Inspiré ? Soufflez !
Yannick Nédélec
Yannick Nédélec
Inspiré ? Soufflez !
ou
La muse s’amuse
Spectacle « fabuleux »
d’après « La démarche du crabe » (Editions ThoT)
Personnages
Le poète
La muse
Note d’intention
« Inspiré ? Soufflez ! » est-il une pièce de théâtre ou un récital de fables ? Un peu des deux. Disons que c’est un objet théâtral insolite, mettant en scène un fabuliste et sa muse. Une grande part du spectacle est constitué de fables originales, dites à une ou à deux voix, mais le fait de les insérer dans une vraie relation de personnages permet d’éviter un trop classique « One Man Show » de fables (même si cette formule épurée peut être tout à fait réjouissante, comme l’a prouvé mon précédent solo « La revanche du corbeau »). Surtout, le duo poète-muse nous entraîne vers une réflexion amusante et surprenante sur les mystères de l’inspiration. La muse, loin des clichés plus ou moins mythologiques, apparaît comme une femme réelle, pleine d’entrain et d’humour. Les dialogues en vers libres ne sont pas seulement des transitions entre les fables : ils amènent une connivence avec le public, des gags, des questionnements. Ils installent un rapport de grande complicité, peut-être d’amour, qui empêche l’artiste de trop tourner autour de son nombril, et aussi de vouloir à tout prix percer l’énigme de son inspiratrice.
La mise en scène doit être légère, malicieuse, pétillante, dans une apparente simplicité (pas de grand décor ni d’accessoires inutiles), sans jamais s’appesantir sur les affres de la création. Nous sommes loin du poète tourmenté et de son égérie capricieuse. Les dialogues doivent être vifs et drôles, les fables doivent paraître faciles et jubilatoires, même quand les sujets sont graves. La fable est bien l’art merveilleux d’aborder parfois les thèmes les plus lourds, les plus sensibles, avec une totale fantaisie ! Pour proposer, mine de rien, quelques vérités bien senties.
Première partie : A la recherche de l'inspiration
(Musique. Lumière. Elle déboule sur scène, vêtue de la tenue d’intervention du SAMUSE, portant une sorte de sacoche de médecin. Elle balaye rapidement la scène du regard, puis, constatant qu’elle y est seule, elle se tourne vers le public.)
La muse - C’est pour qui ?... (Pas de réponse.) Y a-t-il un malade dans la salle ?
Quelqu’un a le cerveau qui tourne à vide ?
Qui est le débranché de l’encéphale ? (Blanc…)
Tout le monde ?!... Non, vous êtes juste timides ?
Hein ? Vous me faîtes peur…
J’ai reçu un appel pour un poète en panne.
Il ne trouve plus rien, le chercheur.
Je dois lui refaire le plein dans le crâne.
(Elle vise un spectateur.) Monsieur ? Vous n’avez pas l’air inspiré…
Normal : avec des inconnus, dans le noir,
c’est peut-être bien pour conspirer,
mais… (Le poète entre.)
Le poète – C’est moi qui voulais vous voir.
La muse – Ah ! (au monsieur :) Excusez-moi, je m’occupe de vous
dès que j’en ai fini avec…
Et puis je le connais : c’est un jaloux.
(au poète :) Alors, vous êtes encore à sec ?
Le poète – Je crains même que la source ne soit tarie !
La muse – Dites, la source, c’est souvent moi, il me semble !
Et je suis intarissable !
Le poète - En théorie.
La muse – Alors, vos symptômes ? (Elle ouvre sa sacoche.)
Le poète - Devant la feuille, je tremble.
La page blanche m’angoisse.
Et l’ordinateur me stresse.
La muse – Faites comme Esope : le burin, la caillasse.
Le poète – Et vous m’offrez le voyage en Grèce ?
(Elle a sorti de son sac une tablette, un burin, un petit marteau. Elle lui tend le lot, qu’il prend avec hésitation.)
La muse – Quatre vers après chaque repas.
Le poète – Des petits vers ?
La muse - Des alexandrins.
Le poète – Et si je n’y arrive pas ?
La muse – Oh, vous verrez, on s’y fait très vite, au burin.
Le poète – Vous croyez vraiment qu’en changeant de fournitures,
je pourrai me remettre à écrire ?!
La muse – Pas sûr. Mais vous ferez des progrès en sculpture.
Le poète – Vous plaisantez.
La muse - Il faut bien rire.
Ce n’est pas en restant morose
que vous chasserez la constipation.
Vous pouvez même dépasser la dose
si vous retrouvez de l’inspiration.
Le poète – (peu confiant) … Je vais d’abord essayer d’imiter des modèles.
La muse – Modèles ? Vous voulez faire de la copie ?
Même en essayant d’être infidèle,
c’est toujours par dépit
qu’on adopte les idées des autres.
Le poète – Ou par admiration.
On aurait tant aimé qu’elles soient les nôtres.
Alors tant pis pour la création.
La muse – Allons, inventez vous-même !
Là, à quoi pensez-vous ?
Le poète – A rien. C’est le problème.
La muse – Il faut que je me dévoue,
encore une fois,
pour vous tirer du pétrin ?
Le poète – Mettez-moi sur la voie…
La muse – (avec un sourire encourageant) Lâchez d’abord ce burin.
LA RECETTE DES FABLES
Ecrire une fable est un jeu d’enfant.
Le poète - C’est dire la difficulté pour un adulte.
La muse - Les histoires de souris, d’éléphants,
les amusantes morales qui en résultent,
ne viennent que dans des esprits joueurs,
où la fantaisie voyage avec la rigueur.
Ne restez pas bloqué dès le départ :
levez les yeux, observez la vie alentour,
le ciel, le plafond, la mer, le placard…
A cour ou à jardin, vous trouverez toujours
de quoi rêver. Faîtes feu de tout bois,
et jetez sur la page : « il était une fois ».
Un chat qui torture un lézard, le vent
qui soulève un jupon, du lait qui déborde,
un ivrogne, une coquette, un savant,
un proverbe chinois, un nœud sur une corde…
Lancez une histoire abracadabrante
- la vérité souvent est plus invraisemblable ! -,
laissez courir, et au bas de la pente,
la vie vous soufflera une chute admirable.
Voici la clé pour la consécration :
folie pour le début, sagesse en conclusion.
Ne partez pas d’une grande pensée :
vous auriez trop de mal à trouver l’anecdote.
Voulant prouver par un discours sensé,
vous écririez sans joie, comme avec des menottes.
D’un détail incongru, une maxime
souvent pourra sortir, qui paraîtra sublime !
Le poète - Essayons. Soufflez-moi, je vous écoute.
N’importe quoi.
La muse - Ne cherchez pas un grand sujet,
la morale nous rejoindra en route.
Que voyez-vous donc ? Quelle bête ? Quel objet ?
A moins que vous ne préfériez me pondre
un faux dicton, un message de radio-Londres ?
« La brouette s’insurge sous l’enclume. »
Ou « Le chien d’Emile a mordu à l’hameçon ».
Le poète - Voilà qui promet !
La muse - Au fil de la plume,
voguons vers je ne sais quel horizon…
Donc, il était une fois…
Le poète - la brouette !
La muse – (avec un sourire d’encouragement) Un sujet magnifique.
Le poète – (entre sourire et soupir) Allez, vas-y, poète !
Elle souffre, elle couine, elle ahane.
Elle tremble, elle tangue plus qu’elle ne roule.
Tous les douze pas elle tombe en panne.
A chaque embardée on craint qu’elle ne s’écroule.
Mais elle avance en écrasant la terre,
La muse - tel un athlète usé arrachant ses haltères.
Ne refusons pas un peu de lyrisme :
les banalités ont besoin de maquillage. –
Le poète - Changeant enfin son style d’héroïsme,
l’opprimée profite d’une erreur d’aiguillage,
renverse l’enclume au fond du fossé,
bascule dans le camp de ceux qui crient : « assez ! »
Soulagée du tyran, hardie, joyeuse,
les bras levés, en roue libre, elle redémarre.
Elle tourne à vide, la besogneuse !
Sans contrainte, le rêve vire au cauchemar.
La pauvre erre comme une âme en peine,
regrettant le bon temps où elle était trop pleine.
Alors elle quémande un tas de feuilles,
des pelletées de terre, une branche, ou un tronc,
chante à l’idée de porter un cercueil.
Elle accepterait même une chape de plomb…
La muse – Et cette brouette atteint notre but :
encore une ou deux phrases, et l’affaire est conclue !...
Le poète - Les hommes, délivrés de l’oppression,
essaient la liberté comme un habit trop large.
Ils trébuchent dans leurs révolutions,
et cherchent l’équilibre en reprenant des charges.
La muse - Et si la fin de la fable est atteinte,
n’est-ce pas, en partie, grâce au poids des contraintes ?
Le poète – Je vous remercie.
La muse – Ah, tout de même !
Le poète – Mais je me sens en sursis.
Seul, je ne sais plus quel thème
aborder.
La muse – Le chien d’Emile ?
Le poète – Il n’aurait ni queue ni tête.
La muse – (Elle a repris son sac.) Gardez les ustensiles.
Et n’annoncez pas la défaite
avant d’avoir commencé la partie !...
(prête à partir :) Bon, je peux y aller ?
Le poète – Déjà ? Non, remettez-moi en appétit !
Si vous pouvez encore une fois me souffler…
La muse – Que le métier de muse m’use !
