Comment se farcir un critique gastronomique

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Comment se farcir un critique gastronomique


            - Il a laissé son ordinateur allumé ! pesta Martha.

S'approchant de la machine pour l'éteindre, son œil se hasarda à contempler la page laissée ouverte par son mari. Des couleurs bleues et blanches s'entrelaçaient pour mettre en valeur une large écriture : Facebook.

-  "La cuisine dégueulasse de ma femme" ? lut-elle en grosses lettres.

Pour seule illustration, il y avait une photographie :

- Mais... C'est moi ?! constata Martha avec stupeur.

Ce cliché, c'était le gros Henri qui l'avait pris, son époux : un type gargantuesque, adipeux jusque dans son humour, un poids lourd (rien à voir avec la boxe : un poids pour Martha, un lourd pour la balance).

La frêle et débonnaire Martha, petite femme au foyer, dévouée et sans avis, sinon celui de son imposante moitié... Elle jouait un personnage insipide d'esclave, sans le panache de la révolte qui gronde. Elle portait dans son ventre, ainsi que des rejetons putréfiés, les reproches de son répugnant compagnon. Et tout ça grandissait depuis leur rencontre, fermentant durant ces sept années. Henri débusquait dans l'indolente complaisance de son regard vidé par la mélancolie la justification perpétuelle de sa goujaterie.   

- C'est Henri qui a pris la photo... Ce sale fils de... hurla-t-elle, outragée.

Sur cette page Facebook, le gros Henri notait les plats de sa femme selon un barème de "dégueulasserie" et invitait les "fans" à donner leur opinion et à partager leurs expériences sur les recettes immangeables de leurs conjointes (cette page était likée par plus de dix mille personnes).     

Cette avanie pétrifia Martha. Elle n'imaginait pas que son Henri eut pu être une raclure si épaisse. Elle pensait qu'il avait la gentillesse de garder pour le domaine privé les brimades qu'elle subissait chaque jour. Or, voilà qu'il mondialisait sa honte, qu'il distribuait à l'envi son humiliation de femme soumise.

- C'est une blague... murmura-t-elle en ricanant nerveusement. Henri et ses blagues ! Il faut que nous riions ensemble... psalmodia-t-elle, arborant un inquiétant regard.

Elle prit un long moment pour sortir de sa catalepsie, recomposant avec minutie la docilité qu'elle présentait jadis. Elle aussi avait de l'humour. Il lui était bien loisible de renvoyer la politesse, non ?

Cependant, il ne devait s'apercevoir de rien, sinon cela ne serait pas drôle. La surprise est l'ingrédient majeur composant toute bonne farce...

            Elle attendit patiemment le retour d'Henri. Ils dînèrent ensemble ; elle écouta longuement ses plaintes et critiques sur la qualité du repas.

- Oui... Tu as raison mon chéri, rétorquait-elle à chaque "louange" grassement formulée, demeurant souriante et contrite.

Ensuite, elle le laissa même aller surfer, sachant qu'il ajouterait quelques lignes ingrates sur le menu infect de la soirée. Cette attitude, autrefois sans but, dans l'errance d'une vie conjugale pitoyable, dissimulait désormais un désir impérieux de vengeance. Martha, blessée et mortifiée, devenait aussi dangereuse qu'une empoisonneuse (sobriquet que lui attribuait volontiers le gros Henri).

Après le feuilleton, ils allèrent se coucher, s'embrassant sèchement sur la bouche par tradition, avant d'éteindre les lumières.

            Le lendemain, Henri se leva et se dirigea mollement vers la cuisine. Dans un nonchaloir que seuls ceux à qui tout est dû possèdent, il s'installa presque sans remarquer la présence de Martha. Elle avait disposé sur la table un petit-déjeuner dont l'exquisité conciliait à la fois le palais et la pupille. En considérant le banquet offert à sa vue, le gros Henri sentit son estomac bâiller et réclamer le remplissage quotidien. Sans esquisser le moindre geste en direction de sa femme, Henri se saisit d'une tartelette à la fraise et entreprit son ascension jusqu'à sa bouche.

- Mmmmmhhh ! grommela-t-il, incapable d'entrouvrir ses lèvres.

- Qu'y a-t-il mon chéri ? questionna Martha.

Le ventripotent pointa son râtelier, affichant une réaction hybride, entre peur et incompréhension.

- Ah ! Ça ? Je t'ai fait bouffer de la glue pendant ton sommeil, sale porc ! le renseigna-t-elle, affable.

Nuitamment, Martha écarta les babines du goinfre, dont le groin altruiste exprimait au kilomètre alentour que son propriétaire était dans un profond repos. Elle y instilla la colle badigeonnée à la sauce du plat dévoré la veille, afin qu'il ne subodore pas le stratagème avant de s'être attablé. La plaisanterie de Martha résidait dans l'impossibilité du pourceau à goûter quoi que ce fût.

Les lèvres et la dentition de son compagnon étaient scellées. Elle reprit :

- J'ai vu le journal que tu tiens sur mes "plats dégueulasses"...

Les traits de son visage s'aiguisèrent en une lame tranchante, le menton brillant. Elle marqua une pause, s'approchant de sa victime. Martha prit ses joues dans ses paumes et y planta ses yeux.

- Tu racontes tes saloperies à longueur de journée... Arrête de baver ! Ferme ta gueule, maintenant ! Tu vas rester comme ça pendant quelques jours. Tu me dis souvent que j'ai un gros cul, je te retourne le compliment : un petit régime te fera pas de mal !

Puis, doucement, dans une schizophrénie parfaite, exhibant une voix tendre et complice :

 - On s'amuse bien tous les deux ! Hein ?

Elle rit de bon cœur, engloutissant devant le mutique adversaire trois succulentes meringues.

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