Comme ci, comme ça...
Anne Sophie Nédélec
Synopsis : Laetitia rend visite à sa soeur, Sabine, expatriée à New York avec son mari, Franck, et leur fille Anna. Sabine est sur les nerfs car le lendemain, Anna doit passer un entretien et un test de QI pour intégrer une des écoles les plus cotées de New York. La discussion s'engage jusqu'à un moment où tout pourrait bien basculer, comme ci ou comme ça... De cet instant naissent des fins multiples...
Distribution : 2 femmes - 1 homme
Décor : Un salon moderne à la décoration très dépouillée
Costumes : Contemporain, décontracté pour Laetitia, embourgeoisé pour Sabine
Genre : comédie
Tout public
Note d'intention : "...Comme ci, comme ça..." est une comédie contemporaine. Lumière, décors, costumes et bande son doivent soutenir le propos en modulant l'espace et les émotions jouées par les personnages. La saveur de la pièce réside dans ses fins multiples et le travail des acteurs devra consister à garder la cohérence du caractère des personnages tout en infléchissant leurs réactions aux événements.
EXTRAIT
Scène 1
New York. Un salon moderne.
Franck est assis dans le canapé, les yeux fermés, visiblement épuisé, en train de fredonner une comptine pour enfants. On entend Sabine chanter la même comptine, pas tout à fait à l’unisson, dans la chambre d’Anna.
Sabine entre, continuant à fredonner.
Franck : Elle dort ?
Sabine : Oui, mais chante encore, si on s’arrête trop vite, elle va se réveiller.
Ils continuent à chantonner, tant bien que mal. Sabine range les jouets éducatifs qui traînent ça et là.
Sabine : Tu as le « H » ?
Franck : Pardon ?
Sabine : Tu as le « H » ?
Franck : Le « H » ? Quel « H » ? Ça veut dire quoi le « H » ? Tu consommes ça, toi, maintenant ?
Sabine : Mais non ! La lettre « H ». Tu sais bien, les lettres en bois avec lesquelles Anna apprend à lire.
Franck : Aah ! Le « H », d’accord, le « H », j’ai compris.
Sabine : Alors, tu l’as ?
Franck : Hein ? Ah ben non.
Sabine : Zut. C’est indispensable le « H ».
Franck : En même temps, c’est une lettre qui n’a pas vraiment de son…
Sabine : Seule, en effet, mais associée à des consonnes… Et puis tu la rencontres à tout bout de champ dans la langue anglaise.
Franck : Oui, enfin, avant qu’Anna ait besoin du « H »… Elle apprend les mots basiques j’imagine, sans associations…
Sabine : Détrompe-toi, elle apprend très vite. Et puis, il y a des mots du langage courant des enfants qui nécessitent l’emploi du « H », comme « chat », par exemple.
Franck : Mmmh… Elle est encore bien jeune… (Sabine soupire, agacée) Ne t’inquiète pas, il ne doit pas être bien loin.
Sabine : Tu as préparé l’apéro ?
Franck : J’ai sorti le fond de whisky qui nous reste, mais il n’y a plus rien à manger.
Sabine : Ben je ne sais pas, fais griller des toasts, dessus, on mettra…
Franck : On mettra quoi ? Il n’y a plus rien. On a fini hier la dernière boite de raviolis !
Sabine : Il doit bien rester quelque chose au fond d’un placard ; on ne peut pas la recevoir comme ça !
Franck : A qui le dis-tu ! Je te rappelle que tu devais faire les courses, aujourd’hui. D’ailleurs, tu dois faire les courses depuis le début de la semaine !
Sabine : Je n’ai pas eu le temps. Je te rappelle qu’Anna passe son test demain et que je me suis intégralement consacrée à elle pour qu’elle le réussisse !
Franck : Tu sais ce que j’en pense…
Sabine : Oui, je sais. Merci de ton soutien.
Franck : On en a déjà parlé… Je suis crevé…
Sabine : Je sais, tu es crevé. Ça aussi, on en a déjà parlé. D’ailleurs tu ne parles que de ça ! Quand j’entends ta fille me sortir « je suis crevée ! » en t’imitant, je me dis « Bonjour le modèle parental ! »
Franck : Peut-être qu’elle aussi est crevée ! Avec le rythme que tu lui fais mener !
Sabine : C’est pour son bien. Et puis il ne faut pas exagérer, elle a tout ce qu’il faut pour être heureuse.