Je vous offre un vers, vous voulez toute la fable !
Je vous abandonne. (Désignant le spectateur du début :) Voici mon excuse.
Et elle m’a l’air tout à fait valable !
Le poète – Lancez-moi une histoire, un début, un extrait…
C’est juste un petit stimulant.
La muse – N’allez pas dire après
que vous avez du talent…
(au monsieur :) Vous pouvez patienter une minute ?
(au poète :) Vous êtes un bon client, alors c’est OK
Par quoi voulez-vous que je débute ?
Le poète – Ce serait l’histoire… d’un… perroquet ?
LE PERROQUET ET LE HIBOU
La muse - Un perroquet avait la langue bien pendue.
Jamais dans la forêt on avait entendu
pareil bavard ! Mais ses paroles
n'étant vraiment que fariboles,
son entourage lui ordonna de se taire
ou d'élever le niveau de ses commentaires.
Demander de faire plus court
aux habitués des longs discours,
réclamer le silence, ou seulement des pauses,
à ceux dont le débit jamais ne se repose,
vous savez, n'est guère efficace.
Le défaut est des plus tenaces !
Aussi ce perroquet, sans renoncer au bruit,
s'en fut prendre conseils chez les oiseaux de nuit,
croyant qu'il lui serait possible
d'apprendre des hiboux paisibles
la sagesse, l'esprit, l'à-propos, l'élégance
qui nourriraient enfin sa si belle éloquence.
« Maître Hibou, je veux penser.
Car ce n'est pas tout de causer,
mes voisins de branches souvent me le répètent.
Faîtes-moi devenir philosophe ou poète.
Je vous paierai pour vos leçons.
Allons, hululez, sans façons. »
(Elle semble attendre que le poète parle pour le hibou, mais comme celui-ci reste un peu bouche bée, elle enchaîne.)
L'autre roula des yeux, ouvrit un peu le bec,
digne et condescendant comme un gros archevêque,
mais il demeura silencieux.
Le bavard s'attendait à mieux.
Il insista, jacassa, roucoula, chanta,
parla de tout, de rien, sans aucun résultat.
Le rapace resta de marbre,
mystérieux, pensif, sur son arbre.
Un pic-vert voyant la scène conclut en morse,
frappant, dépité, la morale sur l'écorce :
(Elle regarde le poète avec insistance pour qu’il fasse au moins le pic-vert. Il se lance enfin.)
Le poète - « Ah, nous voilà bien avancés !
Entre un qui parle sans penser,
et l'autre qui pense sans parler ! Quel gâchis !
Y aurait-il si peu de discours réfléchis ?
Allez, causeurs impénitents
et philosophes rebutants,
vous ne servez à rien qu'à agacer le monde !
Il faut bien que le verbe et l'idée se fécondent. »
Le poète – Vous êtes épatante.
Quand je n’arrive pas à écrire une ligne,
vous en sortez, comme ça, trente ou quarante !
Permettriez-vous que je la signe,
cette fable du perroquet et du hibou ?
La muse – Cadeau ! C’est pour vous que je fabule.
Si elle est à votre goût,
adoptez-la, sans scrupule.
Le poète – J’aimerais tout de même vous récompenser…
La muse – Pas d’argent entre nous, je vous en prie.
Pas de tarif pour mes pensées,
Pas de marché pour mon esprit.
Le poète – Vraiment ?
La muse – Mais oui. Chez moi, c’est gratuit,
Le téléchargement.
Secouez l’arbre, prenez le fruit !
Le poète – Mais… vous faîtes ça pour tout le monde ?
La muse – (choquée) Vous me prenez pour une fille facile ?
Si monsieur m’appelle, monsieur me dévergonde ?
Les plaisirs de l’esprit sont plus subtils ! (Il va pour répondre, mais elle le coupe.)
Avant que vous n’en réclamiez une autre, j’y vais !
(Elle s’apprête à descendre en salle, en s’adressant au spectateur choisi.)
Alors, quel est votre problème ?
Le poète – (Il la retient.) Ecoutez, même si c’est mauvais,
à mon tour je vous offre un poème !
La muse – (Elle se retourne, amusée et surprise.) …Déjà guéri ?
Le poète – Sur le verbe et l’idée, je sens… une autre histoire.
La muse – Vous vous pensiez fané, vous voilà refleuri ?
Le poète – Ne crions pas victoire…
LES DEUX JARDINIERS
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa.
La muse - Cette première phrase est, semble-t-il, copiée
sur La Fontaine.
Le poète – (Il avoue) Oui…
La muse – (Elle l’excuse) Pour parler d’amitié,
ce clin d’œil du début, après tout pourquoi pas ?...
Le poète - Tous les deux étaient jardiniers.
(Pour une belle histoire, il vaut mieux, n’est-ce-pas,
tailler le laurier ou la rose
que conduire un camion ou laver des assiettes.
Mais vous avez raison, il est temps que j’arrête
mes parenthèses.) Le récit que je propose
est assez ancien. Il faut donc que j’interprète
des faits douteux. Afin qu’ils deviennent grandioses.
Les amis travaillaient sur les mêmes parterres,
faisaient les mêmes gestes et les mêmes grimaces
contre la mauvaise herbe et devant les limaces.
Car surtout ils aimaient se taire.
Sentir le même vent, suivre les mêmes traces
leur donnait des sourires et non des commentaires.
Mais un prince engagea l’un d’eux…
Les hasards de la vie, les guerres, les alliances,
les fortunes, les deuils, l’ordre et l’obéissance
placèrent la moitié du monde entre les deux.
Sans jamais accepter l’absence,
ils vécurent, patients, jusqu’à devenir vieux.
Longtemps après la déchirure
parvint au sédentaire une lettre jaunie
postée trois ans plus tôt du fond de l’Hyrcanie.
En larmes, il s’obligea à finir sa bordure,
puis, tremblant, déchira l’enveloppe bénie.
Oh non, ce n’était pas un récit d’aventure !
Juste une phrase simple, apportant tant de joie :
« Hier j’ai taillé mes rosiers. »
Cela suffit au vieil homme pour s’extasier.
Lui revinrent au cœur les parfums d’autrefois.
Alors il chercha des mots pour le remercier.
Il voulut lui écrire une lettre de roi,
pleine de sentiment, d’urgence et de ferveur,
chercha, raya, jeta… enfin ne réussit
qu’à mettre : « J’ai taillé mes rosiers, moi aussi. »
Six mois plus tard un voyageur
emporta ce courrier énorme mais concis.
Comment dire ce qui nous ronge ?
A son mari parti au front pendant la guerre,
la femme écrit : « j’ai planté les pommes de terre ».
Les paroles ne sont que le dépôt des songes.
Vouloir trop préciser les contours du mystère,
c’est envoyer les mots au devant du mensonge.
Notre vocabulaire est trop superficiel.
Largement suffisant pour dire le visible,
il peine à s’accorder sur la corde sensible.
Pour l’émotion, le mot est partial, et partiel.
La muse - Car l’essentiel est indicible.
Le poète - Tout ce que j’ai dit là n’est donc pas essentiel…
NOIR
Deuxième partie : les marchands de gloire
(Un peu avant que la lumière revienne, on entend les coups de marteau du poète, qui doit sans doute avoir repris son burin et sa tablette. C’est confirmé au retour de l’éclairage. Il est seul en scène, et frappe en regardant à peine ce qu’il grave. Le bruit finit par faire revenir la muse.)
La muse – Heu, vous faîtes, quoi, là ?
Le poète – (sans s’arrêter) Du bruit.
La muse – Merci. Et des éclats.
Et puis ?
Le poète – (Il fait une pause.) Et puis… je me fais entendre !
La muse – Quel intérêt, si vous n’avez rien à dire ?
Le poète – J’ai à vendre ! (Elle est un peu décontenancée. Il reprend sa frappe.)
La muse – Vendre quoi ? Votre façon d’écrire ?
Votre art ? Le burin, la tablette ?
Le poète – Mon œuvre !
La muse – Arrêtez, vous me cassez la tête ! (Il finit par cesser.)
Qu’est-ce que c’est que cette manœuvre ?
Vous comptez vraiment attirer les foules
en battant le pavé ?
Le poète – Qui sait ? Et au moins ça me défoule !
La muse – C’est tout ce que vous avez trouvé ?
Le poète – Hélas. Je n’intéressais personne quand
je me contentais de peaufiner mes vers.
Là, je suis bizarre, je fais du boucan,
je deviens un fait divers.
On va me consacrer des reportages,
on va me présenter en attraction.
Aujourd’hui il faut faire du tapage
pour provoquer des réactions. (Trois coups de burin ! Un temps. Elle ne répond qu’avec un sourire un peu las.)
La muse – Excusez ma réaction peu zélée.
J’ai eu une journée assommante !
Et vous continuez à marteler !...
Entre ceux qui se tourmentent et ceux qui se lamentent,
je finis par fatiguer.
Le poète – Et vous revenez, en heure supplémentaire ?
La muse – Avec vous j’aime bien dialoguer.
Le poète – Même quand je suis en colère ? (Elle répond d’une moue aimable… Il pose enfin son matériel.)
LE CANARD ET LE MERLE
La nature est profondément injuste.
Elle fait des chétifs et des robustes,
et pauvres souvent sont les maigrelets,
et malheureux, parfois idiots, et laids.
Un tel cumul de tares est révoltant !
