Clichés nocturnes ou écrire sans savoir 1/2
thib
C'était quelque chose, le ciel, ce matin là. En fait, ce n'était pas seulement le ciel. C'était l'air frais, la brume sur l'étang, le ventre vide et les déjà trois clopes. La ville qui barbotait dans les relents du sommeil, le peu de gens croisés. Et les mots qui lui tournaient entre les mains, qui venaient voleter contre ses tempes. Avec leurs grandes ailes feutrées. Il ne faisait que marcher. Il avançait dans son mégot, les mains englouties par son manteau de frip. Il y avait des trous au fond des poches et de temps en temps, sans y penser, il y passait le doigt. Comme sur de vieilles blessures qui peinent à cicatriser. Il prenait à pleine peau tout ça. La lumière rasante, qui dansait dans le brouillard, l'humidité et le bruit qu'il faisait en marchant. D'abord le froissement de son pantalon sur le manteau quand sa jambe avançait. L'assurance de son pas qui rencontrait le sol. Et un second froissement d'étoffe, lorsque les pans de son pardessus retombaient. Il avait peine à garder les yeux bien ouverts parce que, une fois que tout était bien rentré, alors, ça se mettait au coin des pupilles et ça restait là à s'engraisser de lumière, comme de gros essaims d'éclats et il était tout autant aveuglé de ce soleil que de l'autre. Le ciment de la fraîcheur murait ses narines.
Il lui fallait un café. Il savait précisément qu'il avait deux euros trente en poche. Il savait où il allait le prendre, son café. En plein matin. Dehors. Avec un cendrier. Il était encore un peu ivre. Et il essayait de retenir les mots qui lui volaient autour. C'est peine perdue, toujours, quand ils ont des ailes. C'est qu'ils sont faits pour l'instant. Pour qu'on respire. Et c'est tout. La fille d'hier, elle avait un autre avis que le matin, le rythme de la marche, la liberté de la faim.
Elle s'était approchée de lui au comptoir. A ce moment là, il devait être en train de broyer quelque chose de sombre, comme souvent. C'était une habitude faite de whisky et d'apitoiement qu'il avait prise très tôt. Une de ces manies détestables que donne la solitude. Et on a beau les combattre, elles sont tenaces. Ce soir là il avait perdu et il essayait de discuter dans son whisky avec quelques souvenirs. Elle était venue à côté de lui. Il l'avait regardée. Le barman, un vieux pote, lui avait envoyé un autre verre.
« Eh bien ? On te connaît tellement que t'es servi sans le moindre mot ? C'est définitivement mauvais pour l'image, ça.
- Il faut bien que ça ait quelques avantages, de faire partie du club.
- Et de quel club parlons nous ? Celui des hommes au cœur brisé qui tentent de féconder leur chagrin avec de l'alcool ? »
Ça l'avait fait sourire. Un genre de rictus douloureux.
« En l'occurrence, il s'agirait plutôt du club des types qui écrivent sans parvenir à aligner une ligne. Mais je n'ai rien contre le fait de féconder. Le chagrin ou autre chose. Avec de l'alcool, tu sais. Parfois ça donne du souffle.
- Pauvre petit cœur. Vieille rengaine. La malédiction de la page blanche. Romantique. Cliché. Mais romantique. L'alcool ne donne pas que du souffle. De temps en temps, il donne aussi du mou.
- Par les temps qui courent, croies moi, il vaut mieux se réfugier dans les lieux communs quand on le peut.
- Allez. Je ne peux pas croire que ce soit si foutu que ça.
- Tu n'as pas idée. Et toi qu'est ce qui t'amène dans ce temple de la débauche ? Je t'ai vue en grande conversation tout à l'heure. Elles sont devenues quoi, tes copines ?
- Avec un peu de chance, elles ne se sont même pas aperçu de mon absence et parlent encore capotes et mode.
- J'aime bien l'association. Même si je doute que le beau sexe ait besoin de mettre des escarpins pour une histoire de capote.
- Juliette.
- Salut Juliette. Moi c'est Alex.
- Alors, Alex, j'ai entendu dire que tu écrivais ? Merci. »
Comme par mégarde, une bière venait d'atterrir dans sa main.
