Compte à rebours
Julia Nast
Je perds le contrôle de mes émotions et de mon corps, celui qui est de trop, ou bien c'est l'autre. Les tremblements, les spasmes, je n'arrive même plus à écrire. Je dors la journée parfois la nuit, parfois pas du tout, parfois tout un cadran. Je n'avais pas eu besoin de la médecine jusqu'à présent, mon stoïcisme et l'état d'insouciance des derniers jours à vivre rivalisaient avec les traitements les plus euphorisants. J'étais indestructible.
Soudain mon cerveau et mon corps s'accordèrent à rompre cet asile. Sans prévenir. Depuis tout ce temps, il y avait un compte à rebours, passé sous silence, soigneusement ignoré. C'est pourtant moi qui l'ait déclenché. En consommation excessive d'une fin de vie, mon insouciance m'a détourné de mon calendrier mais mon corps n'a pas oublié. L'horloge interne, dit-on, est d'une ponctualité désarmante.
Minuit passé à Barcelone, le décompte prend fin. J'ai mis du temps à comprendre ce qui me fracassait à ce point. J'ai compris en rentrant chez moi, la date sur mon téléphone, indiquait avec une clarté indécente le 10 décembre. Le 10 décembre, alors que nous étions le 10 février. J'avais encore la certitude de ne pas être folle, pourtant mon téléphone indiquait bel et bien le 10 décembre, quand bien même nos téléphones, ces ersatz de nous-même, n'ont pas la marge de l'erreur. Mais cette erreur de calendrier ne m'épargne pas. Elle me frappe à coup de réalité comme on exploserait une bouteille de verre sur mon occiput. Je ne dois pas faillir à ma promesse, rappel à l'ordre, il est l'heure. Ca faisait deux mois mais ces deux mois n'ont jamais existé, retour à la case départ, à cette nuit où je me suis endormie après avoir lu un «je sais » suivi d'un «pardon».Je me sens aliénée, incapable de reprendre le contrôle, d'organiser mes pensées, c'est le chaos. C'était le calme avant, je suis la tempête, après ça, ce sera un tout autre calme. Ces deux mois ne m'avaient pas permis d'être seule, pas une seule heure. Mais ce jour là, ce jour bien précis, et les 3 jours qui allaient suivre, je le serais. Le hasard en prend un coup, son concept tombe en lambeau. Tout est fait pour que je ne m'échappe pas, pour que je ne faillisse pas, pour que je tombe et que je tombe bien, avec un impact mortel, pas l'une de ces chutes sans fin. Les heures passent sans se faire sentir. Toutes passent, la dernière tue. Mon téléphone m'indique maintenant que nous sommes le 11 décembre, je le revis comme on revoie un film dont on connait la fin, sans pouvoir modifier le script ou couper la scène. Je tourne en rond, je ne fais rien, pour la première fois de ma vie, je suis incapable de faire quoique ce soit et de penser à quoique ce soit, rien, le néant de l'âme. Cette solitude m'effraie. Même la médecine abandonne ses effets, elle complote avec mon moi, celui qui s'émancipe et me tue. J'ai cette impression terrifiante que mon système est défaillant. Défaillant, comme une horloge folle.
Je m'arme d'un air hiératique pour sortir dehors. Il me reste quelques euros sur moi, ma dernière réserve. Je me rends dans cinq pharmacies différentes, j'achète dans chacune d'elles une boite de cette promesse. J'en avais déjà acheté plus tôt, méticuleusement entreposées dans ma salle de bain. J'ai dépensé mes dernières pièces et d'après un calcul bien établi à l'avance, mon stock n'est pas suffisant, la lacune est de cinq boites encore. Je sens le vitriol me dévorer de l'intérieur, la nausée me saisir et mon coeur s'emballer ... Je dois encore attendre.
Je dors longtemps. Vous êtes maintenant le 12 février, je suis le 12 décembre. Je revis l'église, je revis la précipitation vers la gare, je revis l'appel sur le quai, je le revis mille fois, et encore. Je revis tous les moments qui s'en suivent.
Aujourd'hui, j'ai rendez-vous chez le psychiatre, celui qui a été missionné pour panser le traumatisme. Je lui place une bombe entre les mains, c'est son métier, démineur, il en reçoit tous les jours. Je ne le ménage pas. Je lui dis l'irrévocable. Il ne semble pas y croire et je ne lui demande pas d'y croire. Ca n'avait pas son importance. Un sauvetage me serait d'autant plus fatal. Je nous sauve précisément. Il me donne rendez-vous pour le lundi suivant, il insiste, - "On se revoit la semaine prochaine, d'accord? Oui ?" - "Oui, bien sûr". Le regard est long.
Ce devait être aujourd'hui. Mais la logistique me fait défaut, l'Absurde se moque de moi, pathétique. Ca me rend folle, plus les heures passent, plus les jours passent, plus elle s'éloigne, puis je m'éloigne. Je suis au purgatoire. Et il prend des airs d'éternel. Des airs de Tartare. C'est mon rocher vicieux, mon ascension de Sisyphe. Je m'en cogne la tête contre le mur. Je ne peux plus rester seule.
Un garçon dont je me suis prise d'une affection très largement trompée par mon état va venir me voir. Cette affection me dérange, je me méfie maintenant de tout ce qui pourrait être un facteur de dérive, de faiblesse. Mais à cet instant, j'en ai besoin et il m'est impossible de les éloigner de moi pour les préserver. Ce qu'il reste de bienveillance et d'altruisme alors n'est plus qu'un écho lointain. Je ne comprends pas tout à fait ce besoin aux allures de contradiction. Je n'arrive plus à réfléchir, la raison rejoint le hasard dans la caste des déchus.
