ne faut pas qu'elle cède. Pas maintenant, elle y est presque. Sous son lit, dans une boîte à chaussures, des petites doses de poudre dorment tranquillement. Il y a plus d'un mois qu'elle n'y a pas touché. Ils l'ont tenue comme ça pendant longtemps. Shootée quotidiennement, elle n'était plus capable de réfléchir. Ça les arrangeait bien. La liberté, la justice, la mort, la joie… tout cela ne voulait plus rien dire. Au début, c'était Noy qui la piquait. Une fois qu'elle avait été accro, ils ne s'étaient plus embêtés et lui filaient sa dose le matin, c'est elle qui se débrouillait. Qui s'embrouillait… Ça avait duré longtemps, très longtemps. Puis un jour, plus rien. Il n'y avait plus un gramme. Rupture de stock… Pendant quatre jours. Le quatrième jour, entre convulsion et vomissement, Lili avait repris connaissance et retrouvé sa conscience. Sa tête endormie depuis tant de mois s’était remise en service. Le brouillard s’était dissipé et avait dévoilé à la prostituée l'ampleur de sa dépendance. Et de sa déchéance… Le cinquième jour, la came réapparut. La pute était toujours accro, mais cette fois Lili ne craquerait pas. Cette poudre maléfique n'irait pas saccager ses veines. Fini le grignotage de cerveau. Cela avait été difficile. Camoufler les crises de manque, jouer la droguée, ne pas se trahir, ne pas se faire pincer…et ne plus se piquer. Jour après jour, Lili se retrouvait. Quarante jours et quarante nuits pour se sevrer. Pour oublier la came. Oublier… Encore et toujours…

Aujourd'hui, Lili a toute sa tête. Les doses dans la petite boîte, elle va les revendre une fois dehors. Dehors… Lili veut sortir. Lili va sortir. Elle a des projets. Des tas.

 

 

Aller au cinéma, cueillir un fruit, marcher pieds nus dans les flaques, s'acheter de jolies barrettes, manger le curry de mamie, courir sur la petite route qui monte à la ferme de son enfance, tresser les cheveux de maman, offrir une robe à la petite… Et puis… Et puis, elle a des comptes à régler Lili. Maintenant qu’elle est toute déchirée. Que chaque centimètre de son corps est couvert de cicatrices, elle n’a plus rien à perdre. Plus rien.

 

 

Et elle n’a plus peur surtout. Lee est devenue Lili. Et Lili va venger Lee. Elle va retourner à Paoh et elle va le démonter le vieux. Son vieux. Elle va le faire payer. L’humilier. Et le chasser. Loin de sa mère. Loin des ses frères et sœurs… En espérant… qu’il ne soit pas déjà trop tard… Lili va s'en aller. Elle attend juste le bon moment, c'est tout. Elle attend juste le prince charmant. C'est avec lui qu'elle partira, sa petite caisse sous le bras…

 

 

Lili (comédienne) :—  Non ! s'ordonne Lili.

De sa main droite, elle retient la gauche toute tremblante. Le visage trempé, elle tente de retrouver sa quiétude.

Lili (comédienne) :—  Pourquoi ça recommence ?

Sans plus discuter, elle se lève. Direction, la salle de bains. Elle passe le jet d'eau glacé sur son corps affamé. Ça fait mal mais ça calme. Avec la serviette humide, elle se frictionne. Les suffocations s'espacent. Le claquement des dents s'arrête.

Lili (comédienne) :—  C'est bon…C'est passé…

Vidée, la jeune femme se pose sur le vieux fauteuil rapiécé. Recroquevillée en boule, elle cherche un peu de réconfort. Elle pourrait prendre sa valise, l’ouvrir et contempler les merveilles de son passé. Mais ce n’est pas la peine. Elle l’a tellement ouverte cette malle qu’elle en connaît le contenu par cœur. Une seule photo.

Instant de douceur. La lumière est douce.

