Le veinard.

"La dernière fois où j'ai vu Peter Parker ?"

Je me demandai bien ce que ce gros balourd de flic voulait à ce freluquet de Parker. Mais comment font les flics de New York pour grossir autant ? Ils carburent aux royal Donuts ? Je pris un air inspiré :

"Parker ? Le petit gars à qui le patron achète des photos de temps à autre parce qu'il lui fait un peu pitié ?

-Epargne-moi tes commentaires et répond à la question, funny guy !"

La seconde chose que je déteste chez les flics new yorkais est leur absence totale de discernement. Ils peuvent parler au plus grand photographe de presse du Daily Bugle, comme il parlerait au premier malfrat venu. Seriously ? Qui avait photographié le maire en train de mettre ses mains dans le corsage d'une stagiaire à une soirée de charité pour les orphelins de la ville ? Certainement pas ce puceau de Parker. Il s'était tenu la quasi totalité de la cérémonie bien sagement assis au deuxième rang, tellement insignifiant que je ne l'avais même pas vu s'éclipser. Ou comment rater le cliché à 500 $. Quand j'y pense, ça méritait même beaucoup plus. Mais va négocier avec cette grande gueule de Jameson. T'as pas le temps d'écarter les lèvres, qu'il ta dégoisé sa litanie de reproches, sa liste de course, son analyse des forces en présence au Congrès et son pronostic pour le prochain match des Yankees.

"Alors ?

-Qu'est-ce que vous lui voulez à Parker ?

-C'est moi qui pose les questions."

Comme si je n'avais pas remarqué. Les flics de New York roulent des mécaniques. C'est dans leurs gènes. Le gène de cowboy de Greenwich village. Je n'ai jamais fait une photo de ces mecs sans qu'ils jouent au dur. Même le Caïd, qui m'a fait l'honneur de me commander un portrait officiel, a un côté vaguement chaleureux (en comparaison). Presque sympathique. Presque. Parce qu'en j'en connais assez sur lui pour gerber jusqu'à la fin de ma vie.

Je jetai un nouveau regard au flic. Vraiment, sa gueule de limace ne me revenait pas. Je n'avais aucune sympathie pour Parker, mais encore moins pour les flics bouffis d'importance. J'étais dans ce métier depuis assez longtemps pour savoir que ce genre de gras-là signifiait : corruption.

"Parker ? Le jeune Parker ?

-Oui, le photographe.

-Photographe, Parker ? "

Je ricanais.

" Votre boss dit que c'est un excellent photographe...

-Mon boss vous dirait le contraire dans les trois secondes qui suivent s'il n'avait pas déjà changé de sujet de conversation... "

Pour la majorité du public, J. Jonah Jameson, propriétaire et rédacteur en chef du Daily Bugle, était un personnage haut en couleur. Pour ma part, j'hésite entre le connard intégral et le pingre compulsif. Peut-être les deux. Et si les photographies n'avaient pas tenu une si belle place dans son foutu canard, y a longtemps que j'aurais fait mon sac et que je l'aurais laissé brailler sur les autres nullards de la rédaction. Son haleine de café froid, putain comme je la détestais. Je ne savais tout simplement pas comment il pouvait avoir une femme. Sans parler de les collectionner.

"Parker, il va, il vient. Il ne fait pas vraiment partie du journal...

-Mais vous, en grand photographe que vous êtes, vous avez l'oeil, pas vrai ? Vous devez bien vous souvenir de la dernière fois que vous l'avez vu..."

Typique du flics de base : après les aboiements, la crème à polir. Comme si j'avais besoin d'un gros lard en uniforme pour savoir que j'étais le seul photographe qui tenait la route dans ce fichu métier. Je veux dire : le seul capable de donner un peu de contenu au Daily Bugle. La femme du gouverneur en petite tenue et en posture non équivoque avec son jardinier ? Les premières photos glamour de Félicia Hardy ? L'histoire rocambolesque du nain et des sept pin-ups ? L'homme sans tête, sans jambe et sans doigt sur la main gauche ? C'est simple, les jours où mes photos ne faisaient pas la Une, le canard ne se vendait pas.

"Ecoutez, si vous voyez Parker, vous lui direz qu'il ne compte plus sur moi pour lui apprendre les ficelles du métier. Nous devions nous voir hier soir, il ne s'est pas pointé.

