Chemin vicinal 23

nyckie-alause

« Je ne sais pas trop comment commencer » ai-je écrit en haut de la feuille en suivant bien la ligne de quadrillage, en majuscules minuscules pour que la phrase tienne en une seule ligne avec les guillemets indispensables. Ça commence bien pensais-je avec ironie. 

J'ai ouvert plusieurs romans glanés au hasard des étagères et il faut que je te l'avoue, aucun n'a  pu attirer mon attention et je les ai reposés sur le coin de la table, une pile architecturale pour plus tard. Je t'ai choisie comme interlocutrice idéale sans te connaître, ça n'a pas d'importance puisque tu ne le sais pas. Le luminaire à abat-jour vert m'a semblé poussiéreux au plafond quand j'ai levé les yeux. Jusqu'au moment où…

Les Âmes grises de Philippe Claudel que tu m'as tendu sans un mot à travers la table, « merci » ai-je dit sans conviction et comme tu me regardais je l'ai ouvert, sans consulter la quatrième de couverture.  La première phrase ? Comme une évidence, comme une réponse à l'attente, une certitude, une raison de poursuivre.

« Je ne sais pas trop par où commencer »

Une variante ? C'est drôle non ? Je l'ai lue, notée sur la deuxième ligne sur mon bloc rodhia à couverture orange, le stylo a roulé ses facettes sur la table quand je l'y ai reposé vivement. Plusieurs personnes ont tourné la tête vers moi comme si je l'avais fait exprès. J'ai fait un signe d'excuse me semble-t-il, un hochement de tête que je voulais expressif voire définitif. Et je t'ai souri, t'en souviens-tu ?

Il serait peut-être temps que je débute cette histoire, que je laisse apparaître un personnage, ou plusieurs… que je trace les premières lignes de paysage. Mettons qu'il s'agira d'un chemin, un chemin qui serait à la fois le lieu et le narrateur… Est-il si important de savoir d'où il vient ? La destination des acteurs me parait primordiale dans la mesure où chacun d'eux se dirige vers la droite, le côté éclairée de la scène après être apparu sur la gauche, d'une zone presque floue d'être sombre. Ce chemin, il semble qu'il sinue entre des amas rocheux qui peuvent suggérer des bâtiments, des ruines, où des lueurs laissent à penser que quelque chose vient de se produire. 

La silhouette, ombre fugace qui vient de s'évanouir derrière un monticule n'est déjà plus qu'un souvenir. 

Tu sens bien que pour l'instant il n'y a pas matière à histoire. Mais est-ce un râle, un soupir, des pleurs ? Qui l'entend ? Suis-je seul ? N'entends-tu pas des pas qui approchent, des murmures, des conversations des disputes ?

J'aurais pu commencer cette histoire par celle de la femme qui la première est arrivée sur ce chemin. Elle se presse d'un pas irrégulier comme blessée. Sa longue jupe couleur de terre, ondoie comme un animal de sa propre vie… mais c'en est un, un animal, un chien qui rampe plus qu'il ne marche et Jeanne s'aide d'une canne avec laquelle elle donne au chien quelques coups pour qu'il reste à sa place. Et quand il traine elle l'appelle « Chien » et il la rattrape. Difficile pour l'auteur que je suis de décrire les réactions du chien quand de chien justement il n'en connait aucun. 

Et le chemin me diras-tu. Oui, le chemin, je te l'ai dit, il serpente entre les ruines. Une voix off pourrait poser la question « Pourquoi ne pas aller tout droit quand il n'y a plus d'arrêt possible, pourquoi ne pas couper court? ».

