Comme les Japonais

petronille

Corinne nage jusqu’au plongeoir qui flotte au large à marée haute. Elle atteint l’échelle, se hisse sur le radeau où trois filles allongées sur le ventre, les yeux fermés, se laissent dorer par le soleil. Celle en bikini rouge ouvre un œil, la dévisage froidement. Les autres l’ignorent.

Grimper sur la deuxième plate-forme ? Corinne hésite. Pas tout de suite. D’abord un peu d’échauffement, genre préparation progressive. Elle cale ses pieds au bord du radeau, elle contemple les vaguelettes qui clapotent contre les parois, un mètre en contrebas, à peine. Elle se penche, tête baissée, bras en avant, mains jointes, elle imprime une légère poussée sur ses orteils et sent son corps tracer une courbe parfaite, pénétrer dans l’eau sans une éclaboussure. Une belle technique, on le lui a souvent dit. Elle en est secrètement fière.

L’année dernière elle a dû se forcer pour plonger depuis le premier étage. Une appréhension ridicule. Mais il y en avait tellement qui montaient l’escalier en riant, se bousculaient presque pour basculer dans la mer un peu noire… Il faut dire, vue de deux mètres, ce n’est pas rien. Deux mètres, il faut y aller. Elle se rappelle, la première fois elle s’est dit : Je n’ai pas peur, pas peur du tout. Méthode Coué.

Aujourd’hui, le premier étage, elle en rit. Elle y va, une fois, deux fois, trois fois… Elle entend une des filles : Pas mal, comme style. L’autre à côté : On va voir, quand elle va monter. Bien sûr, ça les intéresse. Ce n’est jamais la bousculade pour grimper sur la plate-forme du haut et se jeter dans le vide. L’autre semaine elle y est montée pour voir à quoi ça ressemblait. Redescendue par l’escalier. La honte. La méthode Coué n’a pas fonctionné. Trois mètres cinquante. On a le temps de regretter, pendant la chute. Elle n’a rien demandé à ceux qui osent. De quoi elle aurait l’air ?

Elle s’allonge sur la plate-forme du premier, elle aussi se dore au soleil. Elle ferme les yeux. Elle entend les vagues qui frappent le radeau. Elle somnole. Les filles, sûr qu’elles voudraient la voir plonger, en ont marre d’attendre, elles ont assez rôti. Elles s’agitent. Corinne entrouvre les yeux, voit le bikini rouge qui s’élance sur les marches, court vers la deuxième plate-forme, et plonge. Elle remonte sur le radeau, s’ébroue, puis toutes trois sautent dans l’eau et nagent vers le rivage. La plage se vide peu à peu, c’est l’heure chaude de l’apéritif à l’ombre des terrasses.

Allez, c’est décidé. Il faut y aller. Ne pas perdre la face. Les Japonais se font hara-kiri pour moins que ça. Corinne essaie de ne penser à rien pendant qu’elle monte lentement les marches, agrippée à la rampe qui tremble sous la pression de ses mains moites. La voilà sur l’étroite plate-forme. Elle se tient fermement aux barrières de sécurité et regarde tout en bas, l’eau mystérieuse, inquiétante. Après une si longue chute, comment son corps va-t-il pénétrer dans la mer ? Trop verticalement ? Et si au contraire elle se cambre ? Rater un plongeon de trois mètres cinquante, c’est risquer un accident… c’est arrivé.

Il faut le faire ! Elle n’a pas le droit de redescendre l’escalier ! Elle pense au bikini rouge, elle lâche les barrières, se penche, ferme les yeux, plonge, elle est sous l’eau, elle ressort. C’est fait. C’est allé très vite.

Elle espère que les filles l’ont vue. Elle remonte la plage vers les terrasses. Elle les aperçoit, assises sous un parasol. Elles sirotent leur Coca, papotent mollement. Corinne passe à côté d’elles. Elle entend : Parait que l’année prochaine, y aura un nouveau radeau. Trop bien. Avec trois étages.

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