-À quel sujet ?

-Secret professionnel."

Je n'allais tout de même pas avoué à ce gros enfoiré que je tannais Parker depuis des semaines pour qu'il me file un bon tuyau sur ce taré de Frelon vert. À ce jour, Parker était le seul à avoir réussi des photos de cet hystérique purulent et ça me rendait malade. Sans compter l'exclusivité qu'il semblait avoir négocié avec l'autre gugusse en collant rouge. Seriously ? Heureusement, ma force de persuasion était intacte. Après lui avoir sauvé deux ou trois fois la mise auprès de Jameson, plus quelques biftons parce qu'avec son appareil photo d'avant-guerre, j'avais honte pour le journal, ce blanc-bec avait accepté de me rencarder. On s'était donné rendez-vous au Venom, un bar du côté de Brooklyn où j'avais mes entrées. Ça datait de l'époque de mon arrivée à New York. Le patron était un Irlandais recommandé par mon père. J'avais travaillé derrière le comptoir quelques mois. Histoire de me faire quelques repères, de décrocher mes premiers contrats photos avec des clients pas toujours reluisants sur le plan de la morale, mais quand tu n'as pas le sou et des rêves plein la tête, tu ne regardes pas à ce genre de détail. Maintenant, j'évitais d'en parler. Le passé, c'est le passé. Les négatifs de certains clichés étaient juste en sûreté et m'avaient servi plusieurs fois d'assurance vie.

J'avais eu le temps de boire deux whisky que le Parker ne s'était toujours pas pointé. J'étais resté sans nouvelles de lui, jusqu'à ce matin. Je n'avais même pas posé mes fesses derrière mon bureau, que la terrible voix de Jameson avait fait trembler la rédaction toute entière en gueulant mon nom. Dans ce cas-là, valait mieux se pointer fissa. Tout ça pour me dire qu'un flic voulait me voir. Un énorme flic, ouais.

"Il a fait une connerie ?

-Le bouffon vert, ça vous dit quelque chose ?

-Z'avez qu'à lire notre journal, on en parle toutes les semaines.

-J'aime pas les journaux racoleurs."

J'avais envie de lui dire que je n'aimais pas les flics obèses mais la première chose que j'avais apprise quand j'étais arrivé ici, c'était à la fermer. Je préfère passer pour un couard ou un abruti, que de numéroter mes abattis, cadeaux de ma mère. New York est une jungle que le mec qui est jamais venu n'a pas idée. Y a tellement de malades en liberté qu'il peut se passer n'importe quoi, personne n'est étonné. Cette histoire de Spider-man, seriously ? Qui se voit le cul moulé dans un costume supra-voyant et vas-y que je me dandine entre deux tours d'immeuble suspendu à un fil fin comme de la soie ! Et je ne raconte pas tout. Il m'est arrivé de ramener des photos tellement dégueux que même Jameson en a perdu l'usage de la voix. Pas longtemps. Quinze secondes max, mais quand même.

"On a fini ? Je peux aller bosser ?

-Reste assis. On n'est pas bien ici ? Tranquille... Gwen Stacy, ça te dit quelque chose ?

-La fille du chef Stacy ?

-Celle-là même.

-Pas vu depuis longtemps. Il m'était arrivé de la croiser, du temps de son père. Charmante môme.

-Pas plus ?

-Comment ça, pas plus ?

-Vous l'avez pas vue traîner dans le coin ?

-Au journal ? Pourquoi diantre voulez-vous que..."

Tout d'un coup, je repensai à ces conversations entendues, à ces racontards qui couraient parmi les secrétaires du journal : Gwen Stacy et le petit Parker. Seriously ? J'en avais entendu des rumeurs qui ne tenaient pas plus debout que le président Roosevelt, mais celle-ci ! Une jeune fille bien comme ça, toute proprette, et intelligente, avec un zigoto qui n'était même pas foutu d'avoir du poil au menton ?

"Foutue crap ! Qu'est-ce que vous foutez encore là !"

Jameson venait d'entrer comme un fou furieux qu'il était dans le bureau où nous nous trouvions. Le gros en uniforme déformé et moi.

"Un problème ?

-Mais punaise de crap ! Quand le frelon vert fait des siennes sur le George Washington, tu peux m'expliquer ce que tu fous assis-là ? Je me saigne aux quatre veines pour quoi ? Y a-t-il un naze qui peut me le dire ?

