Blague à part, c'est combien?

vic-nekavo

Inspiré d'un fait réel.

Comme souvent le samedi, Charlotte, mère de famille ordinaire, consacre sa journée aux enfants et aux courses. Ce jour de janvier glacial n'échappe pas à la règle. Le déjeuner achevé, elle emmène son fils à un entrainement de rugby. Elle l'y déposera avant de foncer au supermarché, remplir le caddie pour la semaine, avant de retourner chercher le bambin épuisé, transpirant et crotté à 17 heures. Afin d'échapper aux embouteillages de ce premier jour de soldes, elle emprunte une petite route assurant la liaison entre deux villages en bordure d'agglomération, tortillant entre la voie de chemin de fer, un ru et des bois d'accacias. Il fait froid mais heureusement le ciel est d'azur. Alors que son véhicule franchit un pont étroit, Chalotte entend un clac sinistre suivi quasi simultanément d'un arrêt du moteur. Prudente, elle profite de la lancée de la voiture pour la stationner sur une sorte de replat bordant le mince filet d'eau qui s'écoule au fond de la minuscule vallée. Elle a fait un peu de mécanique et se doute de ce qu'elle va trouver en soulevant le capot. Chaîne de distribution cassée. Elle sait que ce genre de souci n'arrive normalement pas sur ce type de mécanique mais que la caisse est d'occasion, qu'elle l'a achetée à un gus tout à fait capable d'avoir changé le moteur sans respecter les règles de l'art de la profession. Constatant les dégâts, elle appelle un dépanneur et son mari, le premier pour remorquer la bagnole, le second pour conduire son fils au terrain de sport. Son mari arrive et emmène le chérubin, promettant de revenir la chercher sans attendre. Charlotte, n'ayant d'autre choix que de prendre son mal en patience, s'assied dans la voiture où traînent magazines et mots croisés, guettant le dépanneur. Les heures tournent. Trois heures puis quatre puis cinq. Le soleil commence à décliner et elle à paniquer, d'autant que malgré sa parka et ses bottes fourrées, la température commence à sérieusement baisser dans l'habitacle, que tant son mari que le remorqueur sont devenus injoignables. Alors qu'elle se met à pester, le garagiste, une sorte de grizzli de près de deux mètres de haut au poil touffu, arrive enfin. Elle ravale le "c'est pas trop tôt" qui lui monte aux lèvres, trop heureuse que cette situation pénible s'achève. L'ours habile charge la voiture en quelques minutes entre deux "ma p'tite dame, c'est pas de bol...une chaîne de distrib. qui claque". Charlotte se tait, signe le papelard de prise en charge, récupère les sacs du supermarché, ceux qui sont consignés et dont elle va néanmoins avoir besoin. Panne de voiture ou non et quitte à faire la fermeture du supermarché, elle sait qu'elle n'échappera pas à cette corvée. La voilà donc au fond du vallon sur le replat de terre, seule, attendant son époux. Il n'y a rien pour s'assoir, ni un banc ni une souche d'arbre, rien d'autre que cette esplanade de fortune et un accacia ayant pris racine au bord du bief. Elle commence à faire les cents pas pour se réchauffer avant de s'adosser au tronc de l'arbre, tentant à nouveau de joindre son époux, tout à tour vitupérant puis s'inquiétant, soliloquant sous la frondaison dégarnie du feuillu: "Mais qu'est-ce qu'il fait? L'entraînement est fini depuis longtemps...il devrait déjà être là...je ne vais quand même pas passer la nuit ici...il va m'entendre!" Elle en est là de ses réflexions, adossée au tronc rugueux, ses sacs plastiques à la main, quand une voiture s'arrête sur le terre plein. Un homme baisse sa fenêtre: "C'est combien ma poulette?" "C'est combien quoi?" hurle Charlotte avant de comprendre, de rugir un virulent "Mais ça va pas la tête! Dégage!" et de se dire "Moi, plantée là avec ma vieille parka et mes sacs consignés à la main, me proposer une botte tarifée, c'est une mauvaise blague ou bien?"

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