Franck : Elle doit juste passer son temps à ingurgiter des connaissances qui ne sont pas de son âge !
Sabine : Tu veux qu’elle galère toute sa vie pour rattraper son retard scolaire !
Franck : Mais elle n’a pas de retard scolaire !
Sabine : Pas encore. Mais si on ne fait rien…
Franck : Mais elle n’a que deux ans !
Sabine : Qu’est-ce qu’elle fabrique, à la fin !
Franck : Ben… elle dort. C’est ce que tu voulais, non ?
Sabine : Non, je parlais de ma sœur. Elle abuse !
Franck : Elle est tributaire des horaires des avions. Paris-New York, ça fait une sacrée trotte. Et elle n’a qu’un quart d’heure de retard, laisse-lui le temps d’arriver.
Sabine : Je l’adore, mais… je voudrais qu’elle soit déjà partie. J’ai tellement peur qu’elle réveille Anna. Ce n’est vraiment pas le jour !
Franck : Déstresse… Tout ira bien pour Anna. C’est un petit génie puisque c’est notre fille ! (Il essaie de la prendre dans ses bras, mais elle se dégage aussitôt, trop nerveuse. Franck soupire) … On fait quoi ? On commande une pizza ?
Sabine : Il n’y a vraiment plus rien ? Ce n’est pas possible ! (Elle va en cuisine)
Franck : Allez, une pizza, ça nous changera des pommes de terres !
Sabine, revenant : Il n’y a vraiment plus rien…
Franck, suppliant : Une pizza…
Sabine : Trop cher ! Ah je m’en veux de ne pas avoir fait les courses… Mais je n’ai pas eu une minute à moi.
Franck : Trop cher, trop cher… On mérite bien un petit extra, depuis des semaines qu’on alterne raviolis-patates, patates-raviolis, voire, en extra, des pâtes au fromage !
Sabine : Ce n’est pas possible, il doit bien rester un paquet de pâtes ou de riz… Je vais mieux chercher… (Elle retourne en cuisine) Ah tiens ! Regarde ce que j’ai retrouvé coincé derrière le tourniquet ! (Elle revient, triomphante, avec un sachet de cacahuètes, qu’elle tend à Franck)
Franck : Super ! Avec ça, on sera calés !
Sabine : Arrête…
Franck : En plus, elles sont périmées.
Sabine : Ça se périme pas, ces trucs là. (Elle ouvre le sachet et goûte une cacahuète) Un peu dures mais ça va… (Elle verse les cacahuètes dans un bol) Regarde, dans un joli bol, on n’y verra que du feu !
Franck : J’ai un peu de mal à manger avec les yeux.
Sabine, hausse les épaules et repart en cuisine : Tu y mets vraiment de la mauvaise volonté !
Franck soupire. Puis il commence à grignoter des cacahuètes, les yeux dans le vague. D’abord en faisant la grimace, puis par poignées.
Sabine entre et s’arrête net en voyant le bol quasi vide ; Franck suspend son geste puis, penaud, repose délicatement la poignée de cacahuètes qu’il s’apprêtait à manger.
Sabine : J’y crois pas ! On n’a plus rien à manger et toi tu te goinfres !
Franck : Je suis mort de faim ; j’ai eu à peine eu le temps de grignoter à midi. Commandons une pizza !
Sabine : Ecoute…
Franck : Ou des nuggets, si c’est moins cher, ou chinois… comme tu veux, mais commandons quelque chose !
Sabine : On peut bien faire un effort, pour une fois !
Franck : Pour une fois ! Mais c’est tous les jours !
Sabine : Ecoute, je fais de mon mieux pour qu’on mange agréablement pour pas cher, mais pour une fois, on se serrera la ceinture ! Pense à Anna !
Franck : Mais on a de l’argent, on gagne correctement notre vie… je gagne correctement notre vie…
Sabine : Ah ! Celle-là, je l’attendais ! Evidemment ! Eh bien commande-toi une pizza, moi, je me passerai de manger ce soir !
Franck : Arrête tes conneries ! Qu’est-ce que tu vas offrir à ta sœur ?
Sabine : Elle n’aura qu’à se commander une pizza, elle aussi. Elle gagne bien sa vie, elle !
Franck : Sabine, je ne te reconnais plus…
Sabine, au bord des larmes : Je fais ça pour Anna ; je veux le mieux pour elle !
On sonne à la porte. Franck va ouvrir.
Scène 2
Laetitia, off : Salut ! Comment ça va ?
