Chef ! Oui chef !
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Tu t'attardes quelques minutes sur ton reflet. Ta mèche est impeccablement plaquée sur le côté, ta peau est aussi lisse qu'un arrière-train poupin. Le miroir te regarde dans les yeux, te fixe sans aucun mépris, et ça te fait du bien. Tu tournes les talons et traverses ton petit appartement. Ponos, ton chat persan plus fourbe qu'amical s'échappe sous le canapé en te voyant, comme s'il fuyait l'effluve de Cologne qui te suit comme un chien. Son ingratitude te contrarie. L'ingratitude en général te contrarie.
Tu entres dans ta berline milieu de gamme, poses tes solaires milieu de gamme sur ton nez milieu de gamme, mets le contact et roule. Sur le chemin, pour passer le temps, tu fais des pronostics sur qui arrivera en retard. Et les nominés sont :
Marina G., grande gagnante catégorie « famille nombreuse ». Une moyenne de cinq minutes de retard tous les matins.
Thibaut R., grand favori catégorie « vie sociale envahissante ». Deux à trois minutes de retard, plus une ou deux grattées sur sa pause déjeuner.
Isaac M., petit nouveau dans la catégorie « jeune branleur ». Sans commentaire.
Toi, Gérard Petit, tu n'as jamais eu une seule minute de retard, te dis-tu en sortant de ta voiture. Tu n'as pas de chiards, tu n'as pas de compagne, pas vraiment d'amis c'est vrai, mais tu n'as jamais eu une seule minute de retard. Et pendant une belle journée d'automne qui ressemblait à s'y méprendre au plus beau jour de ta vie milieu de gamme, une semaine jour pour jour après ton quarante-sixième anniversaire, tu as été nommé responsable. Ce jour-là, pendant que le jus d'orange coulait à flots dans des gobelets en plastique, tu as pu voir pendant un court instant un sourire sur le visage du directeur général, un sourire qui s'adressait directement à toi. Lui, qui jusqu'à maintenant te disait à peine bonjour, te souriait. L'éclat divin de l'émail de ses dents, comme une auréole buccale, s'est imprimé à vie dans ta rétine. Tu t'es aussitôt senti investi d'une mission. En tant que responsable, tu te dois d'être irréprochable. Tu dois aussi veiller à ce que toute ton équipe le soit. Alors tu es un peu dur, c'est vrai, mais c'est important. Pourquoi devrais-tu avoir à assumer des erreurs alors que tu es irréprochable ?
Tu as cinq minutes d'avance. Tu vas pouvoir guetter les arrivées, car évidemment, personne n'est là. L'œil d'un responsable est bien plus efficace qu'une pointeuse. Tu t'assieds à ton bureau et commence à mâchouiller mécaniquement le bout de ton crayon. Thibaut aura sûrement la gueule de bois, tu pourras l'envoyer au milieu des machines histoire qu'il comprenne sa douleur. Le petit Isaac ira décharger les camions seul, hors de question qu'on lui file un coup de main. Et la petite de Marina peut crever de sa gastro, si sa mère devient insomniaque elle n'aura peut-être plus de problème pour se lever le matin. Ton pauvre crayon encaisse tant bien que mal tes accès de haine en te laissant quelques échardes entre les dents. Tu les hais. Ils avancent tous au ralenti et en profitent pour te mettre des bâtons dans les roues. Car au fond de toi, Gérard Petit, tu es persuadé que ton destin est grand.
Un jour, tu seras tout en haut de l'échelle. Et ils verront. Tu seras même au dessus de l'échelle. Tu flotteras en apesanteur, tel un dieu omniscient qui pourra modeler son équipe à son image. Et ils verront. Au dessus de toi flottera l'auréole dentée du grand patron, comme pour vérifier que tu es digne de prendre la relève. Et toi, Gérard Petit, tu auras les vies de tous tes employés entre les mains, leurs salaires, leur nourriture, et ils t'obéiront. Ces ingrats t'obéiront, tout comme cet ingrat de Ponos, qui devient subitement docile quand sa gamelle est vide. Ils attendront le jour où, vision céleste, tu leur adresseras un sourire. Ils se lèveront chaque matin avec le désir de te satisfaire, toi qui leur as tout donné. Ils…
La sonnerie du téléphone interrompt le flux de tes pensées. Tu décroches, la bouche pleine de copeaux de crayon.
« Ouais Gérard. Marina a appelé, elle peut pas venir. Faut que t'ailles nettoyer le rayon en vitesse, c'est le bordel, le patron va péter un plomb. »
Un jour, ils verront.