« Quelqu'un ! » dit Jeanne et le chien gémit. Quelqu'un vient justement, il est loin encore, dans cette zone d'où l'on vient. Un flash au ras des pierres tombées projette une ombre gigantesque du nouvel arrivant et les yeux éblouis dans la salle se ferment automatiquement. Les pas s'accordent et quand les regards se décillent nous nous rendons compte que la femme est accompagnée d'un enfant, d'un nain, d'un vieillard bossu… Tant que les paroles ne sont pas prononcées, l'histoire est entre les mains du spectateur, quand je dis ses mains tu vois bien ce que je laisse entendre.

Je regarde la lampe au-dessus de nos têtes. Il me semble que la poussière a disparue, mais non, c'est l'effet de passer de l'ombre à la lumière qui trouble l'acuité. 

L'enfant, Jeanne l'entraîne, le tire derrière elle et on entend jusqu'au fond de la salle des grincements de scies, des heurts sur des panneaux de bois, des grésillements assortis d'étincelles. Elle le fait asseoir et lui caresse les cheveux d'une main maternelle. Ses gestes sont assortis de mots qu'on devine plus qu'on les entends. la langue est gutturale et légère à la fois. 

Je suçote mon stylo, rêvant au prochain protagoniste quand soudain les voici, ils sont trois, ils rient haut et le plus grand tape un peu trop fort sur l'épaule du plus jeune qui fait un faux-pas, pousse un juron et reçois une claque du troisième. 

Le public sursaute de les voir là sans les avoir vu arriver. Nous regardions ailleurs l'oreille aux aguets d'un mot compréhensible de Jeanne à l'enfant. Et c'est maintenant que les hommes avance qu'elle l'enjoint  de se taire « Chut !  ne fais pas de bruit ! » . C'est le moment que choisit le chien pour aboyer vers les trois hommes qui avancent. « Aux pieds le  chien ! » dit Marcel en tapant sur ses cuisses avec ses grandes mains que les lumières issue du bord de la scène projettent sur la toile de fond comme une nuée de corbeaux.

Ok ! Mais ça raconte quoi cette histoire ? Pour le moment tu as raison ça ne raconte rien, ça se contente de suggérer. L'action est imminente mais encore inconnue. Ce sera compliqué de développer, j'aurai dû m'en tenir à une simple narration poétique avec symbole du chemin, de la lumière, une sorte d'histoire naturelle sans personnage ou seulement la suggestion de personnages à venir. Pas difficile à mettre en œuvre. Des projections, des lumières et des sons, un narrateur qui tiendrait le rôle du chemin, racontant aux spectateurs comment le suivre. Dans le public, le premier soir soir il y a toujours quelqu'un qui se nomme Marcel, et une femme appelée Jeanne. 

Il suffirait que… Mais non rien ne suffit, rien ne convient. Les gens en ont assez de ces lendemains de guerre, de ces exodes, de ces douleurs et de ces peurs, des chiens errants. Tu ne peux convier le public à entrer si c'est pour trouver ce qu'on trouve dehors. Mais tu as déjà avancé, tu as les noms des personnages et pour celui du chemin disons « Chemin vicinal 23 ». 

Et si je ne me trompe pas avec le nom du chemin tu as aussi le titre de la pièce. Tu pourras même faire les frais d'un sous-titre car chemin vicinal mérite une explication : « qui concerne le voisinage ». On pourrait dire que le lieu est idéal pour une rencontre. Tu pourrais garder l'enfant et le chien cachés derrière un mur de clôture, quelques obstacles sur ce chemin laissé à l'abandon, des signes que d'autres rencontres ont laissés dans ces espaces accueillants à l'ombre d'arbres rabougris, photogéniques et centenaires…

C'est toujours difficile de commencer, on ne sait pas comment, on ignore par où, j'en ai la preuve. 

C'est le moment que j'ai choisi pour aller reposer les livres que j'avais consultés sur le chariot de la bibliothécaire, un peu honteux du travail que je lui impose pour une production si médiocre. J'ai tout écrit.

Je suis revenue vers toi et bafouillant je t'ai dit « je ne sais pas trop par où commencer… voudrais-tu venir boire un café avec moi ». 

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