Franck, off : Comme ci, comme ça…
Laetitia, off : Tu as une petite mine, toi !
Franck revient, suivi de Laetitia.
Laetitia : Salut soeurette ! Ben dis donc, tu en tires, une tête !
Sabine : Mais non… Tu as fait bon voyage ?
Laetitia : Impeccable ! A peine cinq minutes de retard sur le vol, le temps de trouver un taxi, et me voilà ! Où est la puce ?
Sabine : Couchée.
Laetitia : Déjà ?
Sabine : Elle n’a que deux ans.
Laetitia : Oh ! Tu aurais pu faire une exception pour sa tata qui vient de si loin !
Sabine : Demain est un jour spécial pour Anna. Elle doit passer un entretien et un test de QI pour intégrer la maternelle du Lycée Français de New York.
Laetitia : Un entretien et un test de QI ? A son âge ?
Sabine : C’est une école d’élite ; ils ne prennent que les meilleurs. Donne-moi ton manteau.
Laetitia : Une maternelle d’élite !?
Sabine : C’est la meilleure façon d’intégrer ensuite une grande université. Assied-toi.
Laetitia : Merci… Vous visez déjà si loin ?
Sabine : Il faut si elle veut avoir une bonne situation plus tard.
Laetitia : Mmh… Ça ne tient pas qu’aux études.
Sabine : C’est toi qui dis ça ? Toi qui es bardée de diplômes !
Franck : Sabine prépare Anna à cette épreuve depuis des semaines.
Sabine : C’est la chance de sa vie. Je ne veux pas qu’elle échoue. C’est pour ça que j’ai préféré la coucher tôt.
Laetitia : Je comprends… Dommage… Je n’imaginais pas… Je suis impressionnée… C’est l’American Way of Life, je suppose ?
Franck : Si tu savais ! Et il n’y a pas que des tests pour réussir ! L’enfant a plus de chance d’être accepté si ses parents participent activement à la vie de l’école, notamment en faisant des dons.
Laetitia : Ah l’arnaque ! Donc les plus riches ont plus de chance d’être pris, comme d’habitude !
Franck : Du moins ceux qui donnent le plus. Du coup, on se serre la ceinture depuis des mois pour être les plus généreux possibles !
Laetitia : Je me disais aussi, c’est drôlement dépouillé chez vous, comme déco.
Franck : Ah ça ! Dépouillé des murs jusqu’au fond des placards !
Sabine : Ce sont des sacrifices qui en valent la peine. C’est l’avenir d’Anna qui est en jeu.
Laetitia : Vous êtes drôlement courageux. Je n’imaginais pas qu’élever un enfant exigeait autant de dévouement…
Franck : Oui, enfin, on n’est pas non plus obligés de s’y prendre comme ça… Je ne suis pas persuadé que ce soit une bonne chose de rentrer dans ce jeu-là.
Sabine soupire, agacée.
Laetitia : Ah… Il y a litige sur la question à ce que je vois…
Franck hausse les épaules.
Franck : Bon, qu’est-ce que je te sers ? Un whisky ou un whisky ?
Laetitia : Je ne suis pas très whisky. Tu n’aurais pas autre chose ?
Franck : Malheureusement non.
Laetitia : Ou un jus de fruits.
Franck : Non plus.
Laetitia : Un coca ?
Franck : Non. De l’eau du robinet.
Laetitia : Ah… Eh bien va pour l’eau du robinet.
Sabine : Pour moi aussi. Désolé, on est un peu à sec.
Laetitia : Ce n’est pas grave. De l’eau ce sera très bien. Au moins, on ne finira pas bourrés !
Franck : Ça ne risque pas !
Sabine, s’asseyant : Tiens, le voilà le « H » !
Laetitia : Pardon ?!
Franck : Tu vois qu’il n’était pas loin.
Laetitia, éberluée : Vous… ça aussi, c’est l’American Way of Life ?
Sabine: Quoi? Mais non, c’est une lettre du jeu d’Anna que je ne retrouvais plus.
Laetitia : Ah… Je me disais aussi...
Sabine : Une cacahuète ?
Laetitia : Merci… (Elle grimace) Hum… Bizarre les cacahuètes américaines…
Sabine : C’est leur façon de les griller qui leur donne ce petit goût.
Franck : Oui, ou de les conserver…
Laetitia : Mais j’y pense, regardez ce que je vous ai ramené ! A mes risques et périls ! (Elle se lève et ouvre sa valise d’où elle sort un sac plastique duquel elle extrait un camembert) Du camembert au lait cru bien de chez nous !