« J'essaie, en tout cas. Mais il y a des soirs où ça fout le camp. Je ne sais plus pourquoi, je ne sais plus comment, plus rien. Même pas par où commencer.
- Peut être que tu n'as rien à dire ? Va savoir…
- Je serais bien tenté de te dire oui, mais je vais passer. Il me semble qu'on a tous des choses à dire. Les écrire, c'est autre chose. Mais à dire, oui.
- Et tu crois qu'il y a vraiment une raison à l'écriture ?
- Eh bien pour être franc, j'espère qu'il y en a. Sinon, quoi, aucune raison à faire ce qu'on fait, à vivre ce qu'on vit, et il reste quoi ?
- Des raisons je n'en vois pas. C'est comme ça. On est là, et on a pas demandé. Ni toi ni moi ni personne. On essaie de faire avec ce qu'on a en espérant le mieux.
- On trouve des moyens d'être soi-même.
- On devient ce qu'on est.
- Pas devenir, être.
- Je n'ai pas lu ce bouquin de Nietzsche.
- Et moi je n'en ai lu aucun. Mais ça ne change rien. »
Il se souvenait encore bien du plaisir qui se chauffait à son visage. Il se souvenait qu'ils parlaient sans forcément toujours se regarder en face. Qu'elle était à côté de lui comme si la lumière avait été éteinte. Il déboucha finalement sur la place Flagey. La terrasse du Belga était déjà sortie et les chromes cliquetaient. Il s'installa à une table et fouilla ses poches où il parvint tant bien que mal à dégotter un stylo et une vieille page de journal. Commanda son café. Se retourna un peu, pour mieux voir la soirée d'hier.
« Alors, tu es un misanthrope comme tous les nouveaux nés ? Elle avait dit.
- Oh non mon dieu. Je déteste presque autant les misanthropes que je me déteste moi-même. Même si je dois reconnaitre qu'ils sont un peu comme les cafards ou les témoins de Jéhovah.
- Il va falloir m'expliquer quel point commun on peut trouver aux cafards et aux… ah non, je comprends.
- Outre le fait qu'ils s'arrangent toujours pour apparaître aux mauvais endroits, au mauvais moment, et qu'ils résistent aux radiations, ce sont les erreurs nécessaires de l'évolution. Enfin les cafards surtout. On aurait pu se passer des autres.
- Et ça y est, tu deviens misanthrope.
- Non. Vraiment. Je le redis. Pas pour moi jeune fille merci.
- Jusqu'à présent tu en as pourtant bien tous les signes. Sauf l'opportunisme peut être.
- Et ça devrait te mettre la puce à l'oreille. Non, pour en finir et parce que je veux que tu me parles un peu de toi, je vais te dire un secret. Approche. »
Elle était venue plus prêt. Il lui avait glissé dans l'oreille : « La vie est merveilleuse et convulsive. » Elle s'était étouffée dans sa bière avec un rire prodigieux. C'était la veille. Il se souvenait de l'empreinte que sa chaleur avait creusée dans l'air pendant la nuit. Des draps gorgés de bruits, de son odeur. Impossible à décrire. L'odeur d'une femme après l'amour, c'est l'odeur d'une femme après l'amour. C'est un pollen très spécial, qui est fait avec le mouvement du sang, les éclats de la peau qu'on a touchée et qui chantent, et l'abondance, et qui donne envie de ces lourdes nuits d'été où trop de choses vivent pour que l'on dorme. Il ne s'était pas pressé pour partir. Il s'était senti bien, là, à sa place dans les échos de toutes sortes qui éclairaient tous seuls.
Il avait le regard clair et droit dans le plâtre du froid. On ne savait pas trop ce qu'il voyait, c'était superposé aux choses peut être. Ou bien dedans. Son café était chaud. Il se roulait une cigarette et on comprenait à ses traits sans heurts qu'il n'avait pas besoin d'écrire. On comprenait aussi que là haut le ciel avait un visage semblable, un visage de vent, une bouche de temps qui passe et de grands bras d'oiseaux et qu'il était en bas, lui, avec son cœur. Avec plus que des mots qui se gonflait de sève à mesure qu'il se taisait. Sous le sens, un corps prenait lentement force et flamme.