La comédienne se détend. Se laisse bercer.>

 

Celle de sa maman. Une image jaunie et légèrement cramoisie. Mais ça lui suffit. Grâce à elle, ils sont tous là. Ses yeux, très légèrement plissés et souriants, lui rappellent ses frères et sœurs. Le même regard. Identique. Magique. Ils sont tous là. Ce front, large et dégagé, avec son grain de beauté, c’est son grand-père tout craché. Et cette bouche, finement ourlée, avec sa fossette sur le côté… Le sourire de grand-mère… Ils étaient tous là… Auprès d’elle… Avec elle… Lili veut que quelqu'un la prenne dans ses bras, la berce, l'apaise… Elle tend la main, attrape le coussin posé à terre et le serre contre elle. Ses mains sèches et rachitiques caressent le tissu rugueux. Elle le rassure :

Lili (comédienne) : -T’inquiète pas ma puce, maman est là… Maman est là… 

 Et se rassure… Doucement, elle se balance et se met à fredonner une douce mélodie.

 

 

 Ses yeux se ferment. Ils sont tous là…Mais Mr Ling arrive. Mr Ling fracasse tout.

 

Flash…. Effet stroboscope sur toute la série de Lili. >

Mr Ling (lectrice) : — Lili.

Un client pressé s'amène. En dix minutes c'est réglé.

Mr Ling (lectrice) : —Lili < Flash>

Et c'est reparti.

Mr Ling (lectrice) : — Lili. < Flash>

Ça s'enchaîne.

Mr Ling (lectrice) : — Lili. < Flash>

Comme si elle était la seule prostituée du quartier.

Mr Ling (lectrice) : — Lili. < Flash>

Le temps d'une douche et ça continue.

Mr Ling (lectrice) : — Lili. < Flash>

La toilette attendra.

Mr Ling (lectrice) : — Lili. < Flash>

Quel dégueulasse celui-là.

 

Reprise mime>

Enfin, une pause. La jeune femme souillée se relève enfin, les jambes chancelantes, va sous la douche et frotte. Une fois sa peau bien astiquée et bien irritée, elle sort. Enveloppée dans sa serviette trempée, la pute lessivée décide de s’offrir un moment de pureté. Elle s'installe sur la table, tire le tiroir et prend une pile de magazines. Sur les couvertures, des fleurs ornent les belles boucles des jeunes filles souriantes, des animaux câlins jouent avec les enfants, des dessins multicolores ponctuent les douces phrases.

 

Lumière rose et violette.

Effet paillette avec une boule à facette.>

 

Lili sourit. Au fil des pages, les couleurs se multiplient, de jolis jouets se mettent en scène, de belles robes défilent… De temps en temps, une publicité lui rappelle la délicieuse saveur d'un biscuit à la noix de coco, d'un bonbon au sésame, d'un gâteau sucré…

Lili salive. Ça fait tellement longtemps qu’elle n’a pas mangé. Vraiment mangé. Au début, ses sauveurs la chouchoutaient. Pousses de bambou sautées, crevettes à la citronnelle, travers de porc à la sauce soja, Pad Thaï aux petits légumes, flan à la mangue … c’était le grand luxe. Puis elle avait eu la promotion chambre 442.

 

Ses bienfaiteurs étaient devenus des bourreaux et les bons petits plats s’étaient transformés en bouillie immonde. Le plus souvent à base de pâtes trop cuites, la tambouille était immangeable. Et, d’assiettes trop salées en bols périmés, la demoiselle abîmée perdit l’appétit et ses kilos déjà peu nombreux. Lili, qui avait toujours eu de jolies pommettes bien rondes, se retrouva défigurée par deux joues saillantes et creusées. Il y avait pourtant des cuisines au sous-sol de l’immeuble… Il y avait pourtant de gourmandes effluves qui se perdaient le long des couloirs… Alors pourquoi n’y avait-elle pas droit ? D’où pouvait bien venir la bouffe qu’on lui servait ? Lili avait fini par arrêter de se poser ce genre de questions. Après quelques semaines de ce régime, ses papilles avaient fini par perdre toute sensibilité. Empoisonnées par ces ingrédients vénéneux, elles ne percevaient plus le goût des aliments. Lili non plus. Elle avait donc pu continuer à manger sans trop de nausée et conserver ainsi son poids plume.