Franck : Tu es folle ! Tu aurais pu te faire arrêter et condamner pour empoisonnement. La législation est très stricte ici.
Laetitia : Je sais. Mais je me suis dit que vous méritiez bien cette prise de risque. Ça vous fait plaisir au moins ?
Sabine : Et comment ! Ça me manque tellement le fromage, ici. Je veux dire, le vrai fromage, qui pue bien et qui coule.
Laetitia : Celui-là, il pue bien ! Je me demande comment les chiens de l’aéroport ne m’ont pas repérée ! Ça devait sentir trop fort, ils n’ont pas osé s’approcher !!
Sabine : On va l’entamer tout de suite.
Franck, ironique : Ça nous fera des amuse-gueules pour l’apéro.
Laetitia : Oui, sur des toasts !
Franck : Il n’y a plus de pain.
Laetitia : Ou des craquottes.
Franck : Non, mais tu n’as pas compris Laetitia : il n’y a plus rien à manger chez nous. A part des compotes et des pots de bébé. Pour Anna, il y a toujours ce qu’il faut, mais pour nous… (Ironique, et haussant la voix :) Il faut se serrer la ceinture, même quand on travaille comme des dingues, c’est pour son bien !
Sabine, haussant à son tour la voix : Bon, Franck, tu arrêtes !
Franck : Putain, j’en ai marre ! Excuse-moi, Laetitia, je suis crevé…
On entend Anna pleurer et appeler.
Sabine : Franck !
Franck : C’est de ma faute, évidemment !
Sabine s’apprête à sortir.
Laetitia : Tu veux que j’y aille ?
Sabine : Surtout pas, ça va l’exciter et après, il n’y aura plus moyen de la faire dormir ! (Elle sort)
Scène 3
Laetitia : Tant pis…
Franck : Désolé pour cette ambiance. Je supporte assez mal cette pression autour d’Anna. Déjà au boulot, c’est terrible, alors retrouver ça à la maison…
Laetitia : Ça se passe bien, le boulot ?
Franck : Pas mal. On entame le camembert ? (Il se coupe un morceau) Je progresse, c’est passionnant... (Il mange) Mmmh… Trop bon ! Vas-y, tape dedans ! Mais c’est dur, surtout que mon anglais n’est pas encore au top.
Laetitia : Non, non, c’est pour vous… Quoique… j’ai tellement faim ! Je croyais que tu avais suivi des cours avant de partir ? … Bon, allez, juste un peu.
Franck : Oui, mais tu sais, entre la théorie et la pratique… (Il se ressert. Pendant toute la discussion, ils vont continuer à manger le camembert.) Ici, c’est le fric, le tape à l’œil, il faut toujours être meilleur que les autres, en fait, c’est un peu la jungle. On m’avait prévenu, mais je ne croyais pas que ce serait à ce point.
Laetitia : C’est peut-être spécifique à la banque et aux investisseurs.
Franck : Tu rigoles ! Toute la société est touchée, du vendeur de pop corn dans la rue au plus gros PDG, et même les femmes au foyer ! Regarde Sabine !
Laetitia : Et elle, comment elle vit le dépaysement ?
Franck : Ben… Tu as vu toi-même…
Laetitia : Elle a changé de look, c’est étonnant. J’ai eu l’impression qu’elle avait vieilli de dix ans !
Franck, façon documentaire animalier : L’homme est un animal social qui a pour particularité de se fondre dans son environnement de manière assez opportuniste, un peu à la manière du caméléon…
Laetitia : Eh bien, il a l’air sympa votre environnement ! Entre « Desperate Housewives » et « Les Feux de l’amour »…
Franck : La choucroute sur la tête, les bagouzes et les couleurs flashy… Elles sont toutes comme ça, les bonnes femmes qui gravitent autour des écoles d’élite. C’est un tel business, tu n’imagines pas ! Que des nanas pleines aux as, complètement déconnectées de la réalité, dont le seul but dans la vie est de faire accomplir à leurs enfants ce qu’elles-mêmes n’ont pas été capables de faire !
Laetitia : Et Sabine est rentrée dans le trip.
Franck : Elle a un tel regret de ne pas avoir fait d’études qu’elle veut à tout prix épargner ça à sa fille.
Laetitia : C’est pourtant elle qui l’a voulu.
Franck : Elle dit que c’est de ma faute…
Laetitia : Ta faute ? … La faute à l’amour, alors… Elle dit ça ?