Alors que les costauds sont beaux, contents,
pourquoi pas fortunés, talentueux,
tournant gaiement en cercles vertueux.
La muse - Heureusement dans notre société,
nous avons un souci d’égalité
qui compense. Les moches et les nuls
ont accès à la gloire, et les crapules
à la richesse. Alors que les génies
peuvent être inconnus, voire maudits.
Le talent, Dieu merci, n’est pas marié
avec la réussite, et les lauriers
vont souvent sur des têtes sans mérite.
Le poète – Ça me rappelle une histoire insolite…
La muse – J’écoute !
Le poète - C’est l’histoire d’un canard
vilain, petit, boiteux, méchant, ignare,
et qui bien sûr, comme son nom l’indique,
n’avait pas le moindre don en musique.
Son seul plaisir dans la vie, son besoin,
c’était de chanter. Mais pas dans son coin !
En public ! Très fort. Et surtout très faux.
Le pauvre avait déjà tant de défauts
qu’il eut été cruel de l’empêcher.
On toléra donc ses couacs sans broncher.
On s’y résigna, on s’en amusa,
en fin de compte on les favorisa,
car cette cacophonie canardesque
fut considérée comme pittoresque
par les humains. Les badauds, les touristes
affluèrent à l’étang du soliste,
prenant des photos et jetant des miettes
pour le bonheur de tous les pique-assiettes.
Notre canard barbota dans la gloire,
prit la plume et rédigea ses mémoires…
Un merle voisin chantait à merveille,
ravissement pour l’œil et pour l’oreille.
Mais son doux sifflet n’allait pas avec
l’affreux coin-coin. On lui cloua le bec !
Ainsi, pour rétablir une équité,
nous clouons certains pour leurs qualités
et applaudissons d’autres pour leurs tares,
redistribuant les parts. Au hasard.
La muse – C’est très bien. Là, je vous reconnais.
N’entrons pas dans le jeu des marchands de gloire.
Quel plaisir de ramasser la monnaie
si l’on devient une attraction de foire ?
Le poète – Mais on se lasse de prêcher dans le désert.
La muse – Prêcher ? Seriez-vous militant,
confondant votre cause et vos affaires ?
Le poète – Il n’empêche que, pourtant…
La réussite est dans la communication.
Le slogan, le logo, le symbole l’emportent.
La muse - C’est moins par le génie que par l’obstination
qu’on accroche les gens et qu’on ouvre les portes.
Chacun comprend très tôt qu’il est insuffisant
pour conquérir les gens d’être sage et mignon.
LE HARICOT FLETRI
Tenez, je me souviens d’un enfant de trois ans
qui voulait un ami, un frère, un compagnon.
Il offrait des cadeaux, inutiles et sans prix,
avec insistance, ferveur et protocole.
Un jour il présenta un haricot flétri
à un vague cousin, qui bouda le symbole.
Le rejet de l’offrande était intolérable !
Comment pouvait-on refuser son haricot !
Pourquoi le traiter comme un objet misérable,
alors qu’il contenait des gestes amicaux,
des rires à venir, des promesses de jeux ?
Avec obstination il poursuivit l’ingrat
pour lui faire accepter que le but, que l’enjeu
n’était pas le cadeau mais la main, mais les bras.
Le légume flétri n’était que bonté pure.
L’enfant donnait son cœur, et dans l’engagement
ce tortillon verdâtre était sa signature.
Peut-on ne pas céder à de tels sentiments ?
Une ténacité aussi fondamentale
attendrit le cousin. Vaguement par pitié,
il prit le haricot et donna un pétale
en guise de reçu et gage d’amitié.
Entre deux innocents, voilà qui est touchant !
N’est-ce pas ? La manière de donner vaut mieux,
dit-on, que ce qu’on donne… Mais on devient marchand,
et même jeune encore on se retrouve envieux.
L’enfant, devenu grand, garda son habitude.
Quand une jolie femme entrait dans son esprit,
il lui tendait la main avec la certitude
qu’enfin elle prendrait son haricot flétri.
(Beaucoup offrent plutôt des robes ou des bijoux,
plus chers mais réputés pour amener bien vite
l’éclat dans le regard et la couleur aux joues.
Alors que le… flétri, souvent la femme évite.)
Attendrir, harceler, en guise d’hameçon
tendre son appât vert, si laid, si dérisoire,
patienter puis ferrer : c’était pour le garçon
l’étrange rituel pour amorcer ses victoires.
Plus tard, à l’âge adulte, il devint écrivain.
De poésies obscures et de romans sans style.
Auprès des éditeurs il aurait dû en vain
poster ses manuscrits… Il jugea plus utile
d’aller faire sa cour avec son haricot.
On le trouva charmant, ridicule et collant,
mais à la fin sa voix fit naître de l’écho,
et il fut publié, sans le moindre talent.
(Le poète reprend son burin et le présente à sa muse, comme une offrande. Elle s’en amuse, et refuse aimablement.)
La muse – Non merci. (Il insiste.) Que voulez-vous que j’en fasse ?
Le poète – Je n’ai pas de haricot.
(En souriant d’un air enfantin, il lui tend encore le burin.)
La muse – Le burin d’Esope, avec sa dédicace,
j’accepterais illico.
Mais votre pauvre outil…
Le poète – (vantant sa marchandise) Il tient bien dans la main, il est bien droit,
assez dur, et pas si petit.
La muse – (coquine, elle fait semblant d’être choquée)
Oh !... Je crains qu’il ne soit froid.
Le poète – (naïvement) En quelques coups il est échauffé !
La muse – Je vous en prie !... Pourquoi voulez-vous
m’offrir ce trophée ?
Le poète – (il laisse tomber) Oui, c’est ridicule, je l’avoue.
Voyez, je n’ai aucun sens du commerce.
La muse – Normal : vous êtes un rêveur.
Le poète – Comment voulez-vous que je perce ?!
La muse – (se moque gentiment) Pas en devenant graveur !
On ne peut guère être marchand
si on a une âme d’artiste.
Et ne les voyez pas qu’en méchants,
et vous en gentil qui résiste.
Il y a des gens qui comptent, et des gens qui racontent.
Certains pensent, d’autres dépensent.
Pourquoi faudrait-il qu’ils s’affrontent ?
Ensemble ils se compensent.
Le poète – C’est une morale de fable, ça ?
La muse – Cela pourrait !
Le poète - Je note ! (Il reprend sa tablette, un peu pour rire.)
La muse – (Elle rit.) Ne reprenez pas vos travaux de forçat !
Inventons plutôt une histoire rigolote
qui gravera (sans tapage !)
dans votre esprit cette moralité.
Le poète – Bien. Animaux ou personnages ?
La muse – Animaux !
La poète - … Vous me donnez la tonalité ?
LA MER A BOIRE
La muse - Ce fut un temps de grande sécheresse.
Le désert gagnait, à une vitesse
inquiétante et incontrôlable,
et les arbres mouraient, englués dans le sable.
Le poète - On signa des conventions dans des conférences
pour provoquer des prises de conscience
et diminuer de trois pour cent
dans un délai de vingt-cinq ans
un quart des gaz de pollution.
La muse - Pour un cinquième des nations !
Le poète - Pendant ce temps, dans la savane et dans la brousse,
les animaux fuyaient, avec la mort aux trousses.
Beaucoup se retrouvèrent sur la côte,
et là, une girafe des plus hautes
annonça :
La muse - « Terre à l’horizon !
Des nuages, des pluies, des forêts à foison ! »
Le poète - Tous crièrent de joie en regardant en face.
Mais un phacochère fit la grimace :
La muse - « Ce paradis est loin, et d’accès peu commode.
Pour y parvenir, qui propose une méthode ? »
Le poète - Une hyène intervint :
La muse - « L’océan fait barrière ?
J’ai là pour le vider des petites cuillères.
Si nous écopons tous avec ardeur,
nous ferons un passage en… trois quarts d’heure. »
Le poète - Les animaux se mirent à l’ouvrage.
Un mois plus tard, ayant moins de courage,
beaucoup d’ouvriers dans la troupe
réclamèrent des cuillères à soupe.
Les hyènes ouvrirent des boutiques :
La muse - « Vous avez raison, c’est bien plus pratique !
Une cuillère plus grande et le rêve approche,
pour quelques centimes de moins dans votre poche ! »
Le poète - Un chacal arriva avec son attirail :
La muse - « Mais vos pauvres outils n’ont pas la bonne taille !
Vous en êtes encore à la première couche ?
Pour évacuer le reste, achetez donc mes louches !
Je vous conseille même celles
en or massif, inattaquables par le sel. »
Le poète - Un concurrent proposa des bassines :
La muse - « Avec ça, j’ai déjà vidé une piscine ! »
Le poète - Un éléphant voulut louer sa trompe :
La muse - « Connaissez-vous une meilleure pompe ? »
Le poète - Les bêtes travaillaient pour leur eldorado,
les commerçants prospéraient sur leur dos,
jusqu’au jour où un brave hippopotame
suggéra :
La muse - « Si on changeait de programme ?
Cet océan me semble dur à éponger…
On pourrait plutôt apprendre à nager ? »
Le poète - Les marchands bien sûr s’indignèrent :
La muse - « Trop dangereux ! La mer deviendrait cimetière ! »
Le poète - Mais quand un vieux lion patriarche
lança l’idée de fabriquer une grande arche,
un radeau magnifique et puissant sous la brise,
capable d’emporter vers la terre promise
tout (ou presque) le monde animal,
ce fut un tollé général !
