Rayane

florianus

Rayane prit le train pour Alger. Un air de paix résidait dans cette ville où les déambulations des passants ne s'arrêtaient jamais, où les hommes semblaient trop occupés par la chasse à la femelle. Il passa  son temps à se perdre, cheminant dans l'obscurité d'un pas incertain. Il ne suivait jamais très longtemps la même rue, plongeant en avant vers l'inconnu, d'une démarche fantasque et désordonnée. Il s'était soudain aperçu qu'il pleurait, une douleur intérieure profonde, et silencieuse.

Il s'arrêta au milieu d'un square. La végétation y était tellement dense que l'endroit ressemblait plutôt à un bois. Des oiseaux au doux murmure céleste venaient se poser sur les branches des arbres : palmiers, mûriers, lataniers, tellement nombreux que leurs hautes branches s'entrelacent.  Il pensa soudain : escaliers de la pêcherie, comme si cela lui avait été chuchoté,  et il s'y dirigea. Une fois sur place, il fut impressionné par le nombre d'hommes qui y traînaient. Leurs jeans semblaient peut-être un peu trop bas sur leurs hanches. Il s'arrêta pour les observer. Debout, immobile, il guetta. C'était peut-être là, une recherche du danger. Très vite, il comprit que c'était un lieu de drague et de prostitution. Officieux.

Rayane revint chaque jour. Parfois, la situation se compliquait, la police débarquait, les homosexuels se faisaient braquer, c'était alors le jeu du chat et de la souris. D'autres fois, ils étaient la cible d'agressions homophobes, car c'était  aussi dans ce même quartier que résidaient de nombreux islamistes.  Dans ce conte de fée aux allures de cauchemar, il dormait dans des halls d'immeuble, frileux et recroquevillé. Disposant d'un maigre budget, et pour faire face à une situation d'extrême précarité, il fit comme ces gens qu'il côtoyait désormais. Il fixa ses prix.  Son premier, il l'avait vu descendre la rue sur  une centaine de mètres. Il attendit. Et quand il allait bientôt passer près de lui, il n'hésita pas.  « T'as du feu, vieux ? »

L'homme se tourna et sa main droite monta vers son blouson effleurant l'échancrure, sans y pénétrer encore. Il le regarda en silence. Immobile entre les voitures qui bordaiENT l'intérieur du trottoir, Rayane s'approcha doucement. Quelques mots laconiques pour négocier. Il repérait de suite la cliente et ses besoins, surtout ses besoins. Avec tact, il devança ses demandes. Un pied comme il n'en aurait jamais. Sa main s'égara sur ses fesses. Les doigts de l'autre main écartèrent les pans de la chemise pour dessiner des arabesques sur le torse nerveux La négociation tourna court. Ils disparurent dans un immeuble voisin d'où l'on entendit bientôt halètements et gémissement.

Avec sa figure pâle, ses yeux liquides comme des flaques brillantes, il ne passa pas inaperçu. Mais ce qui attirait surtout chez lui, c'était sa désinvolture. Comme s'il avait fait ça toute sa vie. Rayane n'était pas étonné d'être atterri dans un endroit pareil. C'était comme une espèce de fatalité, un passage obligé. Il venait de découvrir le seul horizon dans lequel il pouvait se projeter. Ce qu'il faisait lui était nouveau, et il ne savait pas s'il le faisait bien, il était même dépassé par toute cette technique qui l'entourait, qui entourait les prostitués, mais il y avait cette fascination pour le vice qui rendait son regard insolite et son sourire, démentiel. Il abordait les éventuels clients de manière directe, les suggestionner et attendait le résultat. Il ne pouvait jamais savoir ce qui allait se passer.  En peu de temps, on le compara aux meilleurs prostitués.

Rayane avait pris une chambre, étroite et sombre. Le peu de lumière de faible intensité provenait de quelques bougies qu'il  avait disposées à des endroits stratégiques.  Il avait encombré cet espace minuscule d'une multitude d'objets, vestiges du passé: photographies, figurines du Joker, bandes dessinées de Batman, et autres objets fétiches.  Un matelas sur le sol, une table, une chaise, un radiateur, des étagères encastrées dans le mur, un évier. C'était déjà pas mal pour un endroit aussi sinistre. Il y avait aussi une cuisinette, des toilettes ainsi qu'une baignoire où ne coulait que l'eau froide. 

Il était parvenu à nouer un fort lien d'amitié avec un certain Waël, son voisin qui partageait parfois sa chambre et son lit. C'était un jeune drogué et un voleur occasionnel qui risquait fortement de finir mort d'une overdose. Il parlait, comme tous les drogués, dans un état second. Quand il était en manque, ou fauché, ou les deux, il allait voir Rayane pour lui demander de le dépanner. Il aurait fait n'importe quoi pour avoir sa dose, n'importe quoi, même vendre sa propre mère. Rayane le secouait de temps en temps, ses douces paroles se transformant en sermons car quand il s'agissait de Waël, il devenait responsable et très mature. Il craignait vraiment pour la vie du petit.

Le toxico était venu une nuit frapper à sa porte et le tirer d'un sommeil profond. Dévoré par la fièvre, il avait besoin d'aide. Rayane mit son manteau, le traîna dans une clinique des environs et puis alla acheter toutes les pilules qui lui avaient été prescrites. Après quoi, il avait refusé de le laisser passer la nuit, seul. Il n'était pas en état de discuter.  Depuis, Rayane s'assurait  qu'il ne se laissait pas mourir de faim et l'approvisionnait en cigarettes, lui imposant affection et protection.

Tout de même, le jeune prostitué l'avait très vite aimé, sans savoir reconnaître ce sentiment, bien trop fort pour l'homme renfermé qu'il était. Et puis, un jour, le matelas creusé par le poids de leurs corps, l'odeur entêtante de la pièce qui sentait le renfermé et la peau moite  lui avaient donné de l'élan : « Ouvre la bouche que je t'embrasse ». Le visage de Waël, c'était déjà un aveu. « Rayane, j'ai un compagnon dans ma vie ». Une envie de balancer sa tête d'en avant en arrière, jusqu'en cogner douloureusement le crâne contre le mur, et le teinter de rouge. «  Tu veux que je parte ? »  « Non ! Tu restes ici et tu me laisses cinq minutes pour encaisser ça ».

Puis, il y eut tous les autres que Rayane connut après. Des hommes sans autre histoire que celle d'être nés là. Chômeurs, emmerdeurs publics, exhibitionnistes, voleurs, leur existence c'était comme marcher sur une corde raide. Il eut un grand nombre d'aventures, c'était agréable mais jusqu'à un certain point. L'enchaînement des histoires pouvait vite basculer dans l'ennui.

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