Franck : En fait non, elle ne le dit pas, c’est moi qui le déduis de son malaise.
Laetitia : Très différent…
Franck : Mmh, peut-être, mais au final, je me sens totalement responsable… Et toi, le boulot, ça marche plutôt bien, j’ai l’impression.
Laetitia : Ça va. Je m’éclate pas mal. C’est un très gros labo, donc un peu l’ambiance à l’américaine, fric, boulot intensif, etc… mais ce que je fais me plait bien. C’est marrant, pour quelqu’un qui a fait des études scientifiques, j’ai plutôt l’impression de faire de la com’.
Franck : Concrètement ?
Laetitia : Concrètement, je réfléchis sur les noms à donner aux nouveaux médicaments et ensuite, j’essaie de les vendre. Je suis à New York pour ça, pour le grand congrès pharmaceutique.
Franck : Trouver des noms aux médocs, tu dois bien te marrer. Ça m’a toujours fait délirer les sous-entendus : « Tussipax », la paix de la toux…
Laetitia : Attends, j’ai mieux : « Mycoster », la stérilisation des mycoses !
Franck : « Tardyferon », pour le fer qui tarde à se fixer !
Laetitia : « Adiaril », l’anti-diarrhée !
Franck : Mieux : « Gaviscon », pour les cons qui se gavent !
Laetitia : Il y en a qui font carrément peur, attends que je me souvienne, « Bido… » non « Birogo… », ou c’est ça : « Birodogyl » !
Franck : Il est pour quoi, celui-là ?
Laetitia : Je ne sais plus. Les intestins ou l’estomac, j’imagine. Avec un nom qui glougloute comme ça, on a l’impression de voir les organes partir à la dérive dans une tempête de ventre !
Sabine, revenant : C’est quoi ce brain storming ?
Laetitia : Rien, un délire sur les noms de médocs… Elle s’est rendormie ?
Sabine : Non, elle réclame un bisou de son père.
Franck : J’y vais. (Il sort)
Scène 4
Laetitia : Et de sa tante ?
Sabine : Je ne lui ai pas dit que tu étais là. Ça va la rendre dingue et après… On va goûter ce fromage ! Eh mais… Vous avez tout mangé ! (Il reste juste une lamelle) Sympa ! Bon, je mange la dernière lamelle…
Laetitia : Désolé. On discutait, j’ai pas fait gaffe.
Sabine : C’est de ma faute ; je n’ai pas eu le temps de faire les courses, on n’a rien à t’offrir…
Laetitia : Ce n’est pas grave…
Sabine : On n’a pas le choix, on va commander une pizza. Il faut que je retrouve les prospectus de pub. (Elle se met à farfouiller partout)
Laetitia : Mais dis-moi, toi, ça va ? Tu es heureuse de ta nouvelle vie ?
Sabine : Comme ci, comme ça… Au début, c’était un peu dur. On était très isolés. Mais maintenant, grâce aux démarches que j’ai faites pour qu’Anna puisse intégrer une des meilleures écoles de New York, j’ai rencontré plein de monde.
Laetitia : Tu t’es fait des amis ?
Sabine : Des amis, oui… enfin… Ce n’est pas pareil qu’en France…
Laetitia : La concurrence est rude, même entre « amis », j’imagine !
Sabine hausse les épaules.
Laetitia : Comment tu l’as préparée à ce test, ta puce ?
Sabine : Des jeux éducatifs, et puis je lui parle en français, en anglais et en italien… enfin, ce qui m’en reste ! Je voudrais que Franck lui parle en russe, mais il n’est pas très motivé.
Franck, apparaissant : Mais Sabine, combien de fois il faudra que je te le dise ? A part « nasdrovie », je n’y connais rien en russe ! Anna veut un biberon. (Il sort vers la cuisine)
Sabine : Ta mère m’a toujours dit qu’elle vous faisait faire la prière en russe !
Franck : Ça aide pas franchement dans les conversations !
Sabine : Tout petit le biberon !
Laetitia : Je ne savais pas que Franck parlait russe.
Sabine : Un peu, même s’il prétend le contraire. Sa mère était d’origine russe.
Laetitia : Ah oui ?
Sabine : Il y met vraiment de la mauvaise volonté.
Franck, reparaissant avec le biberon : Mais bon sang, je ne parle pas russe ! (Il ressort vers la chambre d’Anna ; on l’entend ensuite chantonner la berceuse du début)
Sabine : Excuse-moi, je vais chercher les prospectus dans la cuisine.
