Chemin des Murailles.

ellis

Simone regarde par la fenêtre l'ambulance qui n'arrive pas. Elle a appelé il y a bien vingt minutes maintenant. Ils devraient déjà être là. Elle jette un œil à Jean dans son lit qui ne respire que très difficilement. Ses doigts froissent nerveusement le long rideau de velours. Mains moites. Quelque chose en elle sait qu'elle devrait être assise près de Jean, pour le rassurer. Mais elle reste debout devant cette fenêtre où rien ne bouge.

Jean fait tellement de bruit. Elle n'en peut plus. Et cette chambre qui ne ressemble plus à rien. Avec toutes ses fichues bouteilles d'oxygène. C'est à peine si on voit encore le petit guéridon qu'elle avait ramené d'Espagne. Bouteille d'oxygène – litho de Dali – chevet en chêne sculpté – lit médicalisé – bouteille d'oxygène. Et ce bruit. Ce râle. Cette odeur. La maladie s'est insinuée entre les lattes de parquet. Elle fait de la condensation sur la fenêtre du salon, là, elle la voit. Six mois. L'appartement est une chambre d'hôpital. L'appartement est un mouroir. Simone regarde par la fenêtre.

Jean, avant, il était beau et fort. Et elle se souvient d'avoir été un peu amoureuse, quand ils se rencontraient au petit bal d'en bas. Jean était beau et fort et il l'avait épousée, comme c'était l'usage, après l'avoir mise dans une situation délicate. Sans cela, il serait parti vivre en Afrique. Elle était amoureuse de ses yeux brillants quand il parlait de départ. Sans cela, elle serait montée sur Paris, ouvrir une boutique de chaussures.

Mais Jean a épousé Simone. Et tandis que la vie grandissait en elle, quelque chose mourait chaque jour un peu plus.

Quelque chose était mort quand il y a eu les premiers mots durs. Les longues absences, le mépris. Quelque chose était mort quand Jean soufflait à chaque mot prononcé par Simone.  « Ce qu'elle peut être bête, celle-là. Ce qu'elle peut être bête ta mère. Tais-toi va, ça vaudra mieux. Tu veux pas dire à ta mère de la fermer un peu, elle me rend chèvre »

Jean avait des mots de crachats pour Simone et ça a duré un peu toute la vie. Un jour il a arrêté de lui dire qu'il rêvait du désert et qu'elle avait des yeux de café. Il lui a juste dit de se taire. Et ça a duré des années. Les enfants ont grandi. Le petit nuage noir dans la poitrine de Jean aussi. Il s'abattait sur Simone quand il avait trop bu. Les mots sentaient le vinaigre et une fois Jean a fermé le point sur sa gorge. Ca a été comme un secret et Jean n'a plus jamais bu un verre.

Et puis, la vie a passé. Littéralement. Passée, délavée, la vie. Eteints les yeux de café.

Et jean est tombé malade. Petit nuage noir dans la poitrine. Cancer du poumon stade 4. Le truc qui pardonne pas. Il y a deux ans maintenant que Jean et Simone vivent avec la maladie. Au début Jean a été en colère. Et puis il a décidé de se battre. Il a eu besoin de Simone. Il s'est mis à lui parler, frénétiquement, de ses projets, de son état, de ce qu'il ferait après tout ça. Il s'est même pris à lui dire qu'ils partiraient ensemble le faire ce fameux voyage en Afrique. Un soir, il s'est mis à pleurer dans son fauteuil de cuir tout craquelé. Simone s'est mise à genoux près de lui. Elle a posé la main sur son genou. Il a posé la main sur sa main. Il l'a regardée dans les yeux et lui a dit qu'il avait peur. Elle a serré sa main mais n'a pas versé une larme.

La maladie a pris plus de place dans l'appartement. Après les dernières chimio, il a été surtout question de confort. Confort tu parles, y a plus un endroit où s'asseoir, qu'elle se dit en regardant derrière elle. Jean ne parle plus. Ca fait une semaine. Il n'est plus ni beau ni fort. Il est devenu si fragile qu'elle pourrait lui briser le bras rien qu'en le serrant un peu, qu'elle pense, en serrant le rideau dans ses longs doigts.

Jean respire de plus en plus fort. Il tousse, crache, râle. Son visage est une grimace cernée de deux grands yeux noyés. Elle sait pourquoi l'ambulance n'arrive pas. Elle a oublié de dire… Quand on prend le chemin des murailles on tourne longtemps avant de trouver. Souvent elle le précise : « L'adresse c'est 22 Chemin des Murailles, mais prenez plutôt l'Allée des Roses, vous trouverez plus facilement, c'est au bout sur la gauche. » Là, elle a juste dit : « 22 Chemin des Murailles » Puis elle a raccroché. Quelques longues minutes. Jean était beau et fort quand il parlait de l'Afrique. Elle leur dira, à tous, comme il l'aimait quand il lui parlait de ses yeux de café. Elle leur dira, comme il l'aimait, même si ça ne se voyait pas.

Pour l'heure, Jean siffle. On ne l'entend presque plus.

Simone regarde par la fenêtre. Ah. Là voilà, l'ambulance. 



Photo Kent Miles Wien, 1990.
  • un condensé de vie... j'aime beaucoup

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Autoportrait(small carr%c3%a9)

    Gabriel Meunier

  • Y'a bcp plus qu'il n'y paraît ici... au dela de l'histoire, un don pour l'empathie assez singulier...
    +++

    · Il y a presque 8 ans ·
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    wic

    • merci pour le regard, c'est drôle que tu parles d'empathie ici... mais je comprends. Merci encore en tout cas

      · Il y a presque 8 ans ·
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      ellis

  • Terrible ... un drôle de chemin de vie ... il est des êtres ... émotions toujours aussi bien retransmises, bravo Ellis

    · Il y a presque 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Les tragédies ordinaires... Merci beaucoup marie

      · Il y a presque 8 ans ·
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      ellis

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