Ses mains agrippées au magazine, Lili salive toujours… Les feuilles sont fines et fragiles. Les journaux de Miss Sheng ont plus de dix ans maintenant… Trimbalés de droite à gauche, ouverts matin et soir, assaisonnés de sauce soja parfois, de caramel d'autres fois, déchirés par-ci, par-là… Il faut faire attention maintenant. Lili est très délicate. Ses gestes sont retenus, fins, tendres… Sans s'en rendre compte, Lili porte son pouce à la bouche comme quand elle était petite. La tête légèrement penchée, elle regarde les belles images qu'elle connaît par cœur. Ses yeux fatigués pétillent. Les cafards n'existent plus, les lapins blancs mènent la danse.

Lili (comédienne) :— Que c'est joli…

Elle semble découvrir ces papiers jaunis. On dirait qu'elle vient de les acheter. Ce regard… Celui qui veut tout dire… Celui que porte l'enfant quand sa maman descend la boîte à gourmandises nichée en haut de l'armoire… Celui qu'adopte le chien quand on lui parle de promenade… Celui que laisse échapper une femme lorsqu'elle ''lèche'' une robe en vitrine… Ce regard… L'émerveillement. La magie de la première fois. Toc. Une goutte. Toc. Une autre. Toc. Une averse.

 

 

La pluie vient taper contre les persiennes. Une pluie soutenue et chaude. Moite. En quelques minutes, une humidité chargée de la puanteur urbaine envahit l’espace. Une sale odeur s'insinue dans la chambre. Un mélange d'urine et de sueur.  

Lili n'y fait pas attention. Elle est ailleurs. En compagnie des gentils bonshommes pailletés. À la page des histoires drôles, elle s'amuse.

Pour la première fois le spectateur découvre Lili totalement épanouie>

 

La jeune femme se détend, ses petits sourires deviennent des rires. Les rires deviennent de grands rires. Éclatants. Chantants. Lili oublie. Lili s'oublie. Elle s'esclaffe, elle pouffe, elle glousse, elle rigole… Des larmes joyeuses lui titillent les joues. Les magazines s'effacent, quelques images prennent place… Des souvenirs ? Ça y ressemble. La petite fille en jupe courte qui coupait les cheveux d'un garçon insouciant… Un chat apeuré couvert de crème fouettée… Une cuisine parfumée… Ça y est… Ça lui revient… Des fleurs séchées dans le coin de l'entrée… Une théière qui ne se vidait jamais… Les films… Les films de maître No. Lili se souvient.

Juste lectrice>

À Paoh, prés du terrain vague servant de stade aux quelques sportifs de la commune, se trouvait l’école de maître No. Maître No était censé être l’instituteur du village mais ses fonctions étaient bien plus vastes. Seul homme lettré du coin, il passait le plus clair de son temps à aider ses concitoyens dans leurs démarches administratives. Commandes en épicerie, traductions d’ordonnances, démarches immobilières, requêtes diverses aux grandes instances de la capitale… Maître No pouvait tout pour tout le monde. Sans femme ni enfants, il se consacrait corps et âmes à la vie de sa petit bourgade. Sa petite cigarette au coin du bec, ses sourcils noirs et broussailleux, ses costumes étriqués, sa canne trop courte… Maître No déambulait de ruelle en ruelle et répondait à toutes les requêtes. Lorsqu’il lui restait un peu de temps, il tentait de sensibiliser les familles en leur vantant les mérites de l’éducation. Un minimum d’instruction, ne serait-ce que quelques heures par semaine, leur serait d’une grande richesse, répétait-il dès qu’il en avait l’occasion. Il parlait bien maître No. Il employait toujours de belles phrases avec des mots nouveaux. Même s’il devait souvent les traduire ensuite,  il ne pouvait s’en empêcher. C’était plus fort que lui.

 

