Comme les autres
Charlotte Elle
C'est l'heure sombre. La nuit est tombée comme un épais manteau de velours noir sur les toits d'un Paris tiédi par le vent d'automne, et les rares âmes qui errent encore dans les rues se pressent vers leur chez eux avec ferveur, ou sont trop ivres pour retrouver leur chemin. Ce spectacle pourrait être triste. Pourtant, de la plus haute fenêtre d'un appartement blanchi par la lueur lunaire, la vue est délicatement mélancolique. Ce n'est pas la femme qui dira le contraire.
Le front doucement posé contre la vitre froide, elle laisse son regard glisser sur les rues qui s'étalent en contrebas, tandis que son souffle dessine des nuages clairs sur la surface lisse. L'air calme, elle semble attendre, guettant avec une douce curiosité teintée d'impatience la silhouette tant attendue. Viendra-t-il ?
Bien sûr. Ils viennent toujours.
Soudain apparaît, au coin de la rue, une ombre grisâtre qui se hâte vers le trottoir, aux gestes rapides et imprécis. Une fois arrivée face à une large porte, elle se fige dans une hésitation tremblante. Puis elle esquisse un geste.
Une sonnerie stridente retentit dans l'appartement.
Il est donc venu.
La femme traverse la pièce plongée dans la pénombre, et décroche le petit téléphone blanc.
« Ouvre-moi. Je t'en supplie. Il faut que je te voie. »
Elle raccroche. Elle sourit. Appuie sur un bouton. Dans un instant il sera là, et elle n'est pas tout à fait prête. Un regard dans la psyché lui renvoie le pâle reflet d'un corps presque entièrement dénudé, uniquement recouvert d'un fin manteau de gaze et de dentelle. La lumière joue sur la peau frémissante d'excitation contenue, s'attarde tout particulièrement sur les seins fermes aux pointes dressées. Que va-t-il dire ? Quelles promesses est-il venu lui faire ? Les joues ne sont pas assez colorées. Un petit pincement, et tout est parfait. Quant aux lèvres, il leur manque un petit quelque chose. Les voici mordues, et à nouveau rebondies et violemment désirables. Les longues mèches de cheveux tombent avec abandon sur les épaules, la poitrine et dans le dos, comme attendant lascivement une main caressante. Ce sera suffisant.
Quelques coups, forts, frappés à la porte.
Enfin.
Il n'a pas su résister.
La femme attend quelques secondes, pour le plaisir de savourer cet instant suspendu, lui dévoré par l'angoisse, et elle parfaitement maîtresse d'elle-même.
Puis elle ouvre la porte, et, d'une main, referme son long et fin manteau secoué d'un frisson. Il croira que c'est un reste de pudeur. Pourtant, elle sait que son regard s'est un instant attardé sur le mince corps frémissant.
Il entre comme un ouragan, entouré du vent froid de l'extérieur. Son sillon apporte des effluves d'alcool et de cigarette. Il a certainement bu avant de venir, il avait peur, il est perdu. Son costume sombre est froissé, et ses cheveux, ses doux cheveux sont en désordre. La porte se referme derrière lui, tandis qu'il marche en maître dans l'appartement.
Ses pas lourds sur le parquet verni. Son souffle saccadé. La petite lueur qui brûle dans ses yeux et qui témoigne de ses excès de la nuit pour se donner le courage de venir. Il est plein d'une mâle confiance en lui, qui semble vaciller quand il se retourne vers la femme.
Qu'elle est belle.
Bien sûr qu'elle est belle, pauvre imbécile. C'est la raison de ton retour.
Elle est presque nue. La Lune l'éclaire de ses fins rayons d'argent, épouse son corps ferme et tendre. Elle est de ces femmes faites pour l'Amour, celui avec un grand « A », celles qu'on sert fort après l'acte pour qu'elles ne s'enfuient pas et qu'on sent battre dans ses veines une fois parties.
Ses lèvres. Ces deux morceaux de chair rose qu'on voudrait sentir sur son corps. Glisser une langue entre ces dents blanches. La chaleur de sa bouche.
« J'ai envie de toi. »
Sa voix tremble. Emotion, alcool ? Peu importe. Le délice de ses mots commence à agir.
