Chez Amine
raphaeld
Je me sentais bien chez oncle Amine. C'était moderne et occidental.
Il avait banni les napperons que mes tantes posaient sur leurs télés et chacun de leurs meubles. Il n'exposait pas les photos en noir et blancs de la lointaine Algérie, sur lesquelles posaient vigoureusement mes arrière-grands-parents en tenue traditionnelle ; ces regards qui me mettaient mal à l'aise, il les conservait à leur place, dans des albums.
Les mains de sa femme n'étaient pas recouvertes de henné. Je me rappelle mon dégoût lorsque mes tantes tendaient leurs doigts boudinés et dégoulinants vers moi, pour me passer la main dans les cheveux. Chez oncle Amine, on mangeait assis sur des chaises, avec des couverts, chacun son assiette ; chez mes tantes je devais chercher un endroit non contaminé dans le plat en surveillant du coin de l'œil les convives grassouillets qui se léchaient les doigts.
Et chez mon oncle, la chaîne hi-fi ne passait pas des versets du Coran mais du Pink Floyd. Surtout, on y parlait français. Je n'ai jamais compris un mot d'arabe.
Pourtant, Amine ne manquait pas une prière et s'occupait de l'éducation religieuse de ses filles. Il leur expliquait que la foi était une affaire de cœur, mais que la non-consommation de porc, la prière et le port du voile étaient une affaire de choix. D'ailleurs, elles ne le mettaient que pour protéger leurs oreilles et leurs cheveux.
Vers mes quinze ans j'étais empli d'un profond mépris pour la religion et pour tous les croyants. Et dès que quelqu'un osait me demander si ma vie n'était pas dénuée de sens, ou comment je pouvais me lever le matin sans croire en rien, j'explosais.
Ce sentiment a rapidement dégradé mes relations avec oncle Amine. J'étais devenu silencieux à table, distant lorsqu'il priait, et irritable lorsqu'il abordait le sujet de l'Islam avec ses filles. Je trouvais odieux qu'il pût leur inculquer un prisme aussi opaque, des valeurs aussi figées. A cette époque j'aurais voulu cracher sur les cinq piliers de l'Islam, vomir sur la croix, et brûler tous les saintes écritures.
Amine a dû remarquer ce qu'il se passait chez moi. Un soir il m'a demandé de le rejoindre dans le salon pour discuter. Il avait mis Atom Heart Mother en fond, posé son exemplaire du Coran sur la table basse et revêtu sa gandoura. Je suis resté debout. Il m'a demandé ce qui n'allait pas.
- Je veux bien que tu croies en ces conneries, lui ai-je dit en désignant le Coran du menton ; mais pourquoi t'as besoin de pourrir la tête de tes filles avec ça ?
Oncle Amine a respiré profondément. On ne l'énervait pas facilement.
- Ce que j'offre à mes filles, c'est une opportunité. Je leur apporte ce que je sais et ce en quoi je crois, comme le fait ton père avec toi.
- Comme si on peut avoir le choix quand on te matraque ça depuis le berceau !
- Tu ne t'en rappelles sûrement pas, mais quand tu étais petit tu m'imitais lorsque je faisais la prière…
Il tentait de m'amadouer avec le coup des souvenirs d'enfance. Un grand classique.
- J'avais aucune idée de ce que ça voulait dire. Puis je devais trouver ça grotesque.
- Eh bien, voilà ce que j'apporte à mes filles… Le sens que j'ai trouvé à ces gestes-là. Je ne les pousse pas à m'imiter, je leur laisse le temps de décider si elles ressentent la même chose que moi ou pas.
- Mais c'est pas une question de ressenti ! Y'a que l'éducation qui compte ! C'est comme ça que ça se propage ces trucs-là !
- Assieds-toi.
Son calme changeait parfois de couleur. Dans ces moments-là il pouvait dégager une autorité absolue.
- Tu penses que rien de tout ça n'a de sens… Que ça a été écrit par une bande d'illuminés dans le but de contrôler les foules… C'est peut-être le cas. Mais plusieurs fois dans ma vie j'ai senti Sa présence.