Les syllabes coulaient magnifiquement. Le verbe se conjuguait périlleusement. L’orateur savourait sa mélodie linguistique. Une parfaite harmonie. Pas un cafouillage. Une irréprochable syntaxe. Mais parfois… Une fois par semaine environ… Maître No devenait Mr No. Plus de grammaire, plus de repère. Les phonèmes devenaient de simples bégaiements et la sémantique faisait place au néant. C’était l’heure de Miss Sheng. La parade de Miss Sheng. Ces soixante minutes là, Mr No ne les ratait sous aucun prétexte. Rien ni personne ne pouvait l’en détourner. D’ailleurs, il faisait tout pour passer inaperçu. Il quittait discrètement la grande rue et se calait derrière la vieille carcasse automobile que réparait le Gros Tao. Là, il s’asseyait sur un des fauteuils démontés qui l’encerclaient et faisait mine de lire un ouvrage de science. En général, lorsqu’il était le nez dans un bouquin, les habitants cessaient de l’importuner. Ils savaient que c’était un moment sacré. Mr No profitait donc de cette diversion bien huilée pour contempler la belle Miss Sheng. Chacune de ses sorties l’enivrait. Chacune de ses nouvelles robes le mettait en transe. Maître No disparaissait. Mr No admirait. Discret. Personne ne s’en doutait. Personne ne savait. Personne excepté Lee…

C’était un soir de brouillard, un soir où les pères rentrent tard et où ils sortent leur dard. Maman était chez grand-mère avec les petits. Alors Papa s’était contenté de Lee. Après avoir vomi tripes et boyaux, Lee s’était enfuie dans la nuit. Les sandales tapant les cailloux, le souffle entrecoupé de quintes de toux, les mains enserrant son corps endolori, elle errait dans la pénombre de Paoh. Près du stade aux cages rouillées, la demoiselle violée s’était approchée du logement de maître No. Du gentil maître No. Elle avait frappé timidement à sa porte.

Mime>

 

De l’autre côté, elle avait entendu l’homme s’agiter. Du papier froissé, une corbeille renversée, un tiroir claqué… Lee ne bougeait pas. Maître No avait fini par ouvrir.

 

Maître No (lectrice) :— Lee ! Mais… Tu as vu l’heure… Qu’est-ce… tes parents, ils vont…

Lee (comédienne) :— J’ai fait un cauchemar… Y a personne chez moi… Sont chez grand-père. Il est souffrant…

Maître No (lectrice) :—  Entre… Entre vite !

Il l’avait assise sur le seul fauteuil de la maison puis s’était rendu dans la remise lui préparer un thé vert. Lee, immobile, observait cette pièce quasiment vide. À sa droite, la poubelle dégueulante. Sur le sol, quelques boules de papiers. Curieuse, la jeune fille s’était penchée, en avait ramassé une puis l’avait soigneusement dépliée. Des centaines de signes incompréhensibles ponctués de cœurs étaient soigneusement dessinés sur le joli papier. Maître No était entré à ce moment là. Paniqué - il avait failli lâcher la théière - il s’était jeté sur Lee pour lui arracher la lettre chiffonnée.

La comédienne : air ahuri>

 

Oubliant que la demoiselle ne savait pas lire, l’instituteur s’était confondu en excuses.

Maître No (lectrice) : — Tu sais… Non, tu ne sais pas… Ce n’est pas ce que tu crois… Miss… Miss…

Il n’arrivait pas à dire son nom tellement il en était amoureux.

Maître No (lectrice) :— Miss… Miss Sheng… C’est vrai… Je… je lui écris… mais… comment dire… C’est pas… Je crois que je l’aime bien. Alors je le lui dis dans mes lettres. Voilà. C’est dit. Mais surtout… Surtout ne le répète pas s’il te plaît…

Lee l’observait immobile. Ses piétinements, ses gesticulations et ses phrases décousues l’amusaient bien.

Maître No (lectrice) : — Tu comprends… Personne ne le sait… Même pas elle…(baissant le ton.) Même pas elle…

Maître No avait ouvert le tiroir. À l’intérieur, minutieusement rangée, une centaine de lettres destinées à Miss Sheng. Lee ne disait toujours rien. Le professeur, encore tout retourné, continuait ses lamentations.

Maître No (lectrice) : — Je te propose un marché. Tu gardes ce secret pour toi et en échange… En échange… En échange, tu pourras venir voir des films chez moi quand tu voudras.

Lee réagissait enfin. Ses yeux s’étaient mis à briller. Les plaies qui lui brûlaient l’entrejambe s’étaient apaisées. Des films.. Elle en avait tellement entendu parlé. Son amie Madee en avait déjà vu plein. Madee avait la chance d’avoir des grands-parents à la grande ville. Lorsqu’elle était chez eux, elle et son cousin faisaient le ménage chez une dame très riche qui avait un poste de télévision. Pour les payer, la citadine leur donnait quinze baths et leur permettait de regarder une heure d’images colorées. De retour à Paoh, elle racontait à Lee les choses qu’elle avait vues. Dans les moindres détails…

Lee (comédienne) :— Des films….