La girafe avait lancé l’idée d’un Eden
pour offrir un espoir et soulager les peines.
C’était un au-delà, un absolu,
et nul n’était pressé d’y trouver son salut.
On fit taire le lion, ce faux sauveur,
et la vie reprit, entre marchands et rêveurs.
(Ils se saluent et s’applaudissent, heureux de leur fable à deux voix.)
La muse – N’avons-nous pas déjà notre part de gloire ?
Le poète - … ?
La muse – Je vous applaudis, vous m’applaudissez.
Le poète – Oh oui, et quel bel auditoire !
La muse – J’ai même envie de vous bisser !
Le poète – … Pardon ?
La muse – Une autre ! Une autre ! Votre auditoire vous en réclame !
Le poète – Oh, les numéros d’autosatisfaction…
(Elle incite le public à taper dans les mains pour avoir une autre fable. Comme il est probable que ça marche, elle constate :)
La muse – Il n’y a pas que moi qui vous acclame !
Le poète – Et c’est si spontané !
Vous savez, j’ai vu triompher tant de sottises,
et tant de chefs d’œuvres ont été condamnés…
C’est l’histoire du crabe… (Elle marque un vif intérêt.) Voulez-vous que je vous dise ?
(Elle frappe dans ses mains sur le rythme des rappels. Il se fait un peu prier, puis se lance.)
LA DEMARCHE DU CRABE
Les crabes sur la plage apercevant l’intrus
s’exclamèrent devant sa démarche incongrue.
« Voyez l’original qui va droit devant lui !
En avant et à fond, c’est ainsi qu’il conduit !
La muse - Un crabe qui ne peut pas marcher de travers,
c’est un handicapé ? Un ivrogne ? Un pervers ?
Le poète - Pincez-moi, je rêve ! Arrêtez ce dormeur :
s’il n’est pas somnambule, il est au moins frimeur !
La muse - C’est un déviant, un fou, dangereux psychopathe !
Regardez, c’est affreux comme il remue les pattes !
Le poète - Je me souviens, un jour, j’ai vu une écrevisse
qui allait de l’avant ! Quelle audace ! Quel vice !
La muse - On ne peut le laisser s’enfoncer dans la faute.
Corrigeons-le bien vite avant la marée haute.
Le poète - Oui, ne tolérons pas qu’on se promène en marge,
qu’on marche en long quand tout le monde va en large ! »
La muse - Se décalant à gauche ou glissant vers la droite,
les tourteaux arrêtèrent dans une anse étroite
le marcheur insolent, qui, ne voulant pas nier,
dit :
Le poète - « Ce n’est pas pour tenir le haut du panier,
pour donner des leçons ou faire l’excentrique.
J’ai juste constaté qu’il était plus pratique
de négliger les côtés pour se rendre en face.
Au lieu de m’en faire procès, que chacun fasse
l’expérience. »
La muse - Pour l’empêcher de faire école,
sitôt on le fit passer à la casserole.
Le poète - Avoir tort avec tout le monde est plus facile
qu’avoir raison tout seul devant des imbéciles.
La muse – (répète pour le public :) Avoir tort avec tout le monde est plus facile
qu’avoir raison tout seul devant des imbéciles.
(Et ils semblent attendre que le public répète à son tour…)
NOIR
Troisième partie : les querelles
(Musique. Le poète est seul en scène. Il se sert un verre de vin, apparemment heureux et décontracté. Il lève son verre à la santé du public, puis boit une gorgée.)
Le poète – Désolé, je n’arrive plus à travailler.
Pause. Temps-mort. Vacances !
Je ne peux plus rimailler,
ni cultiver mon éloquence.
Tenez, si vous permettez, je vous observe…
(Un temps. Il regarde les gens, boit un coup.)
Ah, madame… peut-être une idée pour plus tard…
Vous le dites, si ça vous énerve !...
Moi, ça ne me gêne pas, vos regards…
C’est comme ça : quand elle est partie...
Pourvu que ça ne dure pas trop longtemps.
Avec elle, je ne suis jamais averti.
Souvent, elle ne vient pas quand je l’attends,
mais, parfois quand je dors,
allez comprendre, elle me réveille,
et sans me demander mon accord,
elle me souffle une idée à l’oreille.
Et là il faut que je me lève,
que je note avec frénésie
quelques morceaux du rêve,
sinon le lendemain… amnésie ! (Il se ressert à boire.)
Je n’aime pas vraiment ; c’est juste pour l’image.
Un poète, ça ne tourne pas à l’eau claire.
Il faut des femmes, de la fumée, des breuvages !
Faut pas une tête de fonctionnaire ! (Il boit.)
Si ma muse arrivait, là,
un « bonsoir chérie, c’était bien ta journée ? »
vous décevrait. Il faudrait des éclats,
des débats passionnés d’artistes avinés !
(Elle est entrée sans qu’il s’en rende compte.)
D’accord, ces clichés sont un peu faciles…
Et cette muse, n’est-elle pas aussi un cliché ?
Ne serait-ce pas infantile,
cette idée de femme qui m’aide à accoucher ?
La muse – Vous pensez que je pourrais n’être qu’une idée ?
Quelle idée ! Une idée puérile, en plus !
Puisque je vous échappe, vous auriez décidé
de m’inventer ! Belle astuce !
Le poète – Vous faites partie de l’imagerie.
La muse – (ironique) Comme l’absinthe ?
Le poète – Les gens aiment les égéries…
La muse – Des paumés guidés par des saintes !
(au public :) C’est comme ça que vous voyez les poètes ?
(au poète :) Et c’est comme ça que vous voyez le public ?
Le poète – Et comment je saurai qui vous êtes ?
La muse – Vous voulez vraiment que tout s’explique ?
Le poète – Oh, que de questions !... Un verre de vin ?
La muse – S’il vous plaît. (Souriante :) Très peu : j’ai le vin triste.
(Il la sert, lui donne le verre.) Merci… (Elle goûte.) Mais c’est du jus de raisin ?!
Le poète – Décevant, pour un artiste ? (Elle sourit, et elle boit.)
La muse – Vous disiez aussi que vous vouliez des disputes ?
Que le jour je vous abandonne,
que la nuit je vous persécute ?
Serais-je si friponne ?
Si j’étais banale et reposante,
vous n’écririez que des platitudes.
Je me préfère en muse amusante.
Le poète – Et je vous pardonne vos turpitudes.
La muse – Hé bien, justement, j’ai envie de quereller !
Nos prochaines fables, transformons-les en joutes.
Je le sens : ça va vous stimuler !
Allez-y, je vous écoute…
(Il réfléchit un instant, puis se lance.)
QUERELLES DE MOTS
Le poète - Un vieux dictionnaire tombait en lambeaux. L’illustration de couverture promettait de semer à tous vents, et le fait est que le moindre courant d’air risquait d’éparpiller tous les jolis mots de la langue française. Omatostrèphe ne tenait plus qu’à un fil. Vespertilion prenait un air détaché…
Un claquement de porte fit s’envoler quinze pages d’un coup, de « envisageable » à « exacerber ». Si bien que « exact » se retrouva juste derrière « environ ». Vous pensez, ce voisinage soudain déclencha vite la querelle ! Il y eut des mots entre eux, contrairement aux nouvelles apparences.
La muse - Environ ne supportait pas la rigueur d’exact, sa prétention, sa froideur, son exigence.
Le poète - Exact exécrait la fantaisie d’environ, sa négligence et sa facilité. Il lança perfidement le débat. « Environ, tu dois être ravi : tu n’as jamais été aussi proche de la valeur exacte ! J’espère que maintenant tu apprécies d’être un peu plus précis. »
La muse - « C’est exact. Je suis heureux de te voir enfin dans les environs ! »
Le poète - Le dialogue qui suit fut vif, mais courtois. Exact attaqua avec un argument qu’il croyait imparable. « Cher collègue, je dirai tout net – oui, excusez-moi si je n’y mets pas les formes, je n’ai pas l’habitude de louvoyer ni de tourner autour du pot, je parle net, voilà, il faut vous y faire – je dirai donc que sans moi, rien n’existerait ! Hé oui, parfaitement ! Le monde est une horlogerie géniale, dont la création n’eut pas été possible si Dieu avait toléré la moindre approximation. L’univers ne connaît que l’heure exacte. Sinon ce serait le chaos. Vous, environ, vous êtes ce que j’appellerai le jeu fonctionnel, la marge qui laisse tourner les rouages. L’exactitude est une nécessité, l’imprécision n’est qu’une tolérance.
La muse - Comment expliquez-vous alors qu’il y ait si peu de gens exacts ? La Terre n’est quasiment peuplée que d’hommes des environs. Interrogez n’importe qui aux alentours, je vous assure qu’il connaîtra des tas de gens des environs ! Beaucoup habitent même carrément dans les environs ! Combien demeurent exactement ici ou exactement là ? Une vie trop pleine de certitudes serait tout simplement figée ! Tenez, vous me parliez de l’heure exacte. Illusion ! Aberration ! L’heure change tout le temps. A peine l’avez-vous estimée exacte que la voilà déjà dépassée. Il ne peut être qu’environ huit heures vingt-cinq. Vous n’aurez votre fameuse exactitude qu’en arrêtant le temps.