Laetitia : Tu veux de l’aide ?
Sabine : Ne t’embête pas.
Laetitia profite de ce qu’elle est seule pour fouiller dans son sac de voyage d’où elle sort triomphalement un petit cake de plateau-repas dans son emballage de portion individuelle.
Laetitia : Sauvés !
Sabine, revenant : Je ne retrouve pas ces p… de prospectus ! (Elle cherche dans le salon, et soudain brandit une arme) Ça n’a rien à faire là, ça !
Laetitia : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Sabine : Une arme. Ici, c’est courant d’avoir ça chez soi. Et même, c’est ne pas en avoir qui est anormal.
Laetitia : Et garder ça dans un salon où vit une gamine de deux ans, c’est normal ?
Sabine : Non, bien sûr. Franck l’a nettoyée l’autre jour, il a dû oublier de la ranger. Il va me rendre folle ! Il est totalement irresponsable en ce moment, je ne le reconnais plus ! Je vais la ranger dans ma chambre. (Elle sort)
Un temps. Laetitia allume la chaine. Une musique nostalgique en sort. Elle entend Sabine revenir et éteint.
Laetitia : Regarde ce que j’ai retrouvé dans mon sac ! Le reste de mon plateau-repas dans l’avion. Tu as un couteau, que je le coupe en trois ?
Sabine : C’est ça, fiche-toi de moi !
Laetitia : Mais pas du tout ! Tu sais, je suis capable de comprendre ce qui vous arrive. Ça peut arriver à tout le monde… enfin… peut-être pas à ce point, mais…
Sabine, s’asseyant, découragée : Je suis trop nulle ; je ne sais plus où j’en suis.
Laetitia : C’est ce test pour Anna qui te stresse autant ?
Sabine : Oui, entre autres… après, il y aura les tests pour les autres écoles. Au cas où elle échouerait à intégrer le Lycée Français, il y a d’autres établissements. Evidemment, pour les expatriés français, le Lycée Français, c’est idéal…
Laetitia : Evidemment… Enfin, j’imagine… Eh, j’ai entendu ton ventre gargouiller ! Mange ça ! (Elle lui tend le petit cake)
Sabine : Non, c’est toi !
Laetitia : Mais non !
Sabine : Si, là, c’est toi !
Laetitia : Ah oui… Oui, mais là c’est toi ! (Elles éclatent de rire) À nous deux, on va faire un concert !
Elles se partagent le cake.
Sabine, après avoir grignoté du bout des lèvres : Tiens, termine. Ça ne passe pas, je suis trop stressée.
Laetitia : Allez, je suis persuadée que tout va bien se passer demain ! Et sinon, tu pourras te dire que tu auras fait le maximum.
Sabine : Mmmh… et puis… et puis il n’y a pas que ça… Je te vois et… j’ai l’impression d’avoir pris un énorme coup de vieux ! Ne te marie pas trop vite, surtout ! Après, on est tellement ligoté… et avec un enfant, n’en parlons pas…
Laetitia : Tais-toi. C’est moi qui t’envie.
Sabine : Toi tu es libre…
Laetitia : Libre de foncer droit dans le mur, oui !
Sabine : Tu en es où, de tes amours ?
Laetitia : Zéro, le néant. Rodolphe m’a plaquée.
Sabine : Mince.
Laetitia : Comme tous les autres, dès qu’il n’a plus eu besoin de moi, hop, disparu, plus personne ! Il faut toujours que je tombe sur des mecs largués ; je les aide à remonter la pente et dès qu’ils vont mieux, pfuit, un courant d’air !
Sabine : Ça doit être agréable de tomber sur des mecs qui ont besoin de toi ; on doit se sentir exister.
Laetitia : Franck a besoin de toi.
Sabine : Tu parles ! Entre son boulot, sa fille et ses ambitions, je n’ai plus beaucoup ma place !
Laetitia : Et entre tes exigences de maîtresse de maison et tes ambitions pour Anna, tu crois qu’il peut vraiment trouver sa place ? (Sabine en a le souffle coupé) Excuse-moi, je…
Sabine : Ce genre de remarque me semble totalement déplacée de la part de quelqu’un qui réussit aussi brillamment sa vie sentimentale !
Laetitia : Je n’ai pas voulu dire ça…
Sabine : Alors tu as voulu dire quoi ?!