Maître No (lectrice) (soulagé de voir que Lee lui répondait enfin.) : — Oui, des films du monde entier.

Et c’est ainsi que Lee avait découvert le cinéma hollywoodien. Un coup de blues et elle courait se réfugier chez l’instituteur. Les images noir et blanc lui caressaient les yeux et séchaient ses larmes de fillette souillée.

 

La comédienne n’est plus là elle est allé discrètement dans la case présent.>

 

Il y avait des palmiers magnifiquement courbés, des Cadillacs chromées, des femmes aux seins bombés, des hommes rasés de près, des chiens enrubannés, des restaurants de conte de fée, des villes remplies de…

La voix de la lectrice est très dure.

La comédienne mime.>

Noy (lectrice) : — Qu'est-ce tu fous ? !

Lili sursaute. Son corps se paralyse. Sa bouche se met à trembler. Son regard se fige. Les paillettes disparaissent. Les rires s'envolent.

Noy (lectrice) : — T'as rien d'autre à faire. T'aurais pu te peigner ! T'as vu ta tête, tu ressembles à rien !

Pour ça, il a raison. Mais après tous les hommes qui  l’ont labourée cet après-midi, c'est un peu normal. Lili, immobile, fixe le mur sans rien dire.

Noy (lectrice) : — Y a un client qui attend alors tu vas te bouger ! Et rapidement… Mais qu'est-ce que tu trafiquais là ?

Elle reste assise, incapable de faire le moindre mouvement. D'un pas lourd, il se ramène. Lili a peur.

Noy (lectrice) : — C'est quoi ces conneries ! C'est ça qui te fait hurler de rire. P't'être que si je t’les brûle ça te calmera un peu.

Sans attendre, le patron ramasse sauvagement le tas de papiers.

Noy (lectrice) : — C'est de la merde ton truc, y a tout qui se déchire…

Une fois les magazines bien froissés, Noy lance à sa pute :

Noy (lectrice) : — J'fais monter le client.

Lili a mal. Lili s'énerve. Lili enrage.

 

Mime avec la lectrice dans le rôle de Noy.

La comédienne est enragée.>

 

Lili (comédienne) : — Non !. T'as pas le droit. Rends-les moi !

La jeune femme cède… à sa haine. De son bras droit, elle balance la chaise par terre. Le mac, surpris, se retourne. Lili, sans réfléchir, se jette sur lui. Elle l’attrape par les cheveux et tire de toutes ses forces.

Lili (comédienne) : — Alors patron ! T’aimes ça qu’on te caresse !

Noy (lectrice) : — Lili… ( il gémit )

Lili (comédienne) : — Parce que c’est comme ça qu’ils font avec moi tu sais… Des brutes…

Ça glisse, ses mains lâchent prise. Sans qu’elle ait le temps de réagir, l’autre lui gifle la figure.

Noy (lectrice) : — Salope !

Recroquevillée par terre, elle suffoque. La rage qui la tenait tout à l’heure n’y est plus. Elle est épuisée.

Noy (lectrice) : — Tu vas voir… menace Noy. Tiens !

Lili hurle. Le pied du boss vient de lui bousiller les côtes. Elle cherche sa respiration. Tout est bloqué.

 

Lili (comédienne) : — A…

Noy (lectrice) : — Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu fais moins la maligne maintenant ! T’as intérêt de te calmer. Sinon les copains de Ling vont s’occuper de toi. Ils savent bien « caresser » eux aussi. Tu verras…

Une claque… Puis la porte claque. Doucement les inspirations et expirations retrouvent leur place. Un sale goût parfume la salive de Lili. Du sang. Sa bouche saigne. Ses lèvres piquent. Son corps meurtri souffre. La jeune femme n’en peut plus. N’en veut plus de ce mal qui s’est emparé d’elle. Pourquoi lui a-t-on infligé ce sortilège ? Lili tu seras une victime jusqu’à la fin de ta vie. Les baisers te brûleront, les caresses te grifferont, les sourires te fuiront, l’amour…

 

Lili (comédienne) : — Pourquoi ? (elle pleure)

À quatre pattes, la tête contre le sol poussiéreux, elle tente de se relever. Ça tourne. Des vertiges… La table… Les magazines déchirés… Les cris…Lili s’écroule face contre terre.