Le poète - Votre raisonnement bien sûr est approximatif. Ce n’est pas l’instant qui doit être exact, c’est l’heure. C’est le parcours du temps. Vous ne pouvez l’admettre, mais je suis la vérité. Les gens m’aiment et me recherchent. Ils me réclament. Qui réclame de l’environ ?
La muse - On dit pourtant généralement que les environs sont charmants, et les gens tiennent à leur environnement. Et regardez, dans notre cher vieux dictionnaire, j’ai toujours été très près de l’envie. Pensez-vous vraiment, exact, qu’un jour les hommes vous envieront ?
Le poète - Les environs, les environs ! Cessez avec ce pluriel, pour le moins singulier ! Retirez ce s, qui change votre définition, et parlons seul à seul. Mot à mot. »
Environ n’eut pas le temps de répliquer : un souffle tourna la page, puis l’arracha. Environ fit un petit vol plané et atterrit tout près, sur le mot « lointain ». Exact, lui, se perdit… dans les parages.
La muse - « Mon cher lointain, recommença environ le fanfaron, tu dois être enchanté de ce rapprochement. Toi qui es toujours à côté de la plaque, et moi qui côtoie si souvent la vérité… »
Le poète - Mais lointain ne répondit rien, étant d’un naturel distant.
Nous souffrons tous de l’à-peu-près. L’environ veut toujours avoir le dernier mot, et reconnaissons qu’il finit bien par l’avoir. Si nous cherchons la perfection ou la vérité, nous ne pouvons qu’en approcher. Si nous fuyons dans l’isolement ou le mensonge, la réalité vient nous rattraper.
La muse - Le hasard malmène l’exact, la nécessité empêche le lointain. La vie des hommes n’est dirigée que par le « presque ».
Le poète - Cette morale, évidemment, est assez approximative…
La muse – Après cette querelle de mots,
si nous lancions une bataille de chiffres ?
Le poète – D’accord. (Un temps de réflexion.) Le un contre le zéro !
(Par geste, il lui propose de commencer. Elle semble hésitante et embarrassée.) Non ?...
La muse – Je cherche une rime en « iffre »…
Le poète – Empiffre.
La muse - Merci. Dans le contexte,
c’est très facile à placer ! (Et elle renvoie la balle :)
Vous avez annoncé le titre du texte :
c’est à vous de le lancer !
QUERELLE DE CHIFFRES
Le poète - Le un est envahissant.
Je ne parle pas d’Attila, avec ses hordes sauvages, ses chevaux, et ses désherbants…
Non, je dis : le chiffre un est envahissant.
On connaît son caractère entier, son refus de tout partage. Il est un et indivisible ! Irréductible ! Droit comme un i, sec comme une trique, il affiche un air suffisant, et nécessaire. Il se croit tout.
Or il advint un jour que le zéro osa se rebiffer.
La muse - Le zéro, que tout le monde traitait de nullité absolue. Parfois même de moins que rien ! Le zéro, si souvent pointé pour sa faiblesse, son insignifiance, sa rondeur emplie de vide. Le zéro en eut assez d’être toujours suivi par le un, suivi et dominé, méprisé, écrasé.
« Si nous changions l’ordre établi, un ? Devant toi, je suis parfaitement inutile. Ecrit en premier, je n’influe en rien sur la valeur des choses. J’aimerais maintenant passer en dernier.
Le poète - Hein ? (C’était la manière qu’il jugeait amusante de faire semblant de ne pas comprendre.)
La muse - Après toi, je changerais tout ! Zéro suivi de un, c’est un, ce n’est que toi, comme si je n’existais pas. Mais un suivi de zéro, cela fait dix ! Grâce à moi, tu décuplerais ta valeur !
Le poète - Tu prônes le désordre ? Le compte à rebours ? Le vide après le plein ? Le tout débouchant sur le rien ? Le néant succédant à la vie ? Par une telle fantaisie de calcul, c’est ni plus ni moins Dieu lui-même que tu soustrairais ! Il n’en est pas question.
La muse - D’accord, mais si tu veux que je reste devant, je réclame une séparation. Mettons une virgule entre nous. Zéro virgule un. Tu préfères que je te transforme en dixième ? Finalement, il suffit de peu de chose pour que je te décime…
Le poète - Tu veux qu’on nous sépare ? D’accord, tentons l’opération. Traçons une croix entre nous.
La muse - Dans quel sens ?
Le poète - Droite, bien sûr. Ajoutons nos valeurs.
La muse - Zéro plus un, c’est encore un. Je disparais. Penchons un peu la croix.
Le poète - Zéro fois un ?
La muse - Egale zéro. C’est toi qui disparais. Je suis peut-être nul, mais je t’absorbe assez facilement…
Le poète - Cela suffit. Tirons un trait sur cette querelle stupide !
La muse - Un trait ? Horizontal, alors. Disons un signe moins. Zéro moins un… égale ? »
Le poète - Non ! Je ne serai jamais négatif ! »
Après ce curieux paradoxe, Un, qui ne faisait jamais les choses à moitié, décocha un méchant coup de pied dans le ventre du zéro, qui un instant ressembla à un huit, avant de se plier en deux. Ce qui d’ailleurs n’eut aucune conséquence, puisque zéro divisé par deux vaut toujours zéro.
La muse - Que penser de cette histoire ? Que un est horriblement cruel et que zéro mérite un peu de pitié ? Certainement pas. Soutenons le un dans sa fermeté ! Faisons appel à l’unité ! Pour que la nullité ne puisse jamais prendre le dessus. Pour que jamais l’on n’accepte de niveler par le bas. Zéro n’est pas si faible, et encore moins innocent. Le zéro est éliminatoire ! C’est la bassesse, la fermeture, le renoncement.
Le poète - C’est la mort !
NOIR
Quatrième partie : la course au pouvoir
(La muse est seule en scène. Elle fait la curieuse – disons même l’indiscrète – sur le bureau du poète.)
La muse – Mon Dieu quel bazar !
Des bouquins, des cahiers, des registres,
des notes griffonnées au hasard…
Ce n’est pas un bureau de ministre !
L’homme de pouvoir aime son reflet
entre les dossiers sur le bois luisant.
Le poète, lui, se complaît
dans son foutoir d’artisan.
L’un range, l’autre dérange.
Le premier a des ordres, le second des désirs.
J’avoue, parfois ça me démange,
un grand ménage. Pour le plaisir
de voir sa tête affolée
devant le retour de la discipline.
Il se sentirait cambriolé !
« On me trie, on m’aligne, on m’assassine !
Les vandales, ils ont tout classé ! »
(Un temps. Elle regarde deux ou trois feuilles.)
Allez, je bouge un papier, deux crayons…
Pour montrer quand même que je suis passée…
(Elle lit un instant la feuille qu’elle déplace.)
Tiens, ma fable de l’autruche… Du moins son brouillon.
L’AUTRUCHE ROYALE
L’autruche a un côté solennel,
imperturbable, fier, et stupide.
On la verrait bien en sentinelle,
montant la garde, le regard vide,
le cou dressé, la démarche lente
et prétentieuse, dans sa tenue
garnie de plumes affriolantes.
L’évocation paraît saugrenue,
mais pensez à l’aspect des plantons
qui décorent l’entrée des palais,
en épée et jupon à pompons.
Digne folklore des roitelets.
Il se trouva une autruche un jour
prise d’une habitude insolite :
sans cesse elle faisait demi-tour !
Vingt pas d’un côté puis, comme un rite,
vingt pas de l’autre. Entre deux arbustes.
Troublée, un peu autiste peut-être,
elle avait une démarche auguste
et ses yeux ne laissaient rien paraître.
Repérée, étudiée, capturée,
dans un cirque elle connut la gloire
en faisant son manège, accoutrée
d’une élégante queue de pie noire.
(Le poète est entré. Elle ne l’a pas vu.)
Elle allait, elle venait, sérieuse
et obstinée. Son propriétaire,
lui, remerciait la foule rieuse.
Le poète - Jusqu’au jour où le grand locataire
du château royal fit enlever
la belle bête. Il la voulait sienne !
(Il a attrapé la muse et l’a emportée de l’autre côté de la scène. Pendant le reste de l’histoire, il va dresser la muse comme si elle était l’autruche, et la coiffer d’un chapeau ridicule – grand pot à crayons ou petite poubelle prise sur le bureau, par exemple -. Elle se laisse faire avec un grand amusement.)
La cour dut applaudir l’arrivée
de la nouvelle garde autruchienne !
On fixa un gros chapeau poilu
sur son petit crâne dégarni,
on lui apprit un vague salut,
puis on laissa sa vieille manie
s’exprimer au service du roi.
On la nomma même lieutenant !
Voir marcher l’autruche au pas de l’oie
était un spectacle impressionnant.
On l’éleva au rang de symbole
de fidélité et d’abnégation,
d’ordre et de rigueur. Le protocole
en fit la fierté de la nation.
La muse - Le ridicule peut déclencher
l’hilarité. Parfois le mépris.
Rien de mortel !
Le poète - S’il est attaché
au pouvoir, à Dieu, à la patrie
si le ridicule est officiel,
il devient respectable et glorieux.
La muse - N’est plus ni sot ni artificiel
celui qui se fait prendre au sérieux.
Le poète – Vous savez que vous êtes bien en symbole ?
La muse – Pardon ?
Le poète – Oui. Sans vous inventer de protocole,
sans vous faire girafe ou dindon,
vous seriez le porte-drapeau,
l’image même du poète !
La muse – Avec un joli petit pot
attaché sur la tête ?