Laetitia : C’est juste que… tu as tout pour être heureuse : un mari qui t’aime, une petite fille formidable, une vie exaltante, pleine de découvertes dans un nouveau pays, et tu es en train de te pourrir le moral pour des futilités !
Sabine : Des futilités !!!?
Laetitia : Non, ce n’est pas le mot exact. Je voulais dire qu’il n’y a pas que la réussite scolaire qui compte.
Sabine : Je fais tout pour que ma fille ait un bel avenir, que mon mari n’ait rien à faire lorsqu’il rentre du travail, mais je ne m’occupe que de futilités !
Laetitia : Non, ce n’est pas cela…
Sabine : C’est sûr, c’est beaucoup plus gratifiant de travailler pour un gros labo ou une banque internationale !
Laetitia : Ecoute-moi ! Il ne s’agit pas de gratification ; je sais bien qu’il n’y a rien de plus ingrat que de s’occuper de son foyer. Ce que je voulais dire, c’est que tu te gâches la vie et tu gâches la vie de ton mari et de ta fille en te focalisant sur un but aussi précis, qui de plus ne concerne pas ton avenir personnel !
Sabine : Evidemment, c’est toujours de ma faute ! C’est dégueulasse ! Je sais que j’ai raison, mais c’est moi qui m’en prends plein la gueule parce que je dérange votre petit confort ! Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fabrique, lui ? Je vais voir ce qu’il fait… (Elle sort)
Laetitia : Sabine, attends… (Elle soupire) De quoi je me mêle !? … Putain, ce que j’ai faim !
Scène 5
Sabine revient avec Franck.
Sabine : J’y crois pas ! Il s’était endormi en berçant sa fille.
Franck : Je me suis endormi ou je suis tombé d’inanition, va savoir… Désolé Laetitia.
Sabine : Ben retrouve-les, les prospectus de pub des vendeurs de pizza, si tu as tellement faim ! J’ai retourné la cuisine, ils n’y sont pas.
Franck : Merde, c’est toi qui t’occupes de ça !
Sabine : Oui, eh bien je suis débordée, moi aussi !
On entend Anna appeler.
Franck : Oh, c’est pas vrai ! Elle va dormir cette fichue gamine !
Sabine : Franck, ça ne va pas de parler comme ça.
Franck : Laisse-moi lui faire la morale une bonne fois pour toutes et elle arrêtera ses caprices, tu verras !
Sabine : Hors de question ! Tu vas la traumatiser pour ses tests !
Laetitia en profite pour aller dans la chambre d’Anna.
Franck : Sabine, il faut que ça s’arrête. Tout cela prend une ampleur disproportionnée.
Sabine : Mais c’est fondamental Franck, fondamental… Où est Laetitia ?
Franck : Vraisemblablement auprès d’Anna… Tant mieux. (Sabine se précipite vers la chambre d’Anna ; Franck la retient) Laisse-les. Elles s’adorent ; pour une fois qu’elles se voient, laisse-les tranquilles.
Sabine : Anna n’arrivera pas à s’endormir avant des heures !
Franck : Tant pis.
Sabine : Mais Franck, remets les pieds sur terre. C’est dur pour Laetitia, je sais, mais pour Anna, c’est maintenant que tout se joue. Son avenir se décidera demain !
Franck : Non, tu ne peux pas dire ça. Et puis il y a la vie, la vraie vie, les fous rires et les câlins avec Anna. Tu veux la faire vieillir trop vite… Moi, je voudrais profiter d’elle telle qu’elle est, là, maintenant, avec son imaginaire et ses délires de bébé.
Sabine : Mais…
Franck : Laisse-moi parler. Tu veux la formater à l’américaine, en faire une bête à concours… Mais tu crois vraiment que ça la rendra plus heureuse pour autant ?
Sabine : Moi, je…
Franck : C’est d’Anna dont il s’agit, pas de toi ! (Silence) C’est toi qui vas reprendre des études.
Sabine : Ne dis pas de bêtises ; je suis trop vieille, c’est trop tard pour moi… Je suis finie, finie ! (Elle sort en pleurant)
Franck s’effondre dans le canapé.
Laetitia entre.
Laetitia : Ça va ?
Franck : Ça va.
Laetitia : J’ai fait un gros câlin à Anna et elle a accepté de dormir.
Franck : Cool. Merci. Désolé, je suis vraiment à bout. J’ai l’impression que chaque jour est un nouveau wagon à accrocher aux autres, mais je n’ai même pas le temps de voir ce qu’il y a dedans…
Laetitia : Je comprends… Où est Sabine ?
