Une idée

Jérémie Kiefer

Paris, c’est une idée.

Je n’y ai jamais mis les pieds et pourtant ce n’est qu’à quelques centaines de mètres de chez moi.

Encore faut-il traverser quelques rues ; en éprouver le besoin.

Je m’appelle Halim.

J’ai quarante-quatre ans et je vis en Seine-St-Denis. Je connais aussi bien que possible la France ; j’ai visité pas mal de ses villes, pas mal de ses régions, mais jamais sa capitale.

Je n’ai jamais travaillé ; je peins sur tous les supports qui s’offrent à moi. Je suis heureux. Je perçois un R.S.A. Je suis marié et père de deux enfants. Je suis d’origine algérienne et musulman pratiquant. Je ne suis ni un bandit, ni un ex-bandit. Pas plus’un profiteur. Je ne fume pas. Je ne bois pas d’alcool. Je ne connais rien à internet et ne veux rien en apprendre. J’écoute très peu de musique, à l’exception faite d’un peu de Sitar. Bill "Ravi" Harris and the prophets.

Et j’ai souvent regardé du haut de la colline du parc qui se trouve près de ma demeure, face à l’horizon, cette grande ville et ses bouts de monuments dispersés.

Paris respire derrière son périphérique.

Des proches y vont parfois et me racontent leurs aventures : tous les sentiments et les sens sont en éveil. Mais rien dans leurs voix qui pourrait me donner envie de peindre.

Comment peut-on passer une vie sans franchir la distance qui nous sépare ?

Quand j’étais bien plus jeune, un de mes frères - plus vieux, plus grand - est parti et il n’est jamais revenu. Comme un gouffre, la ville l’a englouti.

Les politiques... Puis les autres parlent souvent de mon quartier. Et c’est ici, dans mon département, que se stigmatise chaque courant d’air. Je sais que si un jour nous réclamions une indépendance, on nous l'offrirait. Paris isolé de sa banlieue maléfique, ce serait-là un chouette tableau.

Mes enfants sont bien trop jeunes pour s’y aventurer et ma compagne ne m’en parle jamais.

Je n’ai pas un grand esprit critique ; je n’ai rien d’intéressant à offrir à la galerie. Un de mes proches, qui donne du front sur la table, me dit souvent : " Halim, tu n’es qu’un sale blédard." Ensuite il ricane ; en me montrant le bien peu de dents qui lui reste. Sa considération à mon encontre est mauvaise car je n’ai pas vu l’Algérie depuis plus de vingt-cinq ans. Aujourd’hui ce n’est rien de moins qu’un vague souvenir et, c’est si loin. Je n’éprouve aucune nostalgie ; mes parents y ont fait construire une maison sur cinquante ans d’économies et n’y vont qu’une fois l’été de retour. Je ne les ai jamais accompagnés ; ils me jurent que leur demeure me reviendra en héritage.

J’ai pour billet de retour d’être désormais le fils unique d’une grande famille.

Nous avons, avec ma femme, offert aux petites un chat qui part en expédition de temps en temps ; il connait peut-être la superbe ? Lui... Si c’est un aventurier! Nous l’avons appelé Mounir, en souvenir de ce grand frère disparu.

Mes filles l’adorent, le matou.

Ce matin, j’ai attendu que l’inspiration me vienne ; j’avais pris soin de remplir ma gourde d’eau municipale et de prendre de quoi dessiner.

Rien. Nada. Queud.

Il y a du vide dans mon envie ; le moment est mal choisi. J’ai comme de l’huile au fond de la gorge et il est inutile d’attendre.

Je décide de faire le poirier.

Inversion.

Marche sur les mains Halim, regarde... Je regarde ; le haut des tours est si loin de mon corps. Et je sais que je ne peux pas m’envoler : la pollution du ciel me stoppera net.

Flac.

Je tape dans un ballon qui vient de me déséquilibrer ; un petit avec son maillot de l’équipe du bled me remercie de ne pas l’avoir gardé, je l’observe s’éloignant rejoindre son groupe de potes. Et je range mes crayons, mon carnet à croquis, ma gourde renversée. Au loin, j'aperçois le nouveau chantier où des gars vont se faire un "barbeuk-bitume" - plonger un agneau soigneusement recouvert d'aluminium dans le goudron chaud et le cuire en trente minutes - pour ce midi.

Je me souviens qu’enfant lors d’une finale de foot, après avoir perdu le match, nous avions volé la coupe. Hamed, l’un de mes cousins, l’avait ensuite fracassée là même où ces types, originaires d’un quelconque pays de l’Est, vont déjeuner d’une bonne viande grillée. Dans l’après-midi, ils continueront de démolir de vieux immeubles vendus par la ville au bord de la faillite - pour mauvaise gestion - à des promoteurs.

Viendra un jour, je nous le souhaite, l’instinct d’une victoire collective. Le refus du neuf et la réappropriation de l’abîmé.

Bon allez. J – plus loin – Go. Je dois terminer le portrait volontairement vieilli de mon frangin ; j’imagine la tête qu’il pourrait avoir de nos jours... Si il en avait une.

Plusieurs de mes amis m’ont ramené des États-Unis des boîtes de lait en carton : celles où l’on trouve des avis de recherches. J’ai ainsi réalisé avec, dans un local mitoyen à un loft que d'ex-parisiens m’ont gentiment confié, une fresque qui remplit tout un mur.

J’ai collé des centaines de "missing" pour en faire une toile unique et j’ai œuvré délicatement dessus. Rien n’est plus solide, au quotidien, que la tâche que l’on s'efforce d’accomplir... Sans prise dans le courant-distractif.

Dans quelques mois une maladie m’emportera à mon tour. Mais pour demain et les jours suivants, je ne délimiterai pas d’un coup de pinceau le temps qu’il me reste. Et même, si il n’est fait que de gravats et de tags cassés, je franchirai l’obstacle... Sans sacoche, sans mélancolie... Sans limite. Après tout, il nous en a fallu des couleurs, mon frère et moi, pour être si bleus-blancs-rouges.

Si c’est notre seule étape. Paris, c’est une idée.

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