Le poète – Non ! Restons sobre et gracieux. (désignant la coiffure :)
Là-haut, des rubans et des fleurs.
Derrière, un drapé voluptueux.
Devant, un sein qui affleure…
La muse – C’est ça : la muse à l’ancienne,
mythologique, et pas frileuse.
Et il faudrait que j’intervienne
non plus comme simple souffleuse
mais comme potiche promotionnelle !
Que je me donne en spectacle !
Que pour votre gloire personnelle
j’accomplisse quelques miracles !
Ne cherchez pas le pouvoir, vraiment.
Ce n’est pas votre rôle.
Je ne peux pas être un vilain instrument,
et vous devez rester drôle…
Le poète – Bien sûr ! Ne prenez pas au pied de la lettre
mes fantaisies sur les symboles !
Loin de moi l’idée de vous mettre
sur une scène pour vanter ma parole !
(Elle semble douter de sa sincérité. Le poète, jetant un œil sur son bureau, remarque :) Vous m’avez fait du rangement ?
La muse – Oh, très peu. Je ne me serais pas permise…
Le poète – Vous auriez pu.
La muse - Ah ?
Le poète - Car justement,
je ne sais plus où je l’ai mise,
la fable des castors
que vous m’aviez suggérée…
La muse – Oh, oui, celle-là, je l’adore.
Le poète – Je n’ai pas pu l’égarer…
La muse – Qu’importe : vous l’avez en mémoire.
Le poète – Je connais mon fouillis de A à Z !
Elle était là, dans la série sur le pouvoir !
La muse – Allez-y, dîtes-la… (Il fouille mollement.) Je vous aide ?
LA COURSE DES CASTORS
Entre deux pays paisibles,
une jolie rivière
servait d’aimable frontière…
Le poète – (Un temps, un sourire, et il enchaîne.)
Les seuls barrages visibles
étaient des œuvres de castors.
Sur la rive ouest vivaient les plus forts,
des castors aux larges épaules,
les castors Epaulus, venus de Gaule.
A l’est travaillaient des plus petits,
aux yeux bridés, toujours à la tâche,
construisant sans relâche
tunnels, ponts et pilotis.
Une fois par an avait lieu l’Epreuve,
une course entre castors du fleuve,
par équipes de huit, consistant
à tirer à la nage des troncs flottants.
A contre-courant, sur cinq cent mètres.
La première année, les orientaux
distancèrent les costauds.
Les maigres furent largement les maîtres !
Stupéfiant ! Les Gaulois écrasés
nommèrent, pour analyser,
une commission d’enquête
sur les causes de la défaite.
Six mois plus tard, la raison fut certaine :
La muse - dans l’équipe de l’est, les rongeurs
avaient un capitaine et sept nageurs.
A l’ouest : un nageur et sept capitaines !
Le poète - Les experts déduisirent le principe
de changer la structure de l’équipe.
La muse - Un seul capitaine. Un manager général,
un préparateur mental,
un préparateur physique,
un entraîneur de natation,
un conseiller en communication,
un consultant en statistiques…
et un nageur.
Le poète - Mais pour les Epaulus,
ce qu’ils croyaient être un plus
se révéla être un moins :
ils terminèrent encore plus loin !
Le comité se remit à l’ouvrage,
décortiqua la course des castors,
puis, dans un volumineux rapport,
tira les conséquences du naufrage.
La muse - On fit tomber la première sentence
sur le nageur, pour son incompétence.
Afin de lancer la riposte,
on recruta à chaque poste
des castors aux dents longues, des gagneurs.
L’ancien capitaine fut licencié,
mais, c’est normal, pour le remercier,
on le traita en grand seigneur :
pour indemnité un trésor,
avec en prime une queue en or !
Le poète - C’est ainsi que dans certains pays
on punit ceux qui ont obéi,
tout en offrant de vraies fortunes
à ceux qui ont donné les ordres.
On flatte ceux qui savent mordre.
Et les mordus ont si peu de rancune…
Très bien, mais il reste que ma série de fables
sur le pouvoir…
Elle était là, sur la table,
sous un stylo noir !
La muse – Il y a parfois des stylos qui bougent…
Le poète – Tout seuls ? Vous y avez touché !
La muse – Je ne sais plus. Peut-être le rouge…
Et pourquoi est-ce toujours à moi de chercher ?
(Elle voit le stylo noir et l’attrape.)
Tenez, le voici, votre repère !
Le poète – Certes, mais où était-il auparavant ?
Vous vous en souvenez, j’espère.
La muse – Alors ça, d’où venait le vent ?...
Le poète – (Il trouve enfin.) Ah, voilà. Les grandes oreilles,
après les castors, avant le safari…
(Soulagé, il conclue pour la muse, gentiment menaçant :)
Tant que ce n’est pas à la corbeille…
La muse – Oh non, c’est dans mes favoris !
LES GRANDES OREILLES
Le poète - On ne cesse de découvrir
de nouvelles maladies rares.
La muse - L’homme moderne, pour souffrir,
hérite de terribles tares.
La génétique les invente,
la médecine est en échec,
Le poète - des émissions très émouvantes
nous supplient d’envoyer des chèques…
La muse - Voici le cas cruel d’un homme
dont la croissance des oreilles
était pour ainsi dire comme
celle des ongles. Oui, pareilles
aux griffes, à la barbe, aux cheveux,
elles poussaient, en long, en large.
Oh, je vous entends rire un peu,
mais imaginez la charge
quand au bout de quelques années,
au rythme d’un bon millimètre
par mois, vous êtes condamné
à porter trente centimètres
de feuilles de chou ! Puis quarante !
Le poète - Impossible de les limer,
ni de les laisser apparentes !
La muse - Difficile de comprimer
ou de rouler ces pavillons
sous un béret.
Le poète - Même un turban.
La muse - Appréciés en porte-crayon,
ou pour imiter l’éléphant,
Le poète - pratiques pour chasser les mouches,
La muse - pour faire sécher ses chaussettes,
Le poète - pour téléphoner sous la douche
La muse - ou se curer à la fourchette,
Le poète - ces attributs démesurés
étaient pourtant des plus fâcheux.
La muse - Notre homme ainsi défiguré
décida que ses ombrageux
appendices ne seraient plus
un handicap, un frein, un poids.
Et pour ne plus vivre en exclu,
pour cesser de porter sa croix,
il estima que si lui-même
ne pouvait guérir, tous les hommes
devaient partager son problème.
Le poète - « Agrandissez au maximum
vos ridicules oreillettes !
Tirez lobes et cartilages !
Que vos cornets soient des cornettes !
Exhibez vos grands coquillages ! »
La muse - Lancer une nouvelle mode
est une affaire difficile,
surtout quand elle est incommode.
On trouve quelques imbéciles
et quelques snobs facilement,
mais pas assez. Le pauvre alors
affirma que ce règlement
n’était pas qu’un simple folklore,
mais un commandement divin !
La religion des Saintes Feuilles
fut créée.
Le poète - Ses efforts sont vains,
pour l’instant. Le concept n’accueille
que peu d’adeptes.
La muse - Mais prudence…
On a parfois vu s’imposer
les plus grandes extravagances.
Qui a eu l’idée d’exciser ?
D’empêcher les pieds de grandir ?
D’obliger les cous à se tendre ?
Le poète - Pourquoi n’a-t-on pas su maudire
le premier qui voulut défendre
aux femmes de sortir sans voile ?
La muse - Les Oreilles pourraient percer,
comme les sectes de tout poil.
Le poète - On ne s’en méfie pas assez.
(La muse va pour se retirer.)
La muse – A la prochaine ?
Le poète – Déjà ? Vous partez ?
La muse – Cela vous gêne ?
Le poète – Vous ne voulez pas rester ?
La muse – J’aimerais bien,
mais je dois encore souffler un discours
pour un vieux politicien,
et une déclaration d’amour.
Le poète – Ah.
La muse – Pour une autre personne !
Le poète – Ah.
La muse – Je vous suis fidèle, mais pas exclusive.
Le poète – Et les autres, là, ça vous passionne ?
La muse – Il faut bien que je vive.
Le poète – C’est aussi mon avis :
il faut bien que vous existiez.
Je n’aime pas douter de votre vie.
La muse – Ma vie, c’est surtout un métier.
Le poète – Hélas.
La muse – (sur le départ) Je peux ?
Maintenant que vous avez tout,
vous n’avez plus besoin d’être deux.
Il faut savoir jouer sans atout.
Le poète – Eh bien, bon discours politique !
La muse – Oh, je vais vite lui faire un pot-pourri…
Et… vous n’êtes pas seul : vous avez un public !
Racontez-leur l’histoire du safari…
(en sortant :) Ce jour là, les touristes
promenés sur la piste
d’un safari organisé,
en mini bus climatisé… (Elle est sortie.)
LA CHARGE DES ELEPHANTS
Le poète - Ce jour là, les touristes
promenés sur la piste
d’un safari organisé,
en mini bus climatisé,
pensèrent avoir des visions :
une horde de lions
faisait face au danger
des éléphants prêts à charger.
Quelle querelle, quelle histoire,
quelle invasion de territoire
avait pu alarmer
de si redoutables armées ?
Mystère. (Souvent on oublie
les origines des conflits.
La rancune tourmente,
la vengeance alimente.
Quand on a perdu la question,
on continue, par tradition,
à batailler pour la réponse.)
