Hôtel Bristol
Etaïnn Zwer
C’est le point central du roman, la plaque tournante de la réalité, la ligne frontale où s’agrège le discours. On pourrait rejouer cent fois la scène, le dialogue, il est toujours là. Un petit angle droit dans le quadrillage géographique. Je le vois sans le connaître. Je sais le nombre approximatif d’obus qui ont rongé le bâtiment, les fissures dans le mur de la salle de bains - chambre 287, les rencontres fortuites dans les couloirs, l’odeur du haschich figée sous la peau et celle de la peur quand l’homme se cogne la viande pour compter les morts et les vivants. Vivant. Debout/couché/accroupi/prostré. Vivant. Dans la poche de chemise col druze, deux billets, un numéro de téléphone griffonné, un paquet de cigarettes - fumées jusqu’au filtre, petite nourriture de l’angoisse. Et le passeport bicéphale, qui ennemi qui frère, portrait incestueux. Je le vois dans l’eau forte de ses paroles. J’en ai fouillé tous les murs, gratté l’enduit pâle, compté les étages, les portes sans serrure. Il est là ancré en bout de phrase, en bout de course. Quelle que soit la route parcourue, comme une flèche désirante. À l’Est, à l’Ouest. Partout des figures maculées, incendies au coin des lèvres, les doigts crispés. Manœuvre/victoire/repli le long des lignes d’assaut. Signaux sans raison allumés bottes de foin. Dans le brouillard des ruines, dans la nuit, dans le grondement des tirs, marcher vêtu de son sang. Se coudre les paupières. Des mains dansent dans l’air comme des pendus arabes. On entend des mots retroussés, exhortations bouchères. La disparition attend sa forme, la peur dévore la peur. Je le sais, sans le connaître. Je le vois sur ses lèvres qui dessinent un cube mangé de sales vies humaines, de métal et de stupeur.
De là-haut on distingue les taxis qui battent le rappel, la rumeur qui monte verticale comme une pierre jetée vers le ciel. Au loin, ruelles croupies, carrefours défoncés, clubs incongrus. Au loin, la ligne verte comme une longue traînée exotique. La végétation éparse dans ce trou-là. Des palmiers. Des palmiers. Petits bouquets musulmans. Je les vois sur l’écaille froide de ses yeux. Sa bouche est attirée, plomb aux commissures. Le mot enfle, comme un phare, il bat sa poitrine, son estomac, ses bras. Paysage maquillant la vie. Marquage au sol. Il me raconte. Tous ces gamins qui jouent dans l’utérus de la guerre. Près de l’hôtel Bristol. Beyrouth. 1984.
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C'est très beau ! Chapeau bas !
· Il y a presque 11 ans ·luz-and-melancholy
magnifique...
· Il y a plus de 14 ans ·denis-saint-jean
J'adore.
· Il y a plus de 14 ans ·bibine-poivron
Sublime texte. J'adore la façon dont c'est écrit !
· Il y a plus de 14 ans ·fabiolam
Intéressant, j'aime surtout le début qui fait hésiter sur la réalité du texte. (et puis "l'utérus de la guerre", l'image est parfaite pour finir)
· Il y a plus de 14 ans ·Thomas Morisset