CHUTE DE L'ARBRE AMI

John Wesley Northridge

 Mon ancien voisin, le voisin de ma vie d’avant est un homme étrange et très séduisant.

Il fait partie de ces gens élégants qui n’ont pas d’âge, qui dépaysent. A ce jour, une seule fausse note chez lui, un bonnet péruvien que je ne comprends pas. C’est un ermite raffiné, sociable à ses heures quand la grande poésie qui l’habite demande à sortir vers l’autre. Parfois il a juste envie de boire un coup, il redevient humain alors, et l’échange peut naître. Dense, riche, anachronique dans sa nécessité d’aller vers la complexité des choses. Du matin au soir il fait, il fabrique, il prépare, il construit. Après il chante fort pour se reposer et s’élever, aussi.

Chez lui tout devient matière, matériau pour. Les objets existent, ils ont une fonction. Tu les sens à leur place. Le piano, les outils, les verres épais pour boire de l’eau du cidre ou de la ricoré et les livres. L’atelier les établis les foreuses derrière un vague tissu, tout cela est animé d’une vie propre.  Même la salade est plus dense quand il la prépare, plus nourrissante, peuplée d’échalotes. Dans un coin de son antre, un bout de bois traîne sur le parquet. Un morceau de pin bien sec qui fut parasol un jour.

Ami ou ennemi ce pin ?  Il me raconte.

En Toscane, dans sa forêt d’origine, il faisait partie du monde solide. La pierre de la montagne, tous ces arbres et la rivière en bas, le ciel en haut, la vie au milieu étaient solides. Un écosystème de stabilité parfaite. Pendant la guerre, les maquisards Italiens s’étaient cachés dans les châtaigniers qui poussaient là-bas depuis toujours. Pour débusquer ces hommes, les allemands avaient arraché les racines profondes des arbres et rasé les collines alentour. A la Libération, on replanta distraitement ces pins parasols aux ancrages de surface, moins crochés au sol et fragiles comme des dents de lait.

C’est dans un atelier planté à mi-pente du maquis que Monvoisin sculptait la pierre, le marbre, depuis des années. Il vivait dans la pierre tout autour et dessous, sous ses pieds aussi. Sa vie était solide, son travail était lent et profond, son mariage aussi, construits pour durer. Il quittait le matin l’éternité de l’amour pour retrouver l’éternité de son œuvre.

Puis l’amour s’est essoufflé silencieusement pendant qu’il travaillait, s’éloignant de lui sans qu’il s’en doute. Sa belle italienne, sa femme, tournait en rond dans le château perché sur les hauteurs de Florence parce qu’il travaillait trop, le travail prenait toute la place. Le projet de Monvoisin était tellement ambitieux qu’il l’emmènerait au terme d’une existence entière, et même au-delà. La colline bougeait oui, sous ses pieds et le bel équilibre se disloquait mais bien calée dans ses mains, et dans ses outils la vie paraissait immuable. La belle italienne dépérissait, elle devenait moins belle, moins italienne.

Un matin, ouvrant l’œil sur son amour, il ne le vit pas. Il se dit « Tiens, mais je péris».

Choqué de ce constat insupportable et bien éveillé à présent il enfila des bottes parce qu’il pleuvait. Depuis plusieurs jours il pleuvait sans discontinuer, on parlait d’inondations. A moto dans la gadoue sur les chemins serpentant il ne pouvait y croire, ne pouvait y croire. La colline avançait vers lui rapidement, le moteur tournait bien mais il ne reconnaissait rien. Les yeux mouillés de l’eau du dehors, et de l’eau du dedans, il cherchait le profil familier de son atelier arrimé à la pente sous la voûte des pins. La pente elle-même était différente, nue sous des mares boueuses s’éfilant jusqu’en bas, dans la rivière. Et la rivière était sortie de son lit, bouchée de troncs enchevêtrés. Parmi les troncs, des morceaux de marbre.

Parmi les morceaux de marbre, des assiettes et du pain restant de mon repas d’hier, des pages de mes carnets, des choses à moi. Si la fenêtre de l’atelier se trouve dans la rivière c’est qu’elle n’est plus accrochée nulle part, ce n’est plus un rempart aux invasions du dehors. C’est qu’elle ne délimite plus un univers stable, c’est que mon atelier n’existe plus, c’est que plus rien n’existe. Je n’avais pas terminé pourtant. Soit.

Monvoisin a ramassé un morceau de l’arbre qui avait charrié sa vie dans la rivière en transperçant son atelier, et l’a fixé au porte-bagages de sa moto. Il a fait la route dans l’autre sens, doucement cette fois-ci parce qu’il se sentait une fragilité nouvelle. Arrivé chez lui dans le château il a bien sûr orchestré le drame d’un départ, quitté la belle italienne, organisé la suite, pris l’avion sans rien emporter que de petits instants de sa grande œuvre dans un grand container et aussi, le morceau de bois.

Une lampée de vin, un rire, la suite et la fin.

 Toujours le travail du matin au soir, mais un atelier différent ici donc, à Paris. Peuplé de petits personnages légers, aériens. Un monde de figures délicates sculptées dans le métal qui prennent vie chacune avec chacune, pour créer des situations qu’il nomme comme elles émergent. Comme des idéogrammes, un peu. Une belle française gravite autour de lui, qui ne dépérit pas du tout et lui apporte tout l’amour qu’il lui faut pour nourrir son travail.

Et tous les jours, il enjambe l’arbre pour se souvenir de la perte et de la renaissance.


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