Après quelques coups de semonce,
les pachydermes s’élancèrent
vers leurs terribles adversaires.
Et là, dans le bruit, la fureur,
apparut une erreur,
un détail immanquable :
au milieu de tous ses semblables,
un éléphant en jupon mauve
dansait en allant vers les fauves !
Les genoux hauts, la trompe en l’air,
il paraissait protocolaire
tout en étant extravagant !
Ridicule mais élégant,
on l’eut dit évadé
de quelque cirque démodé.
Dans ce combat tragi-comique,
un deuxième excentrique
attira l’attention :
au premier rang des lions,
dressé sur ses pattes arrières,
un ruban rouge à la crinière,
il rugissait un chant puissant,
fier, solennel et menaçant.
Devant les hommes éberlués,
les bêtes se sont entretuées.
Hurlements de douleur, de rage,
actes de fuite ou de courage,
cris dans la poussière étouffante
des lionnes et des éléphantes…
Et au milieu de ce vacarme,
éclaboussés de sang, de larmes,
un assaillant dansait,
un assailli chantait.
Ce jupon, ce ruban,
flottant entre les combattants,
pour tous les spectateurs ce fut
la pire folie jamais vue !
A la fin de l’assaut,
devant les orphelins lionceaux
et les éléphanteaux couchés,
un écossais, plutôt âgé,
rompit le lourd silence.
« Hymne poignant, et jolie danse…
Je fus ce lourdaud en tutu
parmi mes amis abattus… »
Tous ses compagnons de tourisme
craignirent un fort traumatisme.
Le vieil homme expliqua :
« Je me suis trouvé dans ce cas,
musicien costumé parmi
des soldats devant l’ennemi.
Ma cornemuse sonnait fort
pour apporter du réconfort
à mes voisins sous la mitraille.
En kilt comme en Cornouailles
ou dans mes fêtes d’Edimbourg,
je marchais à côté du tambour.
Rien ne semblait m’atteindre.
De tous ces fous j’étais le moindre.
La musique adoucit les mœurs…
Quand les hommes se meurent
dans les incendies qu’ils allument,
il faut bien souvent qu’ils parfument
leur puanteur fanatique
par quelques notes poétiques…
Sur le quai d’Auschwitz en décembre
jouent des violonistes de chambre.
Les condamnés devant la fosse
entendent des valses de Strauss.
L’infidèle qu’on défenestre
a droit aux honneurs de l’orchestre… »
Personne ne dit mot.
On regardait les animaux.
Le clown ne dansait plus.
Au moment du salut,
il s’écroula. Sur scène.
L’écossais en eut de la peine…
NOIR
Cinquième partie : le poète et sa muse s’amusent…
(Il est au travail à son bureau, pensif, le stylo en l’air. Elle est un peu en retrait… Concentration, hésitations…)
Le poète – Dieu que c’est laborieux
d’écrire des choses amusantes…
Je devrais rester dans le sérieux,
c’est une forme plus reposante.
Si le public savait que ce qui les fait rire
est accouché dans la douleur,
que ce qui fait pleurer – que souvent l’on admire –
vient vite, et dans la bonne humeur…
La muse – Le public ne veut pas, ne doit pas le savoir.
Plus le travail est difficile,
moins il doit se voir.
Montrer l’effort est inutile.
Le poète – Pourtant ne faut-il pas faire un peu la grimace ?
L’apparente facilité n’attire guère.
La muse – (agacée) Ah ! Soyez discret, sincère et tenace.
Et pas d’exhibitions vulgaires !
Vous n’allez tout de même pas exposer
vos pannes et vos peines ?!
Le poète – Et pourquoi non ? Pourquoi ne pas s’amuser
même à les mettre en scène ?
La muse – Gardez vos secrets et vos états d’âme !
Livrez votre art sans ruse et sans excuses.
Trop de fumée gâche la flamme.
Et ne dîtes pas que vous avez une muse !
Le poète – Bien sûr. Déjà que le succès est maigre…
Si en plus il faut que je partage,
et si les gens croient que j’ai un nègre…
La muse – Allons, laissons ce bavardage.
Surtout quand la foule est présente.
J’ai envie de fantaisie,
de petites folies amusantes.
Faîtes-moi rire !
Le poète - Heu…
La muse - Allez-y !
(L’ayant mis au défi pour le redynamiser, elle attend, spectatrice gourmande. Après un temps d’hésitation, il se lance.)
LA BAIGNOIRE
Le poète - Je ne décrirai pas le corps de cette blonde
luisante et charnue sortant de sa baignoire.
Baissons notre regard vers l’eau quittant la bonde,
sur trois cheveux perdus, et un petit poil noir.
La belle paresseuse, oubliant de rincer,
va devant son miroir soigner son apparence.
Les déchets capillaires sur l’émail encrassé
stagnent, sèchent et s’observent, en chiens de faïence.
Les blonds prennent des poses : l’un est en droite ligne,
l’autre fait un virage (en épingle à cheveux),
le troisième s’enroule. Chacun, se croyant digne,
devant l’intrus frisé se montre un peu baveux.
« Que fais-tu parmi nous, toi qu’on dirait grillé,
alors que dans ce lieu et dans ces circonstances,
le malheureux qui tombe a des airs de noyé ?
- La blondeur, la finesse, en un mot l’élégance,
voilà qui nous unit, même dans l’agonie.
Et tu oses approcher, toi, petit tortillon ?
- D’où t’es-tu échappé ? De quel front dégarni ?
De quelle tête nègre ou de quelle souillon ? »
Le pauvre poil pubien conteste l’imposture.
(Il se tourne vers la muse, attendant qu’elle conteste l’imposture. Surprise, elle ne réagit pas tout de suite…)
Vous ne voulez pas faire le poil pubien ?
La muse – Heu, moi, le poil ? Quelle faveur !
Le poète – Je suis sûr que ça vous irait bien.
La muse – Je vous remercie, c’est flatteur.
(Elle se tortille une mèche, qu’elle rabat devant ses yeux, et répond :)
« Je ne suis, voyez-vous, qu’un voisin du dessous.
On ne m’a pas coiffé, ni gavé de teinture,
mais j’étais sur madame, dans un recoin très doux.
J’ai vécu bien discret, presque toujours caché,
pourtant j’ai plus que vous eu des moments de gloire.
Petit et laid, je fus désiré, recherché,
caressé autrement que par un démêloir !
Le soleil ou le vent vous rendaient séduisants ;
maintenant égarés au bord de ce tombeau,
oubliez votre éclat, ne soyez pas vexants,
finissons bons amis au fond du lavabo. »
Le poète - Là, les cheveux tirés par le raisonnement,
ne savent pas répondre, et quand survient l’averse,
ils s’écoulent de mèche avec le filament,
l’ultime aspiration noyant la controverse.
Les thèmes abordés sont vastes : la beauté,
le dédain, le désir… Que penser de l’histoire ?
Voici, simple et modeste, une moralité :
ne négligeons jamais de rincer la baignoire !
D’accord, je reconnais, la pirouette est facile.
Osons même le dire : tirée par les cheveux…
(On a moins de souci quand la dame s’épile,
ou quand le bain est pris par quelque vieux monsieur…)
Mais j’aime autant laisser flotter dans les esprits
l’idée que la beauté n’a plus aucun attrait
quand traînent à côté le rejet, le mépris.
La muse - Et souvent l’on se penche vers le petit laid…
Le poète – Et si à votre tour
vous lanciez une histoire drôle ?
La muse – Vous craignez de manquer d’humour ?
Il faut que je reprenne mon rôle ?
Le poète – Oh non, rien de professionnel !
Juste pour le plaisir,
comme ça, informel. Personnel !
La muse – Vous me voulez aussi pour vos loisirs ?
Le poète – Ne vous faites pas prier, je vous en prie.
Que notre relation soit un peu réciproque…
Je ne la mettrai même pas à l’écrit,
allez-y, une histoire bien loufoque.
PROMENADE NOCTURNE
La muse - La nuit était noire et le brouillard dense.
Deux ivrognes, loin de leur résidence,
tiraient des bords sur la chaussée glissante,
freinant sur le plat autant qu’en descente.
Le sol sous leurs pieds soudain devint meuble,
et plus de réverbère, plus d’immeuble,
plus rien pour s’orienter ou se caler.
Ne sachant plus du tout par où aller,
ils pensèrent, bras dessus bras dessous,
qu’il fallait réfléchir. Fort. Même saouls.
Le premier suggéra, dans un sursaut :
(Elle sollicite le poète, qui se fait prier.)
Vous ne voulez pas faire l’ivrogne ?
Le poète – Mais bien sûr. Ivrogne et idiot.
Je peux sans peine en avoir la trogne.
La muse – Je peux aussi. Allons en duo.
Donc, le premier suggéra, dans un sursaut :
Le poète - « Je sens du bout du pied comme un arceau,
un rond de ferraille en bord de gazon.
Ça n’éclaircit pas vraiment l’horizon,
mais ce repère, et d’autres à la suite,
est un début de ligne de conduite.
Nous sortirons d’affaire en longeant l’herbe
jusqu’au bout de l’allée.
La muse - – Un plan superbe !,
hoqueta l’autre éméché. C’est parti ! »
Et les deux compagnons, au ralenti,
à tâtons, étouffant bien des jurons,
suivirent la rangée des piquets ronds.
Comme leur fil d’Ariane. Pendant une heure.
Le second, fatigué, dit au meneur :
« Cette pelouse fait des kilomètres !