-Le frelon...

-Sainte crap ! Je dois tout faire ici. Virez-moi la conne qui est au standard, je prends sa place. Que le laveur de carreau me file sa spatule, je monte dare-dare au 51e. Je peux même faire les plâtres pour toute la bande de bras cassés. Pas un pour économiser l'autre. Juste bon à réclamer des augmentations de salaire. Comme si j'avais une planche à billet dans mon bureau. Crap ! Ils sont aussi vénales que l'une de mes ex-femmes, mais je ne sais même plus laquelle. Parker est retrouvé. Et la petite Gwen aussi.

-Gwen Stacy avait disparu ?

-Graine de salopard d'Irlandais ! Tu habites dans quel wagon de retard. Je sais pas pourquoi je te paie aussi cher. Enfin, si, je le sais. Le maire adore la façon dont tu lui tires le portrait et nos lecteurs encore plus. C'est vraiment dommage qu'on ait pas pu passer les tétons de la petite stagiaire. Mais l'avocat qui me coûte un bras était formel : trop de risques. Le téton dérange l'Amérique ! (au flic) Vous avez vu les photos non censurées ? (à moi) Fais pas cette gueule, je t'ai pas encore viré. Il te reste une chance. Avec le bol que t'as, ils n'auront pas encore enlevé le corps.

-Le corps ?

-La mort est une saloperie qui nous aura tous. En attendant, faut se bouger. Comment crois-tu que je me suis fait ? Faudrait juste que je réduise le café. Ma femme me le dit assez. À croire qu'elle tient à moi cette garce. À moins que nous soyons en train de divorcer... T'as toujours ton contact à la morgue ? Au pire, tu fais le cliché là-bas. Je préfèrerais en situation, mais crap, entre un corps dans un tiroir avec une étiquette à l'orteil et que dalle, j'ai choisi. Foutue crap ! Je sais plus combien de café j'ai bu depuis ce matin. T'es encore là, suppôt de Waterford ?"

Je m'éclipsai. J'avais assez de bouteille de whisky dans le sang pour savoir quand il ne fallait plus être dans le champs de vision de Jameson ni à portée de sa mauvaise haleine. Il ne me fallut pas plus de deux minutes pour avoir le fin mot de l'histoire. Le frelon vert, ce taré de première, avait enlevé (pour une raison encore obscure, mais les rédacteurs trouveraient bien de quoi broder là-dessus) l'innocente Gwen Stacy. Là-dessus, Spider-Man avait débarqué. Toujours prêt qu'il était à faire le cabot. Pif-paf, gros combat. Je voyais très bien le tableau. Le sang giclait un peu, juste de quoi faire vrai et viril. Le frelon avait le dessous. Il finissait toujours par avoir le dessous, à se demander s'il était vraiment taillé pour l'emploi. Bon. Mesquin comme il était, il avait poussé la petite par-dessus la rambarde du pont. Faut voir le pont. Le George Washington, ça culmine haut. La môme était tombée. J'imaginais parfaitement la photo que j'avais loupée. Elle avait crié, ou pas, on s'en foutait. Une photo est muette comme une tombe. Le Spider-man, qui n'avait pas deux grains de jugeote, lui avait balancé une toile pour la rattraper. Le choc de la retenue lui avait brisé la nuque, crac. Fin de l'histoire. Ou pas. Les témoignages étaient divergents à ce sujet. Une chose avérée : la gamine était définitivement morte. Va savoir pourquoi, ça avait trop énervé le Spider-man qui était allé mettre une branlée au frelon vert au point de l'éparpiller aux quatre coins de l'Hudson river. Là-dessus, Jameson me faisait dire que je n'étais plus obligé de me presser. Il savait de sources sûres que Parker avait été vu sur les lieux et que s'il n'était pas trop abruti, il avait dû penser à mettre une pellicule dans son foutu appareil et déclencher. Pas comme la fois où il avait ramené un lot de photos verdâtres en jurant que c'était des clichés de l'incroyable affreux Hulk... Y avait pas à tortiller, il allait falloir que Parker me lâche son petit secret. Comment il faisait pour se retrouver régulièrement dans ce genre de bon coup.

"Deux macchabées, dont une gamine ! Le veinard !" m'irritai-je.