Comment je me suis retrouvé

Dominique Césari

Comment je me suis retrouvé à être filmé par un inconnu,dans une pièce qui ressemblait plus à un capharnaüm qu’à un musée,tandis qu’une jeune femme que j’avais rencontrée deux heuresplus tôt semblait subitement intéressée par la partie inférieurede mon anatomie, le tout au troisième étage d’un squat rue de Rivoli,au début des années 2000, je dois avouer que je l’ignore encore …

Ou plutôt je feins de l’ignorer, tant il est vrai que comme tout être humain,j’ai tendance à rejeter sur les autres la responsabilité d’actes ou de faitsplus ou moins justifiables auxquels je me retrouverais mêlé, par unenchaînement de circonstances forcément atténuantes.

Il faut dire que, jeune étudiant aux Beaux-Arts rue Bonaparte, plus bohème que bourgeois, et fraîchement débarqué à Paris, je ne me distinguais guère à l’époque par mes prouesses sexuelles ou par mon goût de l’exhibitionnisme. Pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs. Mais à ma décharge je dois confesser que je n’étais pas toujours exalté par les cours un peu poussiéreux que nous délivraient les grands artistes fonctionnaires de l’académie et que j’étais, commeun certain nombre d’autres étudiants, friand de fêtes, disons, alternatives.

Et c’est vrai que ce jour-là, lorsque nous avons eu vent d’un vernissage ausquat de la rue de Rivoli, dont la réputation, déjà, avait franchi les frontièresdu petit milieu underground , nous n’avons eu qu’à traverser le Pont-Neuf , dontles balcons en demi-cercle luisaient dans le jeune soir et rejoindre, en passant devant la Samaritaine déclinante, la rue Jean Lantier qui débouche subitement sur cette artèredémente qu’est la rue de Rivoli .

A quel point nous étions passés sur l’autre rive, nous ne le mesurâmes qu’une fois arrivés au pied de cet immeuble, véritable vaisseau fantôme, à la façade noire de suie carbonique, qui semblait comme échoué au milieu d’un océan commercial et dont la porte ouverte à tous les vents dégorgeait de squatteurs, de paumés, d’encanaillés et de faune interlope …

Le vin était aussi mauvais que possible et les volées de marches de l’escalier vermoulu nous conduisaient toujours plus haut, vers des ateliers minuscules surchargés de collages, de tableaux et de graffs. On se prenait, comme Rimbaud, à aimer les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques qui achevaient de transformer cetimmeuble haussmannien en un repaire troglodytique .

C’est au sixième étage de ce bateau ivre que je rencontrai Léa qui, comme toutes les parisiennes était comédienne, plus ou moins embarquée dans un long métrage qui tardait à trouver son financement mais qui allait bientôt, après une dernière retouche du scénario, repasser la commission du CNC et obtenir, c’était certain, l’avance sur recettes vitale . Visiblement elle connaissait le lieu car c’est sans aucune difficulté qu’elle se fraya un chemin vers un  étroit balcon  situé au cinquième, d’où l’on apercevait, presque à bout de bras, le dôme de l’Hôtel de Ville. Là, nous fumâmes un joint déjà tout roulé que l’un de ses amis venait de sortir de son pardessus, tel un vendeur à la sauvette.

Comment nous nous retrouvâmes quelques heures plus tard dans une pièce enchevêtrée d’objets désuets, statues cassées, vieux livres de comptes et machines à écrire désossées, je ne saurais le dire exactement mais Léa tint à m’expliquer avec beaucoup de sérieux qu’il ne s’agissait pas là d’un débarras ou d’un endroit de stockage mais bel et bien d’un musée, le musée Baloutche…où quelque chose dans le genre. Je dois dire qu’à cette heure avancée de la nuit, elle aurait pu me dire qu’il s’agissait du Musée Pouchkine ou du Cuirassé Potemkine ou même qu’en fait nous étions dans un sous-marin et je l’aurais crue. Elle aussi d’ailleurs semblait dans un état second et je crois bien qu’elle aurait embrassée n’importe quel poteau.

Ce qu’elle fit quelques minutes plus tard, cependant que nos baisers, à mon insu, étaient pixellisés par un de ses complices, planqué derrière une toile .

Le poteau c’était moi, et elle embrassait bien. Nous étions dupes à bien des égards, moi d’elle, et elle d’un autre, et cependant il me plaît de croire qu’à un moment donné nous fûmes réellement deux . C’était avant qu’elle ne glisse lentement vers ma ceinture et mes faibles dénégations et ne rejoue avant l’heure un scénario que son Vincent Gallo de copain avait écrit pour elle.

Bien entendu je ne la revis pas, mais je lui sus gré de me faire parvenir un DVD -qu’elle me fit adresser aux Beaux-Arts- où je pus observer, un peu honteusement certes, qu’au paroxysme du plaisir  je gardais somme toute une figure très universitaire et pour tout dire correcte.

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