On s’éloigne, je crois qu’il faut l’admettre.
On a dû prendre l’allée à l’envers.
Demi-tour ! L’autre pied contre les fers !
Le poète - - Rebrousser chemin ? Aussi près du but ?
Tu veux retourner te perdre au début ?
La muse - - Qui peut-être est la fin. Où est le nord ?
L’entrée, la sortie ? Chez nous ? On l’ignore.
Je retourne. – Tant pis pour toi. Adieu. »
Chacun reprit son chemin fastidieux,
un peu dégrisé, mais seul dans le noir.
En cinq minutes ils purent se revoir,
(comment est-ce possible ?) en se heurtant
face à face. Ils s’étaient quittés pourtant
dos à dos ! Imaginez le silence
que provoqua pareille invraisemblance…
Le poète - « Parti derrière, à l’envers, marchant droit,
il ressurgit devant… »
La muse - Le désarroi
saisit les malheureux. Ils se croisèrent…
Ils s’éloignèrent… Peu de temps. Misère !
Encore ils se trouvèrent nez à nez !
Cette bordure, ce parc, étaient damnés !
Il y eut des cris, des pleurs, des insultes,
des appels envers les forces occultes
et des convertions à l’eau minérale,
des recherches insensées de morale.
Le poète - « Mon Dieu, guidez notre marche funèbre.
La muse - - Diable, cessez de jouer dans les ténèbres. »
On trouva au matin les deux amis
main dans la main, épuisés, endormis,
au bord d’une vaste esplanade… ronde !
L’homme avance en aveugle dans ce monde,
accusant le divin, le satanique,
où souvent il suffirait de logique.
Le poète – Cette histoire pourrait ressembler à la nôtre…
La muse – Ah bon ? Avec votre jus de raisin ?
Le poète – La parabole est un peu autre,
mais souvent nous avançons en voisins,
Et puis vous me tournez le dos,
j’erre un moment en solitaire,
et vous apparaissez pour m’offrir quelques mots,
en face ! Pour moi c’est un mystère…
La muse – J’espère que vous n’accusez pas le diable !
Le poète – Non ! Mais je ne trouve pas la logique.
La muse – L’essentiel est que vous trouviez les fables.
Vous m’en dites une dernière ? Comique.
(Un temps. Il la regarde, approche tout près… Puis, après une petite moue d’incompréhension, il se lance.)
LA POULE ET LE PETIT POIS
Le poète - Les gallinacés, sur le plan intellectuel,
ont une assez piètre réputation.
Voici pourtant le cas inhabituel
d’une poulette en proie à de graves questions.
Notre cocotte (appelons-là Cocott’ Claudette,
si personne n’y voit d’inconvénient)
avait l’habitude de picorer des miettes,
du grain, et toutes sortes d’ingrédients
rescapés des déchets des assiettes des hommes.
Claudette, un jour, au milieu du maïs,
découvre un petit pois. Elle est peu gastronome,
et voit d’un mauvais œil ce rond vert qui se glisse,
incongru, entre ses cousins jaunâtres.
La muse – (Elle prend les devants.) Pas de problème : je fais la poulette !
J’ai le coup d’œil et le coup de patte,
Et j’ai toujours rêvé de m’appeler Claudette.
Que de beaux rôles ! On me gâte ! (Et elle va mimer la poule…)
Le poète - Elle se fige, elle hésite, elle observe,
tandis que les volailles tout autour folâtrent.
On ne sait si le pois la répugne ou l’énerve,
mais elle reste un long moment, la tête penchée.
Hypnotisée, elle s’arrête au vert.
D’autres n’en auraient fait qu’une bouchée ;
pour elle, c’est le pois de départ d’un calvaire.
La muse - Pourquoi est-il là ? Pourquoi est-il rond ?
Est-il amer et triste aussi loin de sa gousse ?
A-t-il le complexe du potiron ?
Le poète - - Voyez un peu où la contemplation la pousse !
Et ce n’est qu’un début. - Elle met l’œil dessus.
Le gauche. Puis le droit. L’angoisse monte.
Elle se demande
La muse - qui l’a conçu,
et comment. Est-il aussi le fruit d’une ponte ?
Que mangent les petits pois ? A quoi rêvent-ils ?
Est-ce la peur qui les fait mettre en boule ?
Devinent-ils que la casserole est hostile ?
Devant la mort, ont-ils la chair de poule ?
Le poète - Claudette a le vertige, elle panique,
elle ergote, elle glousse de travers,
elle est prise d’un caquètement satanique,
pour avoir dévisagé un grain vert !...
Puis elle se reprend, pensant que le légume
est ensorcelé. Sérieuse et discrète,
elle remet de l’ordre dans ses plumes,
se donne un coup de peigne sur la crête,
et va pour picorer un morceau de pain sec.
La muse - Mais ce croûton… Qui est-il ? Et pourquoi ?
Que ressent-il à l’approche du bec ?
Sait-il qu’il n’est qu’un bout ? La mie a-t-elle un moi ?
Le poète - Un instant d’attention et revient le malaise !
Claudette tourne folle, et voyant ses copines
batifoler, bavardes, gourmandes et niaises…
au lieu de les rejoindre, elle les examine !
La muse - « Pourquoi Thérèse n’est-elle pas verte ? »,
Le poète - c’est la terrible interrogation qui l’abat.
Pour les poulettes futiles, c’est une perte
qui ne suscite guère de débat.
Soyons inattentifs et gardons nos distances.
Nos proches, c’est de loin souvent qu’on les voit bien.
On regarde parfois avec trop d’insistance,
on voudrait les aimer… On n’y comprend plus rien !
NOIR
En conclusion :
(La muse et le poète se font face, les yeux dans les yeux. Il a un vague sourire incrédule…)
Le poète – Nous nous entendons à merveille, il me semble,
et pourtant… j’en sais si peu sur vous.
Depuis le temps que nous sommes ensemble,
que nous partageons les mêmes goûts…
La muse – Et vous-même devant le miroir,
comprenez-vous bien qui vous êtes ?
Vous ne faîtes qu’apercevoir
un mystère qui se reflète.
Quant à moi, que vous appelez « muse »,
plus vous me dévisagez,
plus vous me trouvez confuse.
N’avez-vous jamais songé
que je pourrais ne pas être réelle ?
Une étrange vue de votre esprit.
Le poète – Là, face à moi, vous seriez virtuelle ?
La muse – Qui sait ?
Le poète - Et quand vous soufflez mes écrits ?
La muse – Je serais simplement votre imagination.
L’artiste voit comme dans un enjoliveur :
avec du brillant et des déformations.
J’apparais surtout quand vous êtes rêveur :
je ne suis peut-être que votre image,
brillante et déformée… (El elle s’éloigne à la fin de sa démonstration.)
Le poète – C’est possible, mais ce serait dommage.
Une personne en moins à aimer…
LE CARNAVAL DES ANIMAUX
Le poète - Il est parfois lassant
de n’habiter que chez soi.
On prendrait bien la place
du premier passant
qu’on aperçoit…
Sortir un peu de sa carapace,
changer de peau, changer de rôle,
qui n’en rêve jamais ?
La vie ainsi serait plus drôle.
Peut-être, mais…
La muse - Les animaux, ayant aussi
ce souci,
organisent un carnaval,
jour de folie et de liesse
où chacun se déguise
à sa guise :
la souris en cheval
Le poète - (admirable ! quelle prouesse !),
La muse - le coq en perroquet,
le loup en bourriquet
(certains se voient plus beaux,
d’autres plus laids),
Le poète - le renard en corbeau,
pour voir ce que cela fait.
La muse - Le chien se couvre de laine,
l’éléphant échoue en baleine,
un lièvre fatigué devient tortue,
un âne se maquille en zèbre
Le poète - et un lion se change en statue
d’empereur célèbre.
La muse - Durant quelques heures,
en chantant, en dansant,
les arrosés jouent aux arroseurs,
les titulaires se font remplaçants.
Pour la pitrerie ou pour le rêve,
on décrète une trêve.
On se singe,
on se songe,
on se met dans de beaux linges,
on s’admet dans de jolis mensonges.
Le poète - Que cela fait du bien
d’être un peu comédien !
La muse - A la fin de la fête,
chacun retrouve sa condition,
banale et imparfaite.
La règle ne souffre plus d’exception.
Seul pourtant l’âne s’obstine
en rayures blanches et noires.
Il cabotine.
Le clown est grisé de sa gloire
bien après la fin du spectacle.
Mais nul n’échappe à son destin.
Le lion récupère son instinct
et, pas de miracle,
le faux zèbre finit sous ses crocs.
L’âne a, très vaguement,
le sentiment
de périr en héros.
Il voulait une autre vie,
il trouve une autre mort.
Prolongeant son envie,
il abrège ses remords.
Le poète - Acceptons de n’être que nous-mêmes
La muse - - travaillons simplement chaque jour
à devenir un peu mieux que nous-mêmes -.
Le poète - Accordons-nous parfois un détour.
dans un carnaval éphémère,
caressons quelques chimères,
jouons au travesti, à la princesse,
au brigand, au chevalier.
Laissons flotter notre raison.
Mais dès que la comédie cesse,
il faut savoir retrouver sa maison,
la poussière de son escalier
et le reflet de son visage
sans aucun maquillage
dans son miroir ironique.
C’est là qu’est notre vie. Unique.
NOIR FINAL