La journée du 12 défile. Elle glisse entre mes doigts impuissants. La culpabilité me sert le gosier. Je suis complètement perdue. Mes idées et mes pensées s'entrechoquent dans mon cerveau, un système défaillant vous dis-je! J'ai eu tord de penser que je pouvais faire taire l'âtre de mon être, faire un sans faute d'une main de fer, que je pouvais me placer là, au dessus de la nature de l'humain, celui que je méprise tant.
Le 12 passe au 13 dans les bras d'un autre. Je m'endors. Je me réveille au milieu de l'après-midi, des nuages noirs ont pris d'assaut mon coeur et ma gorge, dans la panique l'air tente de se frayer un chemin. J'ai l'impression que ces trois jours ont duré mille ans et je n'en vois pas la fin. Toute ma violence contenue, proprement canalisée, désormais me dévore et transperce à travers mes pores. J'en tremble. Je suis un destructeur, ma haine pourrait faire sauter le monde. Je déteste, je déteste sans cible. Je ne déteste personne, je ne déteste rien, je déteste tout. Je déteste tout court. Je souhaite le mal, sans cible.Le doute s'immisce en moi quand je pense au lendemain du déluge qui vous rend la vie neuve et fait place à mille chemins qui s'ouvrent à travers les décombres. Je me déteste de douter. Je déteste envisager ce tout nouveau monde de possibilités parce qu'il vient de revêtir un masque séduisant et parce qu'à ce moment précis, je suis plus faible que je ne l'ai jamais été. J'ai peur de céder à la tentation des milles chemins qui viennent de se dessiner sous mes pieds. Mais je sais que ces chemins ne sont qu'illusions. Des illusions, l'épreuve de la tromperie perverse, la sirène. Non, la vérité est ailleurs.
J'ai la tête qui tourne, je tremble encore, mon état ressemble à une mauvaise ivresse, à du manque en convulsions. L'insupportable. Je perds la tête où peut-être n'est-ce encore que la peur qui précède une folie sans retour, la déconnexion avec le réel. Cette violence me submerge avec une brutalité épouvantable. Je rêve de cataclysme, de bombes, de couteaux, de mitrailleuses, de bruit assourdissant, de séisme, de démolition, d'anéantissement déchirant. Mon téléphone sonne, mon père, en attendant sa voix, la mienne se calme, mais je tremble et ma voix serrée s'en ressent. Je lui dis que ça ne va pas, mais je ne veux pas qu'il s'inquiète à hauteur de ce qu'il devrait s'inquiéter. Il me parle de la «folie» de son acte et du mal qu'elle m'a fait. Soudain, je m'emporte, je le renvoie à la perfidie qui se blottie sous son propre toit. Il devrait s'inquiéter de la démente qui partage son air et me fait porter le poids d'une souffrance fantasmée. Je ne suis plus cette personne sous contrôle, raisonnée à déraison, dans l'absolution. Là c'est de la haine et de la pitié que je ressens. J'ai envie de lui crier, de lui ouvrir les yeux avec mes doigts aux bords déchiquetés par la vérité. Mais à quoi bon lever le masque du monstre qu'il serre dans ses bras. Je m'arrête à temps avec la croyance de le protéger, une dernière fois. Je ne veux pas semer le chaos plus loin que ma tête.
La nuit se fait blanche pour ne plus voir un jour supplémentaire se défiler. J'attends le regard hagard que la ville s'éveille. Je vais finalement pouvoir acheter les dernières boites salvatrices. La ville ne compte pas suffisamment de pharmacies, le temps presse, je prends le risque d'éveiller les soupçons.
De retour chez moi, j'étale devant moi toute mon épargne pharmaceutique à laquelle j'ajoute mon récent gain, comme un trophée. J'y suis. Un calme inhumain s'empare de moi. Je détache minutieusement chaque pilule de sa plaquette, un peu plus de deux centaines. J'en remplis un flacon que je pose près du lit.
Je range mon appartement et afin d'oublier l'hostilité qu'il m'a si souvent inspiré, je l'aménage sous son plus beau jour au détail près, tout doit être parfait et conciliant. Mes gestes sont lents, délicats. Ma respiration si débonnaire qu'elle s'en fait oublier pour la première fois depuis longtemps. L'extérieur à l'air de se taire et le soleil à la décence de m'envelopper d'une douce lumière sans se montrer. Je prends un premier médicament, celui-là c'est mon assurance mort, il assure mes arrières. J'écris une dernière fois, pour raconter une histoire pas très drôle que vous êtes en train de lire et m'en vais rejoindre mon lit qui se tient, accueillant, près du flacon, le St Graal. Je m'allonge un instant pour ressentir cette plénitude qui semble avoir chassé le vitriol de mes veines et le bruit de ma tête. Je ne saurais dire combien de temps a duré cet instant ni ce qui l'a interrompu pour que je me saisisse du grand verre d'eau et avalele fastidieux contenu du flacon. Je me recouche les yeux baignés dans cette lumière diffuse d'une fin de journée sans tumulte...
Une tempête d'angoisse me prend par le coeur et par le corps, la bas instinct de survie ? Le regret illusoire ? Le remord tardif ? La conscience sadique, la félonie ! La garce !
Soudain je me réveille à droite du verre et du flacon, pleins tous les deux, mais la tête vide et le corps scaphandre. Elle a finalement lieu cette déconnexion avec le réel.
Ce texte nous prend par la main -Non! Par les cheveux!- et nous entraîne, nous traîne sur des chemin tortueux jusqu'à la dernière ligne. C'est troublant, et c'est réussi!
· Il y a plus de 10 ans ·Frédéric Clément
le flacon au gouffre à mer
· Il y a presque 11 ans ·pour le scaphandrier
des profondeurs amères
aux pieds et mains liés ?
halpage