- Mais c'est de la lâcheté ça ! Toujours s'appuyer un truc imaginaire pour expliquer les choses, pour se laisser guider, au lieu de se battre et d'utiliser son cerveau pour trouver les vraies preuves !
- L'esprit cartésien n'est pas incompatible avec la foi. J'ai des amis mathématiciens et physiciens qui croient en Dieu. Ils te diraient que la foi et la science opèrent dans deux domaines complètement séparés. Et même, dans certains phénomènes non expliqués, dans certains axiomes ou postulats, il leur arrive de déceler un dessein supérieur.
Je suis resté silencieux. Il me paraissait absurde que des scientifiques pussent baisser les bras à ce point. Pour moi, qu'ils renonçassent à soulever un coin du voile, trop lourd pour leurs méninges poussiéreuses prouvait bien que la foi était affaire de faiblesse. Mais le calme d'oncle Amine commençait à m'envahir.
- Crois-moi Raphaël, j'ai eu ton âge. J'ai aussi eu ce feu de révolte au fond de mon cœur.
- Mais t'as toujours été musulman…
- Pas toujours, au fond, non. J'ai eu mes doutes moi aussi. Nous remettons tous, un jour, ce que nous ont transmis nos pères…
- Et qu'est-ce qui t'a poussé à y revenir ?
- Rien de précis. Un sentiment général qui s'est développé avec les années.
- Si t'avais pas eu une éducation musulmane, ça se serait pas passé comme ça…
- Peut-être. Mais toi qui es athée, tu ne penses pas que ça peut aussi venir de ton éducation ? Et regarde tes parents. Ton père a grandi dans une famille catholique, ta mère a eu une éducation musulmane.
- Ils ont fait le bon choix, eux !
Il se leva, coupa la musique et se dirigea vers l'évier pour les ablutions. Il allait me faire l'affront de prier devant moi.
- Il n'y a pas de bon choix, Raphaël. Toi, qui es athée, devrais en être d'autant plus convaincu. Si tu admets qu'il y a un bon choix, cela veut dire qu'il y a un ordre supérieur, une moralité…
Il s'agenouilla au pied de son tapis. Je réfléchissais à une réplique cinglante. Mon oncle se tourna vers moi, et voyant que je restais silencieux, continua.
- Tu te dis dénué de spiritualité. Mais tu vois bien que ce n'est pas le cas. Tu adhères à un ordre de valeurs, j'adhère au mien.
- Le mien au moins, il ne me force pas à faire certaines choses… Ton rituel, là…
- Tu penses vraiment que je me force à faire ça ?
Et il se détourna de moi. Je savais qu'il était hors de question qu'on lui adressât la parole pendant sa prière. Je serrai les poings, honteux de n'avoir pas pu me battre avec plus d'acharnement, d'avoir laissé mes convictions se dissoudre dans la voix lente de mon oncle.
Je l'observai. Ces gens-là sont certainement faibles, il n'y aucun doute là-dessus, me dis-je. Mais cela vaut-il la peine de leur agiter leur lâcheté sous le nez ? Des gens comme mon oncle ne font de mal à personne. Peut-être en partie à ses filles, auxquelles il offre le chemin le plus facile, celui où tout nous tombe dans le bec sans qu'on ait besoin de se poser la moindre question... Rien n'est moins sûr.
Après cette discussion, je n'ai plus voulu aller chez Amine. Ni chez mes tantes d'ailleurs. Il m'arrive parfois de croiser mes cousines. L'une d'elles porte un voile coquet, de temps en temps.
Intéressant ! Vraiment.
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
J'aime comme au final tu ne donnes aucune conclusion a ton texte. On se doute bien que ton regard sur l'ado que tu étais est surement impitoyable, mais ici, non. Tu présentes deux avis opposés, leurs arguments (ou absence d'arguments) et tu nous laisses choisir. c'est tres intelligent
· Il y a environ 10 ans ·jasy-santo
Flatteur ! Mais merci, et c'était le but, juste pousser à la réflexion... (Autant qu'on puisse le faire en aussi peu de lignes !)
· Il y a environ 10 ans ·raphaeld
J'aime bien ce genre de choses, ou on laisse le lecteur déduire ce qu'il veut!
· Il y a environ 10 ans ·jasy-santo