Les minutes passent. Lili, inconsciente, ne bouge toujours pas. Les heures passent. Elle est toujours à la même place.

Noy (lectrice) : —  Lili !

Cette fois, c’est Ling qui se ramène.

Noy (lectrice) : —  Lili, debout. Lève-toi maintenant !

Noy (lectrice) : —  J’ai deux clients qui attendent en bas. Ils repartent dans une heure pour Krabi, ils n’ont pas que ça à faire… Debout !

— Et moi j’ai que ça à faire, songe Lili.

Douloureusement, elle s’appuie sur ses poignets fragiles. Elle se met à genoux et s’immobilise quelques instants, histoire de retrouver ses esprits.

Lili (comédienne) — Deux clients… Ça veut dire quoi… En même temps ?

Noy (lectrice) : — En même temps.

Lili (comédienne) : — Donne-moi dix minutes… que je me refasse une beauté.

Noy (lectrice) : —  Cinq, pas une de plus.

La porte se referme. Sans réfléchir. Ne pouvant supporter une griffure de plus, Lili rampe jusqu’à son lit, glisse son bras dessous et attrape la boîte magique. Histoire de perdre l’esprit… De ne rien voir…De tout oublier…

Une dose de poudre. Une cuillère. Une seringue usagée. Un briquet…

Lili (comédienne) — Où il est ?

Elle le retrouve au fond du carton à côté de l’élastique. Sans réfléchir, elle fait sa petite cuisine. La préparation achevée, elle remet le matériel à sa place, s’allonge sur le matelas, fait un garrot, plante l’aiguille dans sa veine pure et balance le cocktail.

Ling ouvre la porte et la referme aussitôt.

— Euh… Deux petites secondes… dit-il à ses chers clients. Un détail à régler.

Précautionneusement, il entre sans que les autres ne puissent jeter un œil à l’intérieur. Sans se poser de question, il ramasse la piqûre, défait l’élastique, envoie tout ça sous le lit et secoue la camée. Une fois ses yeux à peu près ouverts, il invite les bonshommes à rentrer.

— Vous inquiétez pas… prévient-il. Elle est un peu fatiguée mais vous vous amuserez bien quand même.

— C’est bon, dit le plus vieux d’un air complice, on a l’habitude. C’est pas plus mal comme ça. Au moins, elles disent jamais non !

Les trois gros pervers éclatent de rire. La tête de Lili résonne. Mais il y a trop de brouillard pour qu’elle comprenne ce qu’il se passe. C’est mieux ainsi. Pour elle, ça va. Il fait bon là où elle est. Il y a peut-être même du soleil…

 

 

La comédienne reste allongée dans son lit : légère gesticulation de  douleur >.

Lili (la comédienne) : — Aïe…

L’endormie se tourne dans tous les sens. Son ventre la torture. Le réveil est toujours difficile. Très difficile. Elle n’arrive pas à se lever. Elle a froid, envie de vomir, envie de pleurer… mais elle ne peut pas se lever. Elle doit attendre que son corps shooté reprenne le dessus. Des fois ça revient. Mais parfois elle agonise un long moment avant que tout rentre dans l’ordre. Un certain ordre...

Lili s’est lavée, frottée, changée… Elle n’a aucune idée de ce qui s’est passé ni de l’heure qu’il est. Le réveil s’est arrêté. Plus de tic tac. Les persiennes ne renvoient aucune lumière. Un rideau sans forme les habille. Ils semblent collés. Le voile et les lamelles de bois. Lili n'est jamais arrivée à les détacher. Rien à faire. Unis par une croûte mystérieuse, les deux inséparables font les jours de Lili bien sombres... Parfois, elle ferme les yeux et s'imagine que les couleurs sous ses paupières se dessinent sous les rayons de l’astre solaire. Mais lorsqu'elle ouvre les yeux, c'est le néon qui vient l'éblouir. Une lumière agressive, froide, blanche qui ponctue les pièces et les couloirs de l'hôtel. Une note sordide de plus dans le décor de cet établissement minable. Pour l'heure, elle attendra la montre du prochain client.

