Chérie 3 (suite)

Edwige Devillebichot

La famille venait de finir le déjeuner, Herbert et sa femme prenaient le café dans les grands fauteuils du salon.
-"Alors ma Chérie, mon ange, ma petite poupée d'amour, mon petit escargot, mon petit chat, mon petit lapin des îles, c'était bien ce voyage à Prague ?",
Odile assistait à la scène avec un air agacé devant ces effusions qui lui semblaient du plus haut ridicule.
Le père  déballa le cadeau que la petite lui avait rapporté de ce dernier voyage avec l'oncle Bertrand, un somptueux porte feuille en cuir ancien. Il contempla attendri la superbe gondole vénitienne dans la vitrine, la statuette en biscuit de Mozart rapportée de Vienne, la danseuse de flamenco de Séville, reposa sa tasse dans sa soucoupe, écrasa son cigare dans le cendrier. Tous ces objets souvenirs n'étaient certes pas du meilleur goût et dépareillaient quelque peu avec la collection de sculpture antiques de Herbert, néanmoins une partie de la vitrine était consacrée aux souvenirs de Chérie.
Il prit sa petite dans ses bras, écarta les longues boucles brunes, puis lui déposa un gros baiser sur son grand front sous lesquels ses yeux verts comme habités d'une mer en colère regardait son père. Sa petite bouche rebondie et rose qui commençait à s'affaisser de chaque côté de ce petit visage qui avait perdu de sa spontaneïté et éclatante candeur, resta close.
"Tu en a de la chance mon petit coeur, ma beauté, Bertrand t'as fait faire le tour de l'Europe, bientôt quand tu seras un peu plus grande, tu découvriras l'Amérique,le Maroc, le Brésil, le Mexique ! Un vrai globe trotter ma petite souris, ah ce Bertrand, on peut dire qu'il t'adore !"
La mère d'un ton sec interrompit leur tendresse :
"Herbert, n'oubliez pas votre rendez-vous ! Chérie, va dans ta chambre, s'il te plaît, je crois que tu as des devoirs à faire ! Marie ne va pas tarder à arriver, mais que fait-elle, elle en retard, j'espère que cela ne va pas commencer, comme c'est difficile de trouver du bon personnel ! Enfin heureusement Edouard et Magalie sont là !"
"Chérie, viens ici, que je vois pour ton manteau et tes chaussures. Elle emmena l'enfant dans le vestibule, sortit de la penderie un petit manteau rouge et une paire de souliers,
"Bon voyons, ils te font mal ces souliers ?"
Elle examina de ses doigts aux maigres phalenges sèches garnis de bagues anciennes en or et diamants, le cuir et la semelle, les os des articulations ressortaient de ces mains blanchâtres qui palpaient les chaussures.   
"Mais enfin, ils sont encore en très bon état ! Tu peux encore les porter et tu les porteras, c'est cher les chaussures !"
Bien que très fortunée, Odile était d'une terrible avarice lorsqu'il s'agissait de dépenser pour sa fille.
"Voyons le manteau... "
Elle enfila vigoureusement à la petite, qui se laissa habiller de mauvaise grâce, ce vêtement en bonne laine avec une capuche.
"Chérie, c'en est assez de tes caprices, tes petits numéros de charme ça marche avec ton père mais pas avec moi, tu as compris ! Tu garderas ce manteau, il est en très bon état. et en plus il te va très bien !"
Elle s'esclaffa avec un petit rire cruel et idiot,
"On dirait le petit chaperon rouge ! Bon allez oust ! Maintenant tu vas dans ta chambre, Mary va bientôt arriver !"
Chérie s'exécuta docilement,  en entrant dans sa chambre elle envoya un coup de