Il ne s'était même pas vexé de son hilarité. En fait il y avait participé de bon cœur. Il faut bien avouer que ça faisait trop solennel, d'un coup. Et tout ce qui est vraiment grave est d'autant plus léger qu'il n'y a pas de profondeur dans l'homme, et une vérité c'est qu'on fait tout tel que l'on est. Ni plus ni moins, que ce soit la vaisselle ou l'amour.
« Alors c'est avec ça que tu emballes les filles ?
- Ça ne marche pas ?
- Etrangement, ça marche très bien.
- Tu sais c'est pas mon truc d'emballer les filles. Discuter, passer un bon moment, et puis baiser, non merci.
- Tiens donc, Alex. Je ne sais pas pourquoi, tout d'un coup, tu es bien moins vendeur.
- Bon d'accord j'adore ça. Mais j'aime tout autant la partie discussion. Tu sais, c'est chaud, drôle, humain.
- Et ça te permet de te détester un peu plus le matin suivant en te disant que c'est toujours la même chose qui finit par arriver.
- C'est vrai. Tu me comprends bien dis donc. Allez, vas y, taille moi le portrait.
- Non. Je ne pense pas que…
- Si si j'insiste.
- Tu es sûr ?
- Oh oui. Et ensuite on arrête de parler de moi. Le monde est grand. Beaucoup de choses à dire. Allez c'est parti.
- Bon… Tu viens d'une famille modeste mais tes parents sont très cultivés. Tu te balades pendant tes études, c'est trop facile. Même à la fac, tu ne fais aucun effort, tu ne prends pas ça au sérieux et ça te vaut, à la fin, des notes moyennes. Tu lis beaucoup, depuis que tu es petit. Du coup, tu comprends plus de choses que la plupart des gens que tu croises. Et quelque part, ça te fait chier. D'être à part. Dans ton inquiétude. Je dirais que tu as eu un frère, ou une sœur. Non un frère. Tu es l'aîné des deux, ce qui accroit ton sens des responsabilités. Et ça t'a rendu grave. D'autant plus réceptif à l'humour, donc. T'en es venu à écrire de manière tout à fait logique. Du mal à communiquer les choses qui t'émeuvent, en proie à des sentiments forts et contradictoires, notamment face aux femmes que tu ne connais pas… avec pourtant quelques figures mémorables, des amours impossibles. Et finalement, ces amours là, les filles faciles, les gens moins lucides que toi, ça t'a conduit à pas vraiment t'apprécier. Je chauffe ?
- C'est plutôt épatant. Vraiment. Avec juste un peu de cliché où il faut. Pour faciliter. Tu me transformes en personnage de roman.
- Déformation professionnelle, je suppose, fit-elle avec une moue. Dis moi, tu voudrais pas sortir de ce trou et aller marcher ? »
Quand je viens lire là, chez toi, je prends ma dose de quelque chose, j'ai même pas trop envie de dire grand-chose, merci.
· Il y a environ 9 ans ·(détail , peut-être la mise en page welove, qui a fait bugger l'insertion des dialogues qui me chiffonne un peu l'œil, et la fluidité de la lecture)
hel
Et la musique est top aussi.
· Il y a environ 9 ans ·hel
Ah Hel... merci, merci, merci. Du passage. De tes lectures. De ta compréhension aussi.
· Il y a presque 9 ans ·Pour la mise en page, c'est sans doute moi, j'avoue que je change de tiret comme de chemise. Et Word s'amuse à changer d'espace et à bien m'enquiquiner, alors parfois j'abandonne et tant pis, mais c'est un peu égoïste.
Merci encore, parce que, et oui, la musique est top ;)
thib
*Attention voix de pointilleuse *
· Il y a presque 9 ans ·le seule valable pour l'insertion des dialogues c'est celui ci : — (alt+0151) c'est la chemise à arborée en toute occasion :)
hel
Purée il est parfait celui là ! Merci. Tu viens de m'ouvrir la porte du Graal (si si, il y a une porte dans la coupe). Merci merci merci.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Hmmm la poésie fait décoller les mots et les clichés prennent vie à travers ce dialogue, merci....
· Il y a environ 9 ans ·bleuterre
Merci à toi, pour ton attention à ces petits détails. Pour savoir recevoir l'atmosphère, aussi. Merci.
· Il y a presque 9 ans ·thib