chronique d'une semaine ordinaire

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17 mai. 8h45. Le Charbonnier, angle Magenta-Chabrol. Paris 10ème.

Adèle et Marie se retrouvent pour un café quotidien. Elles se sont quittées la veille vers dix-huit heures, se sont parfois également vues lors d’un dîner chez l’un ou l’autre. Chaque matin, elles se racontent les détails de leur soirée, coups de fil, dossiers humains restés en suspens la veille.

Ça les intéresse finalement bien plus que le travail qu’elles font en commun pourtant avec bonheur depuis plusieurs années maintenant, lorsqu’elles se sont associées pour dessiner des collections de sacs à main. Adèle est aussi sophistiquée que Marie est nature. Elles sont sans doute complémentaires. Cela fait en tout cas plus de vingt ans qu’elles sont amies.

Plusieurs thèmes sont récurrents.

Le père d’Adèle, fortuné et fraîchement veuf, vient d’épouser la maîtresse qu’il avait depuis vingt cinq ans, et demande à ses six enfants de signer une acte de renoncement à toute question sur la succession. Lorsqu’on interroge Internet, des warnings clignotent partout pour mettre en garde les enfants d’un premier lit contre ce type d’acte. Adèle a envie de se révolter pour la première fois de sa vie.

Marie est mère d’adolescents en déshérence scolaire. Colère, lassitude, remise en question, agacements, doutes, empathie, fierté parfois, … Ce sont les sentiments mêlés qui l’habitent chaotiquement. Par ailleurs, en ce moment, elle cherche à épargner aux siens le mariage cet été en Pologne de son neveu, catholique intégriste. Sans froisser l’adversaire. Mais elle n’est pas diplomate. C’est sa marque de fabrique.

Aujourd’hui, c’est de Patrick dont il s’agit.

Ami d’école, il vieillit mal dans son homosexualité célibataire. Il est aigri, paranoïaque, ultra-susceptible et plus marrant. Elles le voient de loin en loin, par fidélité. Les relations se cabrent. Elles n’ont plus envie. Il a rencontré Adèle la veille et s’est plaint, l’air de ne pas y toucher, que Marie ne l’ait pas remercié pour le cadeau commun fait lors de la dernière fête. Cela relève selon lui d’une grave dérive de la société d’aujourd’hui. La politesse n’est plus ce qu’elle était. Pour appuyer ses dires, il invente faits et  témoignages. L’affaire enfle … Une petite histoire de temps en temps lui est nécessaire pour ne pas perdre la main.

18 mai. 8h30, Le Charbonnier. Avec Lara et Sophie .

Le cas de Lara les passionne également. À la dérive dans sa vie privée, maîtresse maltraitée d’hommes toujours mariés, elle avance professionnellement d’une façon sporadique. Hors du travail, face à la vie, elle a choisi la politique de l’autruche, la fuite en avant. Elle est absente d’elle-même. Elle a obtenu non sans mal un agrément d’adoption en tant que femme célibataire. Mais ça ne l’intéresse plus. Lara vient de se faire licencier sauvagement, sans bien sûr comprendre ce qui lui arrive, sans avoir vu venir les coups. Elle prend une avocate à sa mesure  qui lui conseille inlassablement d’attendre sans bouger. Et Lara morfle d’aller chaque jour au front.

Sophie, copine de Lara. Après khâgne et hypokhâgne, elle a bifurqué vers la mode. Elle parle beau, assez théâtralement. Elle a épousé Marc, un mou du j’nou comme on en rencontre rarement, surtout parmi les cinquantenaires.  C’est elle qui fait bouillir la marmite de leurs deux enfants. C’est elle qui tire et qui porte. Lui, il est là, jaloux de sa vie sociale, accroché à son rocher comme une moule. Marc est un gratteur de guitare. Chez eux, on n’échappe pas à ses prestations sonores. Il est interdit de manifester le moindre signe de lassitude.

Sophie va mal, menace de craquer nerveusement. Pour lutter, elle se noie dans ses logorrhées et n’écoute plus rien. Elle se recroqueville. La communication est devenue difficile.

Elle aussi s’est fait virer de la boîte dans laquelle elle travaillait depuis vingt ans. Mal défendue par sa cousine avocate, il lui reste une blessure béante, même des années après.

19 mai. 9h30, Le Charbonnier.

Antoine et Thibaut arrivent à leur tour au café. Ces deux-là sont inséparables. Talentueux, ils travaillent pour la télé et rêvent de cinéma. Eux aussi, ils ont leurs dossiers, qui parfois croisent ceux des deux filles. Un humour torride et une finesse des perceptions en font des gens qui comptent pour Adèle et Marie. Leur question du jour tourne autour de David, un winner de la production, jeune, beau, brillant, qui leur offre une association professionnelle. Mainmise ou élan altruiste ?  Marie a un avis. Elle est contre.

20 Mai. 8h45, Chez Pierre, Place de la République. Paris3ème.

Edgar est né nanti. Il a une histoire de famille chargée : alors qu’il a 3 ans, sa mère se suicide lorsqu’elle découvre que sa propre sœur et son mari sont amants. À 16 ans, son frère aîné, homosexuel et rejeté par son père, s’est défenestré.

Dans sa famille, on le croit célibataire endurci, mais ses proches connaissent son goût pour les petits jeunes auprès de qui il joue le rôle de mentor. Il n’hésite pas à aller les séduire dans des contrées lointaines. Il tient à avoir du recul, et ponctue chaque phrase par un petit ricanement. Adèle et Marie n’y croient pas.

21 mai. 9h, Le Virage, coin Fidélité-Paradis. Paris 10ème.

Adèle a eu la veille un appel de Charlotte. Expatriée en province pour suivre son mari, elle a des enfants en bas âge qui lui font perdre tout sens commun. Elle débarque à Paris, ses enfants sous le bras, et demande à Adèle de les accueillir chez elle. Célibataire, finalement heureuse de l’être, Adèle rue dans les brancards à l’idée de se taper la copine et d’avoir à se pâmer devant les deux trésors.

Ainsi va leur vie, à ces deux filles.
Une vie basée sur les gens de leur paysage qu’elles partagent, qu’elles décortiquent.
Sur leurs sentiments qu’elles analysent, qu’elles décortiquent.
Sur les mots qu’elles s’échangent, qu’elles décortiquent.
Des corps quittés.                   
Par la candeur de leur jeunesse.                                               
Et habités par une appétence du fonctionnement humain.

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