— N'importe quoi... songe-t-elle.

N'importe quoi cette habitude qu'elle a de toujours vouloir savoir l'heure qu'il est. Elle qui ne sort pas, qui mange, qui dort, qui se lave n'importe quand. Pour qui midi ne veut plus rien dire. Ici, une seule certitude sur le temps : il est long et infini. L'espace seul peut encore être mesuré.

 

Un carré. Un pas entre le lit et la table. Un demi-pas entre la table et la porte de sortie. Un demi-pas entre cette porte et la salle de bains. Et deux pas entre cette dernière et le lit. Au milieu, un fauteuil. Et Lili ? Lili, elle fait comme elle peut. Elle a déjà de la chance d'être petite. Ça aide dans ces cas-là.

La jeune femme est un peu déboussolée. Elle n'a plus l'habitude de s'envoyer en l'air. Qu'est-ce qu'elle va faire maintenant ? Tourner en rond et attendre ses hommes...

 

 

Tourner... La table sans magazine... Tourner... À genoux aux toilettes... Tourner... Sur le lit à ressorts... Tourner... Lili tourne dans la ronde épuisante de l'ennui et de l'attente... Et se souvient d’une danse avec maitre No. Un rock and roll.

Case passé s’allume. Comédienne en Lili enfant. Musique: Eddie Cochran – Long Tall Sally – Joué et chanté par la lectrice. Puis la lectrice a envie de danser elle aussi. Elle arrête de jouer, met en route un tourne-disque et va danser avec la comédienne. Rock à deux. La musique continue mais la lumière décline jusqu’au noir.

 

Noir + Rock and Roll quelques secondes

 

Puis bande sonore : des pas dans l’escalier.

Case présent s’allume.> 

 

Des pas dans l'escalier. Les chaussures claquent énergiquement les marches. Il est jeune... Lili, assise sur le matelas attend.

<La comédienne est assise. Mime>

 

Les semelles couinent... les souliers sont neufs... Il a des moyens. Noy baragouine en anglais... C'est un étranger. Lili, la tête penchée, ronge ses ongles. Les voix se font de plus en plus proches. Ils se rapprochent.

— Yes... You love Thaïlande ?

— Sure. I have...

Ils sont là. Devant elle. Cet homme… Elle ne les entend plus. Ce regard... Elle le reconnaît... C'est lui. C'est son prince...

La lectrice s’emballe elle aussi. Aussi ravie que sa protégée.

Toujours mime de la comédienne.>

Lili sent son cœur taper contre sa poitrine. Ses lèvres tremblantes ne peuvent se retenir de sourire. Ça y est... C'est la fin... Il vient la sauver. Depuis le temps qu'elle attendait. Lili se redresse, frotte sur sa chemise histoire de la défroisser, se peigne les cheveux d'un coup de main, pince ses joues pour se donner un peu de couleur...

 

 

Lili (comédienne) : — Je suis si contente... Si j'avais su... J'aurais mis une belle robe... Je me serais coiffée au moins... Enfin aucune importance... Vous êtes là. Là... pour moi. Ma valise... Où est ma valise... Je l'avais pourtant... Ah, elle est là…

La princesse se lève d’un bond et commence à rassembler ses quelques affaires.

Noy (lectrice) :— Lili ! Lili ! hurle Noy.

Lili ne l’entend pas. Ne le voit pas. Elle n’a d’yeux que pour son amoureux.

Lili (comédienne) :— Encore deux p’tites minutes et je suis prête, (elle chante).

Noy (lectrice) :—  Mais qu'est-ce que tu racontes ? Excusez-la... Elle doit être un peu fatiguée. Lili !

Lili (comédienne) :— Doucement. Alors… Ma valise, mon maquillage, mes…

Noy (lectrice) :—  C'est bon ? T'as remis les pieds sur terre...

Lili (comédienne) :— Oui.. Tout va bien... Tout va même très bien...

Noy (lectrice) :—  OK. Lili voici Mister Dupuis... Un grand homme d'affaire français...