« Je ne sais plus quoi faire. J'ai promis à ma femme d'arrêter de te voir, j'ai tenu parole, tu vois, les premiers jours c'était facile. »
Il passe une main dans ses cheveux, puis sur son visage. Il humidifie ses lèvres d'un bout de langue, respire, et reprend.
Son désir brûle autour de lui comme une torche vivante. Il vibre. Sa voix vibre, aussi.
« Je n'en peux plus. Je pense à toi tout le temps. Je n'arrive plus à travailler, je ne dors plus, je ne vis plus. »
Des larmes brillent aux coins de ses yeux.
La femme entrouvre ses lèvres pour respirer un peu plus fort. Une douce chaleur embrase son ventre.
« J'ai envie de toi. J'ai envie de ta bouche, de tes seins, de tes gémissements dans mon oreille quand tu jouis. Je veux te serrer contre moi quand le plaisir t'a épuisée. Rien n'a de goût hormis celui de ton corps. »
Elle se retient de sourire. Il lui avait dit qu'il ne reviendrait plus jamais, qu'elle n'était qu'un instant dans sa vie d'homme marié.
Ils disent tous ça.
« Je ne peux pas la quitter, elle, parce que je l'ai juré, tu comprends ? Je ne peux pas renier le mariage et nos enfants. Pourquoi est-ce que je te dis ça ? C'est pathétique, pardonne-moi. J'ai besoin de toi. J'ai envie de toi. »
Il laisse échapper un sanglot.
« Laisse-moi t'aimer encore, je t'en supplie. »
Il n'ose pas la toucher, bien que tout son corps soit tendu vers sa nudité triomphante. Il est à l'étroit dans ses vêtements face à ce corps moulé pour accueillir le sien. Quand il repense à sa chaleur, à sa voix rauque, à son accueillante humidité...
Il ne peut pas perdre totalement pied. Pas encore. Il lui reste un peu de dignité, malgré tout.
Elle fait un pas, léger sur le sol tiède.
Puis un autre, et un autre encore.
Elle est si proche de lui qu'en se penchant il pourrait posséder cette bouche délicieuse.
Il la désire si fort qu'elle sent l'épaisse bosse entre ses jambes, tendue vers son ventre malgré la distance qui les sépare.
Elle pourrait lui ordonner de lui faire l'amour ici-même, sur-le-champ, sans retirer ses vêtements. Il le ferait avoir le sentiment de délivrance qu'ils ont tous ressenti devant elle, dans cette situation. Elle pourrait aussi jouer un peu.
Elle sent l'intérieur de ses cuisses s'humidifier à cette idée.
Tout doucement, très lentement, la femme avance son visage fin et dépose un baiser tendre sur la commissure des lèvres. Il gémit, torturé par cette promiscuité aussi douloureuse que salvatrice. Oh, qu'il voudrait mordre ces tétons ourlés d'argent.
Embrasse-moi. Laisse-moi te goûter, pour la première fois depuis si longtemps.
Il sursaute. Une main fine caresse la toile de son pantalon, là où il semble brûler de l'intérieur. Les doigts pressent cette bosse tellement douloureuse, la malaxe, en dessinent tendrement les contours. Si elle pouvait y poser sa langue si chaude.
L'homme ne peut plus résister. Il a perdu tout honneur, tout respect pour les promesses qu'il s'était faites. Il lui faut prendre cette femme immédiatement. D'une main, il emprisonne une fesse douce. De l'autre, il saisit le menton et force sa langue entre le barrage féminin. Elle semble surprise. Il violente ce corps frémissant sous ses paumes.
Elle raffermit sa prise, sa main libérant la verge tendue à l'extrême. Encore une fois, elle a fait perdre la tête à un de ces fiers maris qui pensent pouvoir l'abandonner. Dans quelques instants, la jouissance effacera tout ce qui n'est pas elle.
Lui ne pense qu'à la promesse de son antre offerte, ce chaud et intime renflement qu'il veut pour lui seul.
Comme tous les autres, qui se succèdent et s'effacent, alanguis contre son corps de femme. Bientôt il repartira, évidemment. Mais, pour l'instant, il a perdu l'esprit. Elle est tout ce qu'il n'a jamais osé désirer. Il pense qu'il vient de remporter une victoire, parce que sa femme ne saura jamais et qu'il est venu s'offrir une nuit sublime.
S'il savait.
Oh, s'il savait à quel point les hommes sont faibles.