Franck hausse les épaules.
Laetitia : Ça ne va vraiment pas, vous deux…
Elle s’assoit à côté de lui et le prend dans ses bras. On entend trois petites notes de musique.
A ce moment, Sabine entre et se fige devant le tableau avant de refermer brusquement la porte.
Laetitia : Sabine ! … Sabine, non, ce n’est pas du tout ce que tu crois… Et merde !
Franck : Laisse tomber. Je crois qu’il n’y a plus aucune discussion possible…
Laetitia : Arrête…
Franck : Ça fait des mois que j’essaie de calmer son zèle, mais on ne se comprend plus. Comme si on avait basculé dans un autre monde, une autre dimension… On ne sort plus, on ne parle plus de rien. Il n’y qu’Anna et ses progrès qui semblent exister pour elle…
Laetitia : Vous me faites vraiment chier, tous les deux ! Et d’abord, si on mangeait quelque chose, tout irait mieux.
Elle va dans la cuisine. On l’entend ouvrir placards et tiroirs puis elle revient avec des genres Blédichef ou des petits pots.
Laetitia : On va faire avec ça… Qu’est-ce que tu préfères ? « Mijoté de carottes et boeuf » ou « Cassolette de légumes et son duo de poisson ».
Franck : M’est égal, c’est dégueulasse…
Laetitia : Un petit coup au micro ondes ; ce sera toujours mieux que rien… (Elle ressort)
Franck se verse la fin de la bouteille de whisky. Il allume la chaine, une musique nostalgique en jaillit.
Laetitia revient avec les plats pour bébé.
Laetitia : Tiens… (Elle goûte le sien) C’est vrai que c’est dégueulasse…
Franck : Avec du sel, ça passera mieux. (Il sort chercher le sel ; ils en mettent dans les plats)
Laetitia : Mmouais… Comment on peut faire manger ça aux enfants ?
Franck : Remarque, c’est nous qui avons le goût dénaturé, avec toutes les cochonneries qu’ils mettent dans la bouffe… Sel et sucre pour nous donner une sensation de faim… Sans parler des conservateurs… Mmmh… C’est dégueulasse mais ça fait du bien !
Assis dans le canapé, ils paraissent tout rabougris. Ils mangent comme deux pauvres malheureux, tandis que la musique les engourdit…
On sonne. Sabine entre. Elle a les cheveux mouillés comme sortant de la douche et porte une petite robe sexy toute simple. Elle se maquille.
Franck : Sabine, qu’est-ce qui se passe ?
Sabine : On sort. (Elle éteint la chaine)
Franck : Qui a sonné ?
Sabine : La baby-sitter. On va au restau.
Franck : Mais… le budget…
Sabine : On a bien le droit de vivre, non ?
Franck : Anna…
Sabine : Anna dort. Qu’elle soit gardée par nous ou par la baby-sitter ne changera rien pour elle.
Franck : Le test…
Sabine : On verra bien...
Franck : Mais Sabine... Je n'y comprends rien...
Sabine : C'est toi qui a raison. On vit rabougris sur notre fille, enfin moi surtout... C'est idiot ! (Elle se jette dans ses bras, puis lui prend le visage entre les mains) J'ai peur de te perdre... (Elle fait courir ses doigts sur sa peau, sourit :) Je redécouvre ces sourcils toujours un peu étonnés, ces yeux vaguement inquiets... et cette bouche que je n'ai pas embrassée depuis trop longtemps ! (Elle l'embrasse et éclate de rire) La vie me semble plus légère tout à coup... (On sonne à nouveau)
Franck, encore abasourdi : Tu... nous... Anna ?
Sabine : J’ai tout fait pour qu’elle réussisse demain. Désormais, son sort lui appartient. On va s’occuper du nôtre, maintenant. Je vais ouvrir, préparez-vous.
Noir.
Scène 6
On entend les trois petites notes de musique qui nous ramènent au moment où Laetitia console Franck.
Sabine entre. Franck la remarque et se met à embrasser Laetitia à pleine bouche. Sabine reste estomaquée puis claque la porte.
Laetitia : Eh ! Ça ne va pas ! Sabine, non, je…
Franck : Désolé, mais c’est complètement voulu.
Laetitia, estomaquée : Pardon ?! … Pourquoi tu as fait ça ?
Franck : Je voudrais la faire réagir.
Pour obtenir la fin du texte, contacter l'auteur à l'adresse suivante : asophie.nedelec@gmail.com