Lili (comédienne) :— Enchantée Mister Dupuis… Enchantée… Si vous saviez…Ça fait tellement longtemps que je vous…

Noy (lectrice) :—  Lili, ça suffit maintenant. Mister Dupuis est un client pressé. Alors… Je compte…

Lili (comédienne) :— Un…client...

Noy (lectrice) :—  Je compte sur toi pour faire ce qu'il a envie. Il a quelques…

Lili (comédienne) :— Un client...

Noy (lectrice) :—  Il a quelques accessoires dans son sac…

.

Lili (comédienne) :— Un client…

Noy (lectrice) :—  Oui un client ! On va pas en faire toute une histoire ! Je vous laisse. Que le Mister ne vienne pas se plaindre sinon...

 

La porte se referme. Lili et son prince sont face à face. Elle cherche son regard... celui qui brillait dans le couloir. Ses yeux sont noirs, froids... Ce n'est pas lui... Pourtant... Lili ne comprend plus rien. Ça ne devait pas se passer comme ça. Il devait la prendre par la main et l'emmener loin... Qu'est-ce qu'il attend planté là.

Client (lectrice) — Alors...

Lili (comédienne) :—  Alors… quoi ? (elle bredouille)

Client (lectrice) : — Tu te déshabilles...

Lili sent ses jambes flancher. Elle s'écroule.

Client (lectrice) : — Hey... Ça va ?

Lili (comédienne) :— Ça ira.... Ça ira... Je m'en vais maintenant...

Client (lectrice) : — Vous partez ? Et attendez ! J'ai déjà payé moi !

Lili a la haine.

Lili (comédienne) :— Vas te faire sucer ailleurs...

Client (lectrice) : — Non mais... comment elle me parle celle-là !

Lili ne l'écoute plus. Elle se baisse, ramasse la boîte salvatrice et disparaît dans la salle de bains.

Client (lectrice) : — Qu'est-ce que tu fous ?

Lili (comédienne) :— Je m'en vais ! (elle hurle). Je m'en vais avec mon prince !

Client (lectrice) :  — Non mais qu'est-ce qu'elle raconte... Il va m'entendre ce Monsieur Ling ! s'énerve le client.

La lectrice ne lit plus mais récite. Elle se rapproche petit à petit de la lectrice. Jusqu’à être tout près. Collée. Elle l’accompagne.>

Lili s’enferme à clé. Lili,  Assise contre le mur, elle déballe le petit nécessaire. Une seringue, une dose, une cuillère, un briquet et un élastique. Elle attrape ce dernier et le noue autour de son bras tremblant. De peur ? Oui, Lili a peur... Car ce n'est pas un petit voyage qu'elle va s'offrir, mais un grand, un très grand... C'est le grand départ ce coup-ci. Aucune alternative possible. Se voiler la face, espérer que demain sera un jour meilleur, s'oublier... tout ça c'est terminé. Maintenant elle prend sa vie en main Lili. Et ce n'est pas une dose qu'elle va s'injecter, mais deux, trois... Elle ne les a même pas comptées... C'est pour ça qu'elle est un peu angoissée Lili. Depuis le temps qu'elle attendait... S'enfuir... Pour toujours... Tout est prêt. L'aiguille caresse l'intérieur de son coude. L'aiguille pique. La jeune femme ne frissonne plus. Elle sourit. À la belle vie qui l'attend, à la mère qu'elle va enfin pouvoir devenir, à l'homme qu'elle va aimer,... Le pouce se met en action. Le liquide magique s'échappe, glisse, court... Les bras se relâchent, la tête tombe, les yeux se ferment... Tout se brouille... Quelques sons parviennent à percer l'épais brouillard.

— Ouvre !

— Lili !

— Lili... La petite est là !

— Casse la porte !

— Lili !

— Non ! Non ! Lili !

— Maman ?

La lectrice dit ces dernières phrases dans le noir total.> 

 

 

Lili est partie et ne reviendra jamais. Partie avec son prince dans la ronde de sa nouvelle vie. De belles images tournent infiniment : le vélo rouge qui grinçait... la mamie qui ronflait... les masques de beauté... la vie qu'elle aimait...

L’ écran s’allume seul dans le noir. >

 

À Lili et à toutes ces femmes que personne ne viendra sauver

 

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