pied au chat Belphégor qui tentait d'y pénétrer. Le félin s'éloigna bien vite en miaulant de douleur. Elle attrapa sa boîte de couleur et entreprit un dessin sur une grande feuille blanche de papier Canson. Rageusement elle dessina un immense bonhomme noir, sa bouche était rayée de barreaux comme ceux d'une prison, ses mains au bout de deux bras immenses et massifs n'avaient qu'un doigt. Une femme toute blanche vêtue d'une robe rouge, sans visage, avec des mains comme des étoiles d'un vif jaune, était à côté de lui. Dans le lointain, tout petit, un bonhomme noir avec un cigare fumant et un chapeau ridicule, semblait flotter à côté d'une voiture. Puis au premier plan, minuscule une enfant au gros visage rond comme une lune coiffée de trois ressorts noirs. Deux yeux immenses et bleus envahissait le visage et elle n'avait pas de bouche. Là où la plupart des enfants dessinent un soleil volait ce qui pouvait ressembler à un chat noir avec des yeux jaunes et des ailes. Le dessin fini, la petite le déchira rageusement, en fit une boule qu'elle jeta dans la corbeille à papier, mit le CD de Mozart "Petite musique de nuit" qu'elle écoutait en boucle, puis l'air triste regarda par la fenêtre.
Les voitures et quelques passants pressés défilaient sur cette grand Avenue parisienne sous la pluie battante de ce début d'après midi d'automne. Elle aperçut la silhouette de sa nouvelle gouvernante dans son imperméable beige et sous son parapluie gris à fleurs roses. Elle s'intéressait beaucoup à cette jeune femme gaie et très saine qui s'occupait d'elle maintenant et remplaçait la marocaine Zina au rythme et au caractère indolent que Chérie manipulait avec trop de facilité.  Cela n'avait rien d'amusant de maltraiter une victime trop consentante et soumise. Elle était très impatiente de s'essayer à briser cette nouvelle. Bien qu'elle lui inspirait un respect et une affection qui surprenait un peu la petite fille. Durant ces trois jours qu'elle avait

passé dans l'appartement, elle n'était pas encore parvenue à la mettre en colère, il émanait d'elle une paix et une intelligence qui désarçonnait Chérie, qui, elle ne savait par quel mystère lui obéissait irrésistiblement, et elle n'en avait pas l'habitude.
Mary retira ses gants de peau fine, composa le code d'entrée du bout de ses doigts aux ongles impecablement vernis de blanc nacré, secoua son parapluie sur le seuil de l'immeuble, pénétra dans le grand hall dallé de marbre, puis prit l'ascenseur pour rejoindre l'appartement des Fretins. Arrivée à l'étage, elle croisa Herbert et sa femme qui attendaient l'ascenseur.
"Ah ! Bonjour Mary ! Vous êtes en retard ? Vous penserez à changer l'eau des fleurs ! Nous rentrerons tard, veuillez à ce que Chérie se couche tôt et qu'elle ne regarde pas la télévision, et pas d'ordinateur aujourd'hui hein ! Cette petite y passerait sa vie, de plus surveillez la bien, j'ai vu dans l'historique de mon PC qu'elle commence à visionner des images qui ne sont guère de son âge, je vais devoir installer un contrôle parental sur celui-ci ausi, c'est pénible, pourtant il lui est interdit, cette enfant est intenable, il va falloir que j'en parle au curé ! Vraiment quelle époque, il n'y a plus de moralité, c'est insensé ! Toutes ces saletés sur Internet, on réintroduit les ours, les loups ! Et tous ces enfants violés et assassinés où va-t-on ?"
Marie qui était assez espiègle devant ce torrent de bile déversée par sa patronne, ne put retenir une remarque :
"Violés par les ours Madame ?"
Herbert que les propos aigris de sa femme fatiguait souvent, éclata de rire. Madame Fretin eut l'air stupéfait et parut très décontenancée par cette remarque et ce trait d'esprit plutôt innattendu chez cette jeune personne d'allure très convenable, elle maugréat sur un ton sec et pincé :

-"Bon, bon, ça va, essayez de ne pas être en retard à l'avenir !"

La petite Chérie fit irruption pieds nus dans le couloir, et courut vers Mary en lui tendant les bras, puis joyeusement s'exclama :

-"Maman, maman, viens je t'ai fait une surprise !"

La gouvernante sourit à l'enfant, puis d'une voix calme lui dit :

-"Allons Aliénor, appelle moi Mary, s'il te plaît !"

La jeune femme était la seule à appeler Chérie Aliénor.

Odile contempla la scène l'air furibond, Herbert que ces problèmes domestiques et familiaux agaçaient, et qui avait l'esprit occupé par la négociation qu'il devait traiter dans quelques minutes, pressa sa femme de partir. Le couple entra dans l'ascenseur.
Chérie prit Mary par la main et l'entraîna sur la moquette du grand appartement  vers sa chambre pour lui montrer sa surprise...
(à suivre)

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