Claudette

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Concours NEON : les portraits de l'irrévérence

Elle s'appelle Claudette. Rien qu'avec son prénom, vous vous en doutez : Claudette n'est plus toute jeune. Tous les jours, elle se rend au supermarché pour acheter sa boîte de petits pois. C'est son rituel. Certains lisent le journal, boivent leur café, fument leur clope. Elle, elle mange des petits pois. Ce n'est pas qu'elle adore ça, non, simplement les petits pois, c'est vert et mou, ça nourrit et ce n'est pas très cher. Aux yeux de Claudette, les petits pois font parfaitement leur job. Ils lui permettent de discuter avec Jasmine, la caissière. Et surtout, de s'adonner à son activité préférée : emmerder les gens. Bien sûr, elle choisit ses proies. Elle se concentre uniquement sur les messieurs en costume et les dames en tailleur. Les messieurs en costume parce qu'ils la regardent de haut, et les dames en tailleur parce qu'elle regrette le temps où elle en portait. En général, lorsque Claudette se rend au magasin, les « costardés », comme elle les appelle (la ressemblance avec « attardés » lui plaît), sont déjà en train de parcourir les rayons à la recherche du repas qui leur fera prendre le minimum de retard sur leur planning. Pour ces messieurs, ce sera un sandwich, pour ces dames, une salade.  Et pour Claudette, des petits pois.

Justement, ce mardi, voilà qu'une jolie victime potentielle arrive, affublée d'un tailleur rose absolument seyant.  Claudette est à l'affût. Elle guette le bruit des talons qui l'avertira de l'imminence de l'arrivée de sa proie. Armée de son parapluie, elle est en place. Ne vous imaginez pas qu'elle va tabasser la costardée ! Du rayon thon en boîte, surgit un pied. Et quel pied ! Honteusement habillé par… Une chaussure de sport. Au pied succède rapidement une jambe, puis le fameux tailleur rose. Claudette est offusquée, scandalisée, mortifiée. Un tailleur et des baskets ! La réprimande va être fatale.

« - Excusez-moi, Madame… »
Encore une de ces petites vieilles qui me font perdre mon temps. Celle-ci pourrait avoir le palmarès du ridicule, avec son tablier fleuri et ses sabots. Elle essaie d'attraper une conserve avec un parapluie qui ne doit plus beaucoup parer la pluie. Si ce n'est que ça…

Futée, la costardée. Elle lui attrape non pas une, mais trois boîtes de petits pois. Claudette va devoir redoubler d'imagination pour neutraliser la coriace femme en rose. C'est très gentil Madame, mais une seule aurait suffi. Non, pas celle-ci, celle-là. Ah non, pas en 500g, vous croyez que j'ai besoin de tenir un siège ? Par contre j'aurais préféré la version bio, maintenant avec tous ces pesticides vous savez… Mais quel est le prix ? Je n'arrive pas à lire sans mes lunettes. Et le prix au kilo ? D'accord. Vous pensez que c'est plus rentable si j'en prends deux ? Oh je n'avais pas vu cette marque, c'est nouveau ? Pourriez-vous m'en attraper une ? Vous êtes bien aimable. Pensez-vous que les petits pois sont meilleurs surgelés ?

En papotant avec Jasmine, Claudette jubile. Elle a réussi à bloquer tailleur-baskets plus de dix minutes au rayon conserves. Encore une fois, mission réussie. Jasmine est dans la confidence, elle prend le temps de discuter avec Claudette pour emmerder son patron. Chacun ses intérêts. Pendant ce temps-là, tailleur-baskets piétine d'impatience derrière elle. Elle est loin de s'imaginer que Claudette a encore plus d'un tour dans son sac… Ma petite Jasmine, je perds la tête, où ai-je bien pu fourrer ma carte bleue ? Payer en espèces ? Vous n'y pensez pas, je n'ai pas 1€14. Je peux vous faire un chèque ?

Décidément, je n'aurais pas dû sortir du lit ce matin. La mémé bloque toute la file d'attente parce qu'elle ne trouve pas sa monnaie. Quelle tristesse de vieillir ! Elle me fait pitié, tiens. Je vais lui payer ses petits pois, si ce n'est que ça…

L'arroseur arrosé. Pour la première fois, Claudette est vaincue. La femme au tailleur rose lui a offert ses petits pois. Bien évidemment ce n'est pas la générosité qui l'a poussée, mais son planning. Pour ces gens-là, chaque minute compte. Mais qu'importe, Claudette a repéré une nouvelle proie : un homme avec costume, cravate et santiags vient d'entrer